Voir Proust

Encore un héros de la littérature retrouvé sur pellicule! Après Rimbaud ou Baudelaire, c’est au tour de Marcel Proust de venir hanter l’archive visuelle, selon la presse et les proustiens enthousiastes, convaincus par la démonstration de Jean-Pierre Sirois-Trahan, publiée dans la Revue d’études proustiennes1. D’après le chercheur québécois, on aperçoit l’écrivain sur un film privé conservé aux archives du Centre national de la cinématographie, tourné à l’occasion du mariage d’Armand de Guiche et d’Elaine Greffulhe, célébré à l’église de la Madeleine le 14 novembre 1904 (voir à la 37e seconde).

Comme dans l’affaire Rimbaud, récemment close par un numéro hors-série du Monde du 25 janvier 2017, qui qualifie de «supercherie» les identifications du poète, un air de famille et le désir de voir constituent les principaux aliments du fantasme. Car si nous savons que Proust a bien fait partie des invités du mariage, il existe de sérieux obstacles à l’assimilation de l’homme au chapeau melon du film à l’auteur de La Recherche du temps perdu. Sa présence en début de cortège ne respecte pas l’ordre protocolaire, qui situe Proust à la fin du défilé, la redingote grise jure avec l’habit de rigueur pour une cérémonie mondaine, enfin cet invité, au lieu de suivre sagement ses devanciers, «décide de dépasser par la gauche un couple» marchant en dehors du tapis rouge, »directement sur la pierre des marches».

Comme dans la photo de l’hôtel de l’Univers, ces particularités sont justifiées par «une façon artiste de se démarquer», propre à l’écrivain. Plutôt que de recourir à un principe démonstratif aussi tautologique, il existe une autre manière d’expliquer le comportement étrange du personnage. Un de mes contacts, Aurellyen, note avec perspicacité que ceux qui vont et viennent sur l’escalier à côté des invités sont les photographes, qui montent ou descendent les marches pour se positionner en face des célébrités.

L’homme au chapeau melon ne porte pas d’appareil photo, mais il est immédiatement suivi par un photographe, qui emprunte le même chemin que lui (voir ci-dessus). Ces deux individus pourraient-il former une équipe de reporters, constituée d’un journaliste et d’un preneur d’images? Aurellyen signale un reportage sur le mariage dans La Revue illustrée, qui associe au texte d’un M. Sweet les photographies de Georges Servant, attestant que le principe de ces équipes existe bel et bien en 1904.

La Revue illustrée, 1er décembre 1904 (document Gallica).

Comme dans les autres cas d’identification-surprise de célébrités, on peut observer que l’argumentaire n’est produit qu’«à charge», sans examiner les autres hypothèses, forcément moins séduisantes. Pourtant, l’information précieuse que documente ce film de 1904, c’est en réalité la présence insistante des preneurs d’images, qui participent à la construction de l’événement, témoignant que le puissant processus d’industrialisation du spectacle est déjà une composante incontournable de l’actualité en ce début de vingtième siècle.

  1. Jean-Pierre Sirois-Trahan, « Un spectre passa… Marcel Proust retrouvé« , Revue d’études proustiennes, 2016 – 2, n° 4, p. 19-30. []

21 réflexions au sujet de « Voir Proust »

  1. Mais on peut toujours rêver… ce film a un aspect « littéraire » incontestable et c’est ce qui fait son charme.
    Que ce soit le « vrai » Proust ou un « reporter » n’est pas important : au final, on aura beaucoup écrit sur ces images, comme Proust a beaucoup écrit sur ces personnages…

  2. Mais cela reste toujours un moyen ou une tentative, pour les inventeurs, de se faire un nom en tentant de se greffer à l’universel. Votre mise au point est sage et manquait dans l’hystérie ambiante autour de ce qui semblait être un fait acquis. Apres tout Proust n’aimerait peut-être pas être associé à ces machines à faire des images et  » voleuses d’âme « , dont il se méfiait.

