La campagne en gros plan

Encore Libé! Encore des portraits! Encore des Unes! Encore du traitement éditorial! — Eh oui! Est-ce ma faute s’il n’y a plus qu’une rédaction qui s’amuse avec les photos? Et si j’aime la photographie, j’aime aussi le journalisme visuel, celui qui fait parler les images, à travers les codes subtils du portrait – un genre en pleine expansion, sans que quiconque s’en préoccupe.

Oui, une Une n’est pas une photographie, c’est une affiche, une composition complexe où le texte s’impose et modifie la perception de l’image. Qui a dit qu’une photographie pure était le seul véhicule légitime de l’information? — Ceux qui croient à l’indicialité de l’empreinte, à l’archer zen et à l’instant décisif, au photographe messager d’une vérité volée, transmise sans intermédiaire, comme si le spectateur avait vu de ses yeux l’événement.

Ce qui fait beaucoup d’accommodements avec un réel un peu plus compliqué, où le photographe n’est jamais là quand il faut (sauf pour les compétitions sportives), où c’est toujours un éditeur qui choisit l’image après coup, et oriente sa lecture par des titres et des légendes, et surtout, où c’est un regard et une opinion qui créent l’information pour un public, construisent un événement par sa médiation – bref, font du journalisme.

La Une: une affiche, une mise en hiérarchie de l’information, par le jeu de l’échelle et du format, de la sélection qui montre et fait monstre, par la mise en récit de la titraille, qui doit résumer l’info mieux qu’un haïku, poésie du quotidien, rhétorique en diable, rien de neutre ni d’objectif là-dedans, quelle blague! – mais beaucoup d’art et de science, de la narration et de l’actualité, et de la sensibilité du public, à qui l’on s’adresse pour qu’il comprenne et pour qu’il achète (oui, c’est un peu sale aussi, le journalisme, et c’est le prix de l’indépendance).

Libération, journal situé (au centre-gauche, là où la tempête politique bat aujourd’hui son plein), donne son avis sur deux candidats à la présidentielle. Et déjà les rapproche, par le jeu du format, d’un très gros plan qui sort des sentiers battus, et les réunit par cet excès de proximité. On ne sait pas si Marine rejoindra ce duo, si Hamon ou Mélenchon auront droit à leur tour à la tête d’affiche – mais au fond c’est déjà assez parlant. Tous les sondages nous le répètent: Le Pen, au plus haut au premier tour, ne réunit pas suffisamment de suffrages pour passer le second, et c’est fort de cette certitude que l’électorat s’est persuadé que cette élection n’a plus qu’un tour décisif: le premier, qui décidera quel candidat sera confronté au Front national et devrait, selon toute vraisemblance, l’emporter.

Donc Fillon et Macron, les futurs challengers probables, pour l’instant, résument les enjeux. Deux nouveaux venus dans l’arène présidentielle, qui ont remplacé les concurrents attendus – Sarkozy et Hollande –, l’un par le choix de la primaire, l’autre par le jeu de l’aventure personnelle, qui a scié la branche de la candidature de l’hôte de l’Elysée. On le sait, rien ne s’est passé jusque-là comme prévu, et l’on retient déjà son souffle pour la suite, en redoutant quelque nouvelle surprise.

Donc le gros plan. Le très gros plan. Qu’il faut voir en situation, le journal en main, dans sa version papier un peu décolorée, bruissante et pleine de plis. A ce format, c’est clair: c’est beaucoup trop près. Comme les visages des cow-boys de Il était une fois dans l’Ouest. On voit rides et poils, luisance et sueur, les visages nous assaillent et nous envahissent, encore heureux qu’un peu de texte vienne barrer cet excès d’humanité, et remettre du journalisme, du traitement, c’est à dire un peu de distance, entre nous et cette présence trop pressante.

Le beau livre de Laurent Baridon et Martial Guédron sur la caricature1 s’arrête traditionnellement aux frontières de l’univers du dessin. Si l’on me proposait de monter une exposition en Arles (je dis ça, je dis rien), je montrerais que la photographie d’information mérite désormais sa place aux côtés de Daumier et de Gill dans l’art de la satire visuelle.

