Les premiers albums de Tintin nous font assister à la mise au point progressive d’un personnage et d’un style de récit dont les repères ne sont pas fixés dès l’origine. Un des espaces les plus significatifs de cette mise au point est l’évolution expressive conjointe de la paire formée par le jeune héros avec son compagnon: le fox-terrier Milou.
Milou renouvelle la fonction traditionnelle du faire-valoir comique, vieille figure littéraire (Don Quichotte et Sancho Pança), par l’association interespèces. Dans le contexte du récit populaire enfantin, les personnages d’animaux intelligents ne sont pas rares. En revanche, les univers restent habituellement cloisonnés: soit on évolue dans un monde d’animaux anthropomorphes, comme chez Gédéon (Benjamin Rabier, 1923) ou Mickey (Walt Disney, 1928), soit dans un monde d’humains caricaturaux, comme les Pieds Nickelés (Louis Forton, 1908) ou Popeye (E. C. Segar, 1929).
Un précédent intéressant est proposé en 1902 par Richard F. Outcault, qui associe au jeune garçon Buster Brown un chien, nommé Tiger, compagnon muet de ses mésaventures. Au-delà de la variante du faire-valoir, l’association d’un humain et d’un chien (qui témoigne par ailleurs de l’intégration de l’animal de compagnie au sein de l’univers familial) présente un intérêt particulier sur le plan graphique. Jouant sur la tradition qui autorise une représentation caricaturale de l’animal, alors que le registre de l’expressivité humaine est habituellement plus contrôlé, l’association du maître et de son chien permet de disposer d’une redondance expressive: un écho ou une déclinaison visuelle qui répète en la surjouant l’émotion du personnage principal. Il s’agit donc d’une ressource narrative qui rend plus visibles les déterminants d’une situation.
Ce principe du recours à l’hyperexpressivité, qui structure le récit enfantin et en améliore l’intelligibilité, explique d’ailleurs plus globalement le choix de la figure animale anthropomorphe. Celle-ci offre en effet au narrateur la ressource de la caricature, c’est-à-dire de la simplification et de l’amplification expressive, particulièrement bienvenue dans un cadre comique ou pédagogique.
C’est bien cette tradition de la figure animale hyperexpressive, dans la lignée de Benjamin Rabier, que mobilise Hergé à ses débuts. Son personnage principal évolue en effet dans un univers de contraintes paradoxales: alors que les premiers albums empruntent largement situations et effets comiques au cinéma burlesque, la construction de Tintin comme héros positif et support d’identification pour le jeune public tend à en neutraliser l’expressivité. De manière significative, les traits expressifs de Tintin mettent du temps à s’installer: dépourvu de bouche et de sourcils dans les premiers albums (Tintin au pays des Soviets, 1929; Tintin au Congo, 1931), il gagne progressivement ces attributs, dans Tintin en Amérique (1932) et Le Lotus Bleu (1936).
Cette évolution expressive s’effectue en même temps que la narration se stabilise autour d’un récit d’aventures plus réaliste, et d’une intrigue plus complexe. Elle accompagne également un curieux transfert des moyens expressifs de Milou à Tintin. Alors que ce dernier est au départ cantonné dans une inexpressivité forcée, à laquelle répond l’accentuation expressive du double canin, Milou perd progressivement ses caractères les plus caricaturaux et son anthropomorphisme exagéré. Egalement marqué par la perte de dialogue et de la capacité de communiquer avec son maître, le personnage se normalise et redevient un chien, alors même que Tintin gagne en liberté expressive. Ce chiasme narratif confirme la fonction initiale de Milou comme soulignement expressif.
Hergé n’abandonnera jamais le burlesque. Mais la relégation de Milou et l’apparition de nouveaux personnages récurrents, comme les Dupondt, le capitaine Haddock, le professeur Tournesol, etc., lui permet de distribuer les effets comiques et les traits caricaturaux vers ces nouveaux protagonistes, tout en préservant le caractère héroïque et la sobriété expressive de Tintin.
4 réflexions au sujet de « Tintin et Milou, échanges expressifs, lecture narrative »
Le retour aux classiques est toujours un bain (frais) de jouvence.
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