  3. Belle mise au point et merci pour avoir bien voulu relayer mon hypothèse !
    Nous sommes en effet peu à tenter la déconstruction de la vulgate proustolâtre, à effet viral sur la planète, voir pour s’en convaincre dans l’autre seul blogue (à ma connaissance) un tant soit peu critique (pas de l’œuvre !), le fou de Proust, la page sidérante dans laquelle Patrice Louis énumère la liste des reprises de l’annonce de l’Apparition.
    Car, outre les errements méthodologiques de l’administration de la preuve dans les revues scientifiques, nous avons affaire à un culte passionné sous-jacent, comme l’écrit joliment Laurence Grenier, proustienne déclarée et écrivain, dans son blogue Prouspoustous : mais c’est si excitant de croire que c’est Proust: les proustiens étant qualifiés de membres d’une secte ou même d’une religion, il leur faut un credo, le voici: « OUI je crois que l’homme au pardessus gris et chapeau melon sur les marches de la Madeleine (une preuve!) est bien Marcel Proust. » Mais comme cette religion est très tolérante, vous pouvez dire que c’est James Joyce…

  4. S’agissant de la révélation de ce document, on ne saurait sans abus de langage parler de supercherie, qui supposerait la volonté de tromper, notamment en fabriquant un document donc falsifié. Si l’on se donne la peine de lire l’analyse de Jean-Pierre Sirois-Trahan accessible en même temps que la séquence filmée sur le site des Classiques Garnier, on ne saurait douter de sa bonne foi. Le chercheur n’a déformé ni le film ni sa présentation au public. Grâce à son travail, tout le monde peut commenter à sa guise un document fortement lié à la vie de Proust, qu’aucun des commentateurs d’aujourd’hui ne connaissait la semaine dernière.
    Par ailleurs pour qu’il y ait démenti, il faudrait arriver à la certitude que ce n’est pas Proust. Cette attestation sera difficile à établir.
    Une identification de personnage filmée a été proposée. Loin de lever un pot-aux-roses, d’autres proposent une autre identification, qu’ils estiment meilleure. C’est tout.
    Luc Fraisse
    Directeur de la Revue d’études proustiennes

  5. On ne peut pas vraiment comparer l’image qui avait été donnée de Rimbaud et ce film proposant de voir Proust. Le « Coin de table à Aden » donnait une nouvelle pièce iconographique, inconnue et assez dépréciative. Cette image de Proust ne change rien à l’iconographie proustienne. Par ailleurs, la publication du film me semble totalement désintéressée et proposée par des gens compétents qui ont donné des arguments sérieux. Pour ma part, bon public, j’étais très content de voir ce film. Néanmoins, André Gunthert a raison de poser des questions. Cette image de Proust n’a aucune raison de créer une polémique, mais elle peut susciter un débat passionnant.

