Vigilant gardien de l’exclusivité médiatique, Libération épingle le projet de communication lié à la France insoumise – et en démontre simultanément le bien-fondé. Car il n’a échappé à personne que le traitement du responsable dans les colonnes du quotidien souffre d’un parti-pris, bien illustré par la caricature visuelle de la Une du week-end (une photo recontextualisée du 5 janvier 2017, par Boris Allin, dont la contre-plongée fait écho au titre bourbonien du journal, qui se moque de la fatuité du dirigeant).
Difficile d’exprimer de façon plus concise à quel point, pour la rédaction du quotidien, la médiation est un pouvoir et doit rester un privilège. Difficile aussi de se tromper plus lourdement sur la fonction médiatique. Car il ne suffit pas d’ouvrir un canal de communication, moyen aujourd’hui à la portée de n’importe quel youtubeur, pour se voir octroyer le pouvoir d’influence implicitement attribué à cette exposition.
La clé du pouvoir médiatique tient à l’autorité qu’on lui reconnaît. Une condition constitutive de cette autorité est l’indépendance de l’organe par rapport à la source de l’information, qui marque la différence entre communication et médiation. Les proclamations de Valeurs actuelles ou de L’Humanité sont ainsi considérées comme des avis partisans, ce qui limite considérablement leur portée. Toute forme d’automédiation, qu’elle émane d’une marque, d’un parti ou encore des services de l’Elysée, subit par principe les effets de cette démarcation.
L’autre composante du pouvoir médiatique est le fruit d’une construction sociale, produite par la reprise et la hiérarchisation commune de l’information. Si certains critiques du journalisme tournent en ridicule l’expression «lémédia», soulignant à juste titre la diversité d’un paysage composite, c’est pourtant bien dans la convergence d’appréciations que leur répétition transforme en norme et en vision du monde que s’élabore l’influence médiatique. Là encore, un organe isolé du concert médiatique ne peut bénéficier de cette ratification collective.
Le rappel de ces principes doit cependant être corrigé par un autre constat, celui de la perte globale de l’influence des grands médias. La dynamique à l’œuvre peut être résumée sommairement: quand l’information devient gratuite, seules les classes favorisées continuent à payer pour un service qui se focalise en retour sur ce public privilégié. Comparer l’état de la presse il y a un siècle avec celui d’aujourd’hui (par exemple avec Retronews) permet de vérifier le processus de gentrification qui éloigne toujours davantage les médias mainstream des classes populaires et des jeunes générations.
Cet éloignement seul ne suffirait pas à expliquer l’audience que rencontrent les nouvelles pratiques de communication. C’est la prolifération des canaux d’expression individuelle surgis du web et des réseaux sociaux qui a transformé en profondeur le paysage médiatique, en compensant l’absence de recul de l’automédiation par l’explosion d’une réception multiforme, critique horizontale venant simultanément contrebalancer la verticalité médiatique.
Si Libération avait offert à Mélenchon un miroir moins déformant, celui-ci aurait-il eu besoin de créer sa propre chaîne? Il est parfaitement logique de voir les expressions condamnées par l’orthodoxie médiatique chercher de nouveaux moyens d’expression. Qu’elle vienne de Donald Trump ou de la France insoumise, la dénonciation de la presse institutionnelle souligne l’uniformité paradoxale d’un champ qui devrait au contraire être traversé de débats et de protestations, s’il représentait vraiment l’état actuel de la société. Est-ce en se bornant à caricaturer les nouvelles formes de communication que les anciens médias regagneront la confiance perdue?
14 réflexions au sujet de « Gardons le pouvoir médiatique (disent ceux qui l’ont déjà perdu) »
Excellent exposé des principes du pouvoir médiatique (autorité reconnue, construction sociale).
Après, chacun selon sa position, estimera à sa convenance le parti-pris particulier développé ici, en guise d’illustration de l’exposé de ces principes généraux.
En effet, on est même libre d’y répondre ou de le critiquer en exposant ses arguments! ;)
Je n’ai vraiment rien à opposer à cet exposé des principes du « pouvoir » exercé par les médias – institutionnels ou partisans. Que je déclare excellent, sans aucune ironie.
Je faisais juste remarquer que son illustration elle-même est ici autant « de parti-pris » que celle de n’importe quelle expression publique sur les diverses activités politiques en cours.