La caricature est d’abord un art du portrait – du portrait-charge, c’est-à-dire de l’exagération des manifestations expressives, à travers divers moyens, dont le grossissement de la tête compte parmi les plus efficaces. Faire du visage un théâtre de l’émotion pour croquer l’actualité est une des voies par lesquelles le graphisme a familiarisé la société avec les ressources de la communication non verbale.

Fidèle au principe hyperbolique de la caricature, le très gros plan photographique suscite une sorte de malaise, dû à une transgression des conventions du portrait, qui invite à représenter les individus d’une manière compatible avec les codes de l’interaction sociale. De même que je parle à mon boulanger à une distance qui permet à la fois une communication distincte, sans pour autant transgresser le périmètre de sa sphère personnelle, les usages du portrait s’inscrivent dans une pragmatique intuitive qui émule les conventions de la proxémie. Une bouille qui semble se rapprocher du spectateur, comme si le personnage représenté pénétrait notre espace intime, engendre une impression d’agression, semblable à celle produite par un inconnu qui se rapprocherait trop près de nous.

Pour Fillon, pas d’ambiguïté. L’intitulé du «forcené de la Sarthe», en lettrage noir sur rouge tatoué sur le front, achève de transformer un portrait aux yeux troubles et aux reflets verdâtres (par Albert Facelly) en acte d’accusation façon Détective. Comme souvent, la cruauté de la satire est légitimée par la condamnation morale du comportement du candidat. Et disons-le nettement: là où la plupart des médias ont fait mine de regarder ailleurs, continuant à traiter en présidentiable un coquin indigne de tout suffrage, Libé a fait son boulot en le peignant en énergumène.

Macron, c’est plus compliqué. On sait que, comme le parti socialiste, traversé de fractures, la rédaction du quotidien est partagée à propos de l’ex-ministre. Le journaliste Jean Quatremer a ainsi twitté son soutien à En Marche. Mais l’éditorial de Laurent Joffrin du 16 mars, qui décrit le candidat en «zèbre», énonce que «le centrisme social-libéral n’a jamais débouché politiquement en France comme une force autonome majoritaire». Macron n’apparaît donc pas comme un horizon désirable, tout juste comme le «casse-tête des électeurs de gauche».

D’où un traitement graphique plus nuancé, qui préserve le sourire, les yeux rieurs et le teint rose du bogoss du Touquet-Paris-Plage (photo de Stéphane Lagoutte). Pourtant, l’exagération du format laisse peu de doute sur l’option satirique, renforcée par le texte qui barre le milieu du visage, à la manière d’une légende Snapchat, ou par le logo du journal plaqué sur le front, déstructurant la physionomie comme les collages de Barbara Kruger. Plus encore que le portrait de Fillon, le regard frontal de Macron installe un vis-à-vis embarrassant, voire pour certains «terrifiant».

Peu avant le début de la campagne officielle, ce qui peut inquiéter est l’équivalence entre les principaux candidats, que suggère le rapprochement hyperbolique. Ces deux caricatures dévoilent le tour sinistre pris par la présidentielle 2017, où une majorité d’électeurs ne trouvent pas leur compte dans la brochette des compétiteurs, et regardent avec défiance ce combat de prétendants improbables, théâtre d’ombres du politique.

Lire aussi sur ce blog:

  1. Laurent Baridon, Martial Guédron, L’Art et l’Histoire de la caricature, Paris, Citadelles & Mazenod, 2015. []

14 réflexions au sujet de « La campagne en gros plan »

  1. Ce qui est étonnant, c’est « l’oubli » par Libé mentionnant (martelant) « de Gauche » qu’ils collent à Macron. Le truc de ce dernier n’est-il pas d’être hors partis et de ne plus se préoccuper des « …couleurs… » ? Fillon se veut conservateur, l’autre se veut progressiste. (MLP observe leur fatigue le temps du jeu.) Qu’est-ce qui cloche chez ces deux contraires ?