    Jacques Bienvenu

  6. Je ne partage pas l’argument souvent invoqué, qui justifie une sorte d’amorce populaire accrocheuse (vous allez voir Proust) par l’intérêt littéraire et historique d’une publicité nouvelle donnée au film de mariage aristocratique à la Madeleine, parfois aussi par l’intérêt d’un rebond de la lecture de Proust.
    J’ai moi aussi aimé voir comment cette société se mettait en scène, aimé reconstituer une image mentale sur les personnages de la Recherche du temps perdu, et j’en sais gré à ceux qui m’ont donné ce plaisir. J’ai cependant été choqué par l’autre aspect, la légèreté de l’administration de la preuve du scoop, et le corps de la page d’Images sociales en décortique professionnellement les ressorts.
    Je me suis focalisé sur le deuxième homme à chapeau melon, photographe qui suit le moustachu, pour montrer que l’on peut bâtir une autre hypothèse, celle du journaliste. On peut aussi faire l’hypothèse que le moustachu était le chevalier servant des quatre bourgeoises (?) descendant juste devant lui les marches en dehors du tapis, ou l’hypothèse d’un quidam quelconque, et même l’hypothèse de Proust malgré les éléments à ce stade contraires et nécessitant des hypothèses complémentaires.
    A l’heure actuelle toutes les hypothèses se valent plus ou moins (certaines plus d’autre moins) et aucune n’est prouvée, ce qui ne nuit en rien à l’intérêt du film. Il me semble qu’il aurait été aisé de présenter ainsi l’état de l’art dans la Revue d’études proustiennes, et plutôt que d’asséner une forme de clôture du débat « Un spectre passa… Proust retrouvé », « Ce texte montre ce spectre n’est autre que Proust… », engager un appel à la recherche de sources complémentaires : c’est peut-être Proust, ou un autre, regardez et participez, la recherche est ouverte et n’est pas achevée (en termes plus universitaires pour la Revue). Je préfère que l’Université forge l’éducation au « doute raisonné » comme l’écrit Patrice Louis dans son blogue Fou de Proust, à l’esprit critique, plutôt que d’impulser un moutonisme médiatique.
    La vision de ce film fera peut-être augmenter les ventes de Proust, ce qui peut constituer un beau sujet d’étude de marketing de l’édition, mais est normalement un peu éloigné de la rigueur méthodologique inhérente à la recherche historique ou littéraire.
    La justification de l’Apparition de Proust par son utilité sociale est un avatar des images pieuses utiles à l’édification religieuse du bon peuple, et constitutives du credo proustolâtre comme je l’ai déjà relaté ici. Adapté au contexte viral des médias à l’heure d’internet, cela a été récemment théorisé outre-Atlantique : Proust descendant la Madeleine, nouveau « fait alternatif » ?

  7. Très judicieuse hypothèse !
    Resterait, pour réconcilier ceux qui veulent y croire et ceux qui ne croient que leurs yeux, à imaginer que ce M. Sweet en costume de reporter de « La Revue illustrée » ne fait qu’un avec le cher Marcel – lequel, n’est-ce pas, avait jadis signé plusieurs articles dans « Le Mensuel » sous le nom de plume d’Etoile filante…

  8. Le débat se poursuit sur le blog de Patrice Louis, qui reproduit une série de portraits de Proust réunie par Marcelita Swann. Celle-ci montre le visage de l’écrivain, non à 20 ans, comme dans ses photos les plus célèbres, mais à son âge de 1904, soit 33 ans. Surprise! La moustache de Marcel est nettement plus fournie…
    http://lefoudeproust.fr/2017/02/la-preuve-par-le-portrait/

  9. Pour les photos de 1904 il y en a deux de Proust sur le Yacht « Hélène » qui sont dans l’Album Proust. Celle qui est montrée sur le blog de Patrice Louis et une autre sur ce même yacht où l’on voit Proust de face avec une grosse moustache. Cette photo est datée d’août 1904 précisément.

    Jacques Bienvenu

  10. La scénographie du mariage de 1904 est à reconstruire
     
    1) Les aristocrates ne se pavanent pas par l’arrière
     
    Dans  son article « Un spectre passa… Marcel Proust retrouvé » https://www.classiques-garnier.com/editions-bulletins/MarcelProust.pdf, Jean-Pierre Sirois-Trahan s’appuie sur une source journalistique pour situer la scène de la descente des marches par le cortège. Le  » Gaulois » du 15 novembre écrivant http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k532691m/f2.item.zoom  « En raison du nombre considérable des invités, une tente improvisée avait été dressée derrière l’église, face à la rue Tronchet. C’est là qu’ont été données les signatures et qu’a eu lieu le traditionnel et interminable défilé qui, malgré cette utile précaution, n’a pas duré moins d’une heure. », l’article « Un spectre… » place alors le cortège nuptial sortant de l’église, et sa prise de vue, à l’arrière de l’église. Ceci semble peu emprunt de la dignité donnée à l’événement par cette aristocratie, décrite par ailleurs dans l’article. Or un examen attentif du film ainsi que des photographies de l’événement par Le Petit Parisien Supplément littéraire illustré du 27 novembre 1904 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k910258f/f4.item ou de la Revue illustrée du 1er décembre http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6251418f/f28.item.zoom montre que les participants au cortège avaient le soleil de face, et que leurs ombres les suivaient sur les marches.
    Je vous recommande alors le site de calcul de la position du soleil http://www.solartopo.com/orbite-solaire.htm . Vous y entrez simplement dans l’adresse le nom de l’église de la Madeleine Paris, la date du 14 novembre 1904. Pour l’heure, prendre celle de la sortie du cortège d’après L’écho de Paris http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8041815/f2.item.zoom , soit vers 14h15 heure légale de l’époque en rajoutant une heure pour tenir compte du décalage de notre heure légale actuelle, soit vers 15h 15. En zoomant sur la carte, on voit que le soleil de début d’après-midi éclaire bien la façade principale de l’église, et non pas son arrière.
     