Que je mette en cause aussi nommément Mélenchon ou Libération, avec tel ou tel argument, ce serait (peut-être) intéressant – mais hors-sujet au regard du fond de votre exposé (les principes du pouvoir médiatique).
Ou bien l’ai-je mal lu ?
…
Par exemple : ce serait distrayant de décrypter le portrait de Mélenchon de ce couverture de Libération.
Contre plongée ? Évidente.
Mettant en avant la posture le menton relevé… avec quelles connotations !
La question est : dans quelle mesure serait-elle tendancieuse ? caricaturale ? fallacieuse ?
Il suffit d’observer le personnage, et non pas sur la couverture d’un média « institutionnel », mais quand il a tout loisir de se mettre lui-même en scène.
Mais ça, c’est un autre sujet.
Un certain nombre d’années de discussions en ligne m’a confirmé que l’interprétation des images est un sport des plus aléatoires, et m’a fait passer le goût de la spéculation. Je préfère m’en tenir aux éléments strictement objectifs, en particulier:
– le fait qu’une image recontextualisée (autrement dit issue d’un contexte sans rapport avec le sujet de l’article, ici le discours des voeux de Mélenchon) exprime forcément un choix réfléchi et une volonté narrative de la part de l’éditeur (du coup, il est légitime de se demander laquelle);
– le principe qui consiste à analyser, non l’image seule, mais la globalité du dispositif de Une, qui articule texte et image, et donne un sens plus précis aux caractères visuels, comme la contre-plongée au menton levé, forme traditionnelle de l’emphase, ici étayée par l’allusion au personnage du Roi-Soleil, à travers la formule bien connue « L’Etat c’est moi« . Appliqué à un responsable de gauche, cet ensemble de connotations suggère une option de caricature (bien documentée par ailleurs au sein du journal), où l’expressivité marquée ou exagérée du portrait soutient une critique en creux du personnage.
La discussion s’est poursuivie toute la journée sur Twitter. Après une longue dénégation par Johan Hufnagel, renvoyant classiquement la responsabilité de la mésinterprétation au regard d’un spectateur partisan («Quant à l’image, on a essayé 200 images, aucune n’est neutre dans le regard des autres. On nous prête des volontés qui n’existent pas»), le photographe a fini par admettre un regard orienté («Sur les 3 dernieres Unes que j’ai fait de Mel’/La seule un peu critique se fait flageller». Une indication confirmée par: «Ma façon d’être objectif c’est de me foutre de la g… des gens (en photo) dés que j’en ai l’occasion: fillon hamon melench’»).
Ma lecture précautionneuse de l’image est donc confirmée – c’est assez rare pour être noté! Faut-il souligner que je ne critique en aucune façon les choix narratifs d’une rédaction (dont les nombreuses mentions sur ce blog permettent de vérifier qu’elle bénéficie de mon attention la plus bienveillante: http://imagesociale.fr/?s=%3ELib%C3%A9ration), mais bien le jugement implicite manifesté par la citation, soit l’association de l’expression médiatique à l’exercice d’un pouvoir.
Bonjour,
La question de « l’influence » des médias est ici secondaire. La presse est dans le système démocratique un contre-pouvoir, dès lors que les politiques prétendent se substituer à lui il y a un problème. Dans le même mouvement Macron fait la même chose en offrant des images très contrôlées (la signature des ordonnances soigneusement mise en scène etc diffusées sur le site de la présidence et reprise dans les médias de la société civile).
Pour ma part j’ai le sentiment que nous vivons une restriction des libertés individuelles : ordonnances, loi d’exception permanente et alternative politique au contre-pouvoir journalistique. Votre billet en faisant l’impasse sur la confusion entre communication et information sur laquelle joue le discours politique, montre bien à quel point la restriction de nos libertés est devenue parfaitement admissible pour une majorité de français.
On peut bien sûr ironiser sur la valeur du contre-pouvoir de la presse, sur la collusion entre journalistes et politiques, mais sur ce terrain les médias traditionnels n’ont aucun pouvoir d’influence sur l’électorat. En 1995 Balladur était le candidat favori de la presse, on connaît la suite.
Ce contre-pouvoir de discours de communication politique est bien visible à Libération au travers de « Désintox ».
