L’histoire de la photographie devant le tribunal Capa

(Editorial Etudes photographiques n° 35) Facteur tardif de la construction culturelle du patrimoine photographique, la promotion du photojournalisme et l’héroïsation du photographe de guerre alimentent, depuis la fin du XXe siècle, une nouvelle mythologie faite de bruit et de fureur, qui combine la vérité de l’enregistrement, l’importance du fait historique, le danger des situations vécues et la valeur des qualités personnelles. Premier artisan de sa propre légende, Robert Capa est incontestablement le fondateur de cette vision romantique, le père de la rencontre de la photographie et de l’Histoire avec un grand H.

L’intérêt qu’a suscité ce personnage hors du commun auprès des spécialistes a d’abord contribué à renforcer son aura. Pourtant, la réputation déjà éclatante du photographe n’avait pas suffi à éteindre les doutes de plusieurs de ses contemporains à propos de certaines images à succès, comme l’icône du Soldat républicain prétendument fauché en plein combat en 1936. Comme le raconte Vincent Lavoie dans les pages qui suivent, l’histoire institutionnelle a plutôt visé à effacer les soupçons qu’à résoudre l’énigme. Il faut attendre le début des années 2000 et l’essor de la recherche amateur, propulsée par de nouvelles méthodes d’investigation visuelle et par l’accessibilité des ressources en ligne, pour voir ces questions réexaminées. Réunie autour d’un critique américain, A. D. Coleman, une équipe bénévole s’est attachée à vérifier l’étrange légende de la perte des originaux des photographies du débarquement, enquête dont nous publions la première traduction française.

En dépit de leurs limites, ces travaux posent de passionnants problèmes de sociologie de la recherche. Comme le soulignait Abigail Solomon-Godeau1, l’histoire de la photographie présente, comme l’histoire de l’art, une dépendance significative à l’agenda des principales institutions muséales, dont les projets et les moyens structurent un champ des plus sensibles à la contrainte économique. L’historiographie spécialisée sur Capa, qui n’est pas à l’origine de ces questionnements, montre que l’indépendance des historiens amateurs est la condition d’un renouvellement des approches et d’un dépoussiérage des icônes.

Une question plus inquiétante est posée par l’installation d’une incertitude durable: celle décrite par Vincent Lavoie comme la nouvelle épistémè du Soldat républicain – qui, pareil au chat de Schrödinger, n’est plus ni mort ni vivant, mais suspendu entre deux états contradictoires du savoir. Ce que suggère cette incertitude, c’est que le champ historique spécialisé paraît incapable de passer au stade de la controverse, outil habituel de la confrontation des arguments, qui permet dans les sciences de résoudre les questions d’interprétation et d’élaborer un nouveau consensus.

Tel semble bien être également le cas de l’analyse des photographies du D-Day qui, si elle présente encore quelques zones d’ombre, souligne à tout le moins les incohérences du récit maintes fois narré par Capa, celui des Magnificent Eleven, qui décrit le corpus existant comme rescapé d’une destruction accidentelle des négatifs au laboratoire. L’ancien éditeur de Life, John G. Morris, a récemment admis que cette version était probablement imaginaire. Pourtant, là encore, il faut constater la réticence des spécialistes à se pencher sur les interrogations soulevées.

Comme l’exprime le célèbre mot de L’Homme qui tua Liberty Valance («Quand la légende dépasse la réalité, alors on publie la légende»), l’historiographie a longtemps préféré la légende. En publiant une synthèse inédite de travaux éparpillés en ligne, Etudes photographiques prend le parti de ne pas glisser ce dossier sous le tapis. Car il existe désormais suffisamment d’éléments qui suggèrent de corriger le portrait de Capa, non pour nuire à sa renommée, mais pour restituer une image plus fidèle et plus complexe d’un personnage qui demeure un point de repère crucial de la tradition du photojournalisme2.


Sommaire

Capa, corriger la légende

  • Vincent Lavoie, «Falling Soldier, Préambule au procès d’une icône».
  • A. D. Coleman, «Une autre histoire. Les photos du Débarquement de Robert Capa» (traduit de l’anglais par Patrick Peccatte).

La fabrique de l’information visuelle

  • Christian Joschke, «Le marché transnational des images politiques. Le Secours ouvrier international dans le contexte des agences photographiques soviétiques (1924-1933)».
  • Audrey Leblanc, Sébastien Dupuy, «Le fonds Sygma exploité par Corbis. Une autre histoire du photojournalisme».

L’art en contextes

  • Jonathan Maho, «Redécouvrir Robert Mapplethorpe. Attentes et enjeux dans l’étude du fonds archivistique conservé au Getty Research Institute».
  • Jean-Paul Fourmentraux, «Des images performatives et opératoires. Autour de Jean-Luc Moulène, Les Pages images, Excideuil, 2000».

Printemps 2017, 174 p. 22 €. Commander en ligne

  1. Abigail Solomon-Godeau, «Calotypomanie. Guide du gourmet en photographie historique», Etudes photographiques, n° 12, novembre 2002, p. 4-36. []
  2. Vincent Lavoie, L’Affaire Capa. Le procès d’une icône, Paris, Textuel, 2017 (à paraître). []

2 réflexions au sujet de « L’histoire de la photographie devant le tribunal Capa »

  1. Tiens, dans le champs large de la fautographie (ici les photos restent de réelle belle photos), ça me rappelle le faux Proust dans le film de 1904 (qui reste très intéressant) et sa déconstruction.

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