  2. Une des leçons fondamentales de cette campagne, c’est que plus personne – et surtout ses représentants – ne sait plus trop où commence ni où finit la gauche. Ce qui n’est ni un problème de personnes, ni un problème de médias, mais bien un problème politique, dont les causes sont connues: l’absence de renouvellement d’un logiciel dépassé par l’explosion de la mondialisation, qui a conduit les gouvernements issus de cette famille à se rapprocher de plus en plus de la vision dominante (donc néolibérale). Les programmes de Mélenchon – qui propose un bouleversement institutionnel, la 6e République, soit par définition un contenant ouvert à tous les possibles – ou de Hamon – qui cherche les facteurs de renouvellement du côté de l’écologie – confirment chacun à leur manière l’épuisement d’une idéologie vide de contenus. Ajoutons que la situation n’est guère plus brillante à droite. L’habileté de Macron, dont l’analyse est proche de celle de Marine Le Pen, a été de proposer une réponse cohérente avec un paysage politique en décomposition. Il n’est pas surprenant que l’électorat y soit sensible.

  3. Il y a une peinture de Luc Tuymans, d’une série tirée d’un livre médical «des diagnostische Blick», à laquelle la Une de Macron me fait immanquablement penser.

  4. Merci André pour cette publication, c’est toujours une joie du petit déjeuner au smartphone que de découvrir entre deux tartines un nouveau post d’image sociale, via Facebook.

    Il y a dans le choix du visuel Macron me semble-t-il une sorte de rappel d’une autre image fort entêtante, très « intericonique », qui serait pour moi la fameuse affiche d’Alfred Leete publiée dans un magazine en 1914 et montrant Lord Kitchener, le doigt et le regard dirigé vers le spectateur-lecteur. C’est le regard de Macron, fixant le lecteur, et l’interpelant directement, selon un procédé énonciatif bien connu et usé jusqu’à la la corde, de la propagande à la presse, qui m’y fait penser. Ainsi l’effet produit par le texte « Gauche : le dilemme du vote utile » et le portrait photographique en gros plan d’un Macron fixant l’objectif désigne, sans qu’il soit besoin d’user du doigt pointé comme dans l’affiche originelle, ces électeurs de gauche que Macron appelle à voter pour lui. Le « Lord Kirtchner wants You  » devient ici « je veux ton vote, toi lecteur de Libé, toi, peuple de gauche ». C’est ce qui distingue en tout cas cette photographie de l’autre visuel utilisé pour Fillon, dont le regard lui est dirigé légèrement à droite, regard fuyant qui se dérobe à l’adresse directe au spectateur.

    Donc, oui, cette composition de une est particulièrement interessante, en ce sens qu’elle est très efficace, dans la façon dont elle rend compte du vrai malaise qui est le nôtre avec ces élections où le dilemme porte sur des personnages et pas sur un débat de fond…

  5. @Jean Deilhes: Merci pour ce rappel des plus pertinents! Kitchener/Leete (et l’Oncle Sam/Flagg) est bien un précédent de la figure hyperbolique ici incarnée par Macron. Un billet en préparation proposera la mise à jour de l’approche déjà esquissée dans l’Atelier des icônes (http://histoirevisuelle.fr/cv/icones/2983), sous l’angle de la catégorie de la deixis, qui transforme l’image en dispositif.

  6. @Dominique Hasselmann: J’avoue! (Je réserve également des droits pour mon boulanger… ;)

  7. S’approcher pour être au plus près. Pour la Primaire de la gauche, Libé avait testé le Photomaton. Intéressant pour ramener les candidats à leur identité « citoyenne ».
    Christopher Anderson, un photographe américain, avait travaillé la campagne présidentielle de 2012 avec ce parti pris du très gros plan. Impressionnant. Le titre du livre Stump, en 2014

  8. Ou… ramener les candidats à leur identité « moyenne », entre faire la gueule ou sourire,  » comme un photomaton « … Reste les mots en titres glauques.
    Finalement,  » LA  » photographie n’aurait plus aucun intérêt. En fait comme La Presse. Comme ce monde sous logiciels, en smartphone.

  9. Je ne sais pas, je ne m’intéresse pas beaucoup aux catégories précédées d’une majuscule, pensées comme autonomes et uniques. Je préfère la minuscule de la diversité, du mélange et du montage – toutes ces articulations de pratiques et de formes qu’ont précisément permis de tester la photographie, le cinéma ou la vidéo, loin de tout diktat moderniste…

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