    2) Défilé des invités n’est pas cortège nuptial
     
    Dès lors, en confusion d’action après celle de lieu, « Un spectre passa… » mêle le défilé des invités avec le cortège nuptial de sortie  » Le défilé nuptial, selon Le Gaulois, dura plus  d’une heure ; la bande cinématographiée ne restitue que le début du cortège. Nous sommes chanceux car Proust, qui devait, si on se fie à  l’ordre de préséance, se retrouver tout à la fin, se faufile sans attendre son tour. »
    En fait, les participants au cortège d’entrée à l’église sont désignés dans beaucoup de journaux de l’époque, sans « etc. » donc en une liste exclusive (lire l’article de Guillaume Pinson Le Carnet mondain vers 1890 : un aspect de la sociabilité médiatique). Ils ne comprennent que des membres de l’aristocratie rapprochée des familles unies, sans Marcel Proust. Le cortège revête toute la symbolique cérémonielle. La cortège de sortie est le même que celui d’entrée, la différence symbolique jouant sur le couple uni, « le cortège se reformait alors pour sortir de l’église » selon L’écho de Paris déjà cité.
    Les participants au défilé des invités sont évidemment autres, on en trouve une liste explicitement incomplète dans La Presse du 15 novembre http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k551153n/f3.item.r=mariage.zoom . On sait par ailleurs que Proust a participé aux congratulations (avec rire cristallin de la comtesse), donc au « défilé des invités ». La fonction du défilé des invités est la congratulation des nouveaux époux par leurs amis ou apparentés, qui se fait juste après soit « au moment » de la signature du registre des mariages, « dans la sacristie » selon plusieurs journaux de l’époque. Le bedeau actuel de la Madeleine m’a indiqué la sacristie, sous l’autel donc à l’arrière de l’église, avec escalier y menant, confirmant que selon les époques, située à gauche ou à droite de l’autel, les époux vont y signer le registre.
     
    3) Le Marcel avait-il un alibi ?
     
    Deux journaux à ma connaissance situent pour des raisons logistiques le défilé des invités sous une tente à l’arrière de l’église, le Gaulois ainsi que la Revue illustrée déjà cités. Les autres journaux parlent simplement de sacristie. Il est possible qu’il n’y ait pas de contradiction, la tente à l’arrière faisant fonction, voire étant reliée par passage… Il nous reste encore à découvrir en interrogeant d’autres journaux ou nos amis ecclésiastiques par exemple. Mais si on s’essaye à une cohérence avec les énoncés de l’article « Un spectre passa… », on peut situer Proust dans la tente, au niveau de la rue, pendant que le cortège se reforme dans l’église pour sortir dignement devant le peuple, à plus de cent mètres de là. Pour voir le cortège les invités n’auraient pas eu besoin de remonter dans l’église.
    Ainsi, Marcel Proust, dont par ailleurs il a été montré combien en ce temps là il ne ressemblait pas au jeune « spectre » (voir http://lefoudeproust.fr/2017/02/la-preuve-par-le-portrait/ ), pourrait selon cette hypothèse inspirée par la lecture même de l’article « Un spectre passa… », n’avoir pas descendu du tout les marches. Il avait filé par la sacristie.

  11. Pour une bonne narration littéraire d’un grand mariage à la Madeleine, (re)lire les dernières pages de Bel-Ami, de Maupassant.

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