« Propagande » serait le mot le plus exact pour qualifier ce à quoi jouent Macron et Mélenchon avec leur médias personnels, mais qui voudrait entendre un tel mot aujourd’hui ?
ll y a 3 acteurs dans ce billet: Les « nouvelles pratiques de communication », Libération, et J. L. Mélenchon. Par ordre d’importance (c’est à dire d’influence sur la thèse avancée). Il ne m’a pas échappé, et probablement à personne qui vous lit, que ce journal (que je n’aime pas beaucoup), a la chance de bénéficier de votre « attention bienveillante »! Votre billet est d’autant plus frappant pour cela; Vous n’avez pas peur de l’inconfort! Et les dénégations de la rédaction du journal renforcent encore plus la thèse: S’ils ont pris conscience d’avoir peur de perdre leur pouvoir, ils n’ont pas encore trouvé une manière de le dire. Alors, J.L. Mélenchon, c’est une cible facile, presque automatique, un prétexte… C’est plus fort qu’eux, ça sort, ça gicle, et ils ne s’en rendent même pas compte. Ils sont surement sincères. Les journalistes de Libération sont un beau joujou du pouvoir, un cas d’école, au sens propre et au figuré. Si Mélenchon est plus un prétexte que la véritable cible, les nouvelles pratiques de communication, donc, sont celles qui donnent un rôle plus actif au public. Si les « nouveaux media » sont gratuits, c’est parce que leur plateforme technique est financée par le pouvoir: facebook, twitter, google, etc. le pouvoir ne peut plus se passer des moyens d’information en temps réel et de contrôle qu’ils offrent, comme un ivrogne ne peut plus se passer de l’alcool. Donc il est devenu impossible de supprimer ces plateformes de communication, et le pouvoir continuera de défendre leur droit d’exister et même à les subventionner. Mais la possibilité technique de diffusion gratuite d’information qu’offrent ces mêmes plateformes est utilisée par le public, d’une manière que le pouvoir trouve difficile de contrôler. La télévision était à sens unique, mais elle donnait moins d’information. Elle n’était pas une fenêtre aussi transparente, ni surtout aussi immédiate, sur ce que les gens pensent. Reste que ce jeu du chat et de la souris risque de finir, comme d’habitude, à l’avantage de ceux qui contrôlent la technologie, tout en maintenant l’illusion de la liberté. Alors les véritables « nouveaux media », ceux qui font le plus peur à Libération et à ce que ce journal représente, sont plutôt du coté des nouveaux media soit payants, soit associatifs qui fonctionnent à base de dons du public. Ceux-là sont déjà préparés à l’évolution technologique.
@Jean Christophe: Dans la discussion sur la presse, les notions sont souvent utilisées de façon confuse. Un contre-pouvoir est ce qui s’oppose au pouvoir en place. Une république parlementaire organise l’expression de contre-pouvoirs au sein des assemblées délibératives, où ils sont représentés par les groupes d’opposition. Mélenchon et la Fi sont donc institutionnellement autant du côté des contre-pouvoirs qu’un journal qui critique le gouvernement (ce qu’ils ne font pas tous).
Tous les journaux d’information défendent, le plus souvent implicitement, et parfois explicitement, des positions politiques bien déterminées. Le Figaro roule pour la droite républicaine. Le Monde ou L’Obs défendent la social-démocratie productiviste. Sans même parler de L’Humanité, organe officiel du PCF de 1920 à 1994. Bref, les relations de la presse avec la politique sont une réalité qui charpente l’histoire du journalisme.
Le paradoxe vient aujourd’hui du défaut de pluralisme d’une presse d’information gentrifiée par nécessité économique, qui a cessé depuis longtemps de relayer les combats sociaux et de s’intéresser à la vie des classes populaires – défaut qui pousse certains groupes à se doter d’une démarche de communication autonome. Plutôt que de réciter les mantras sur le 4e pouvoir (car le « pouvoir » de la presse est aujourd’hui bien plus incertain et plus réduit qu’il ne l’a été par le passé), il est plus pertinent d’identifier ces mouvements comme des signes de la reconfiguration d’un paysage politique et médiatique aujourd’hui en proie à de profondes incertitudes.
En France, le « quatrième pouvoir » n’est dans l’ensemble, plus un « contre » pouvoir mais le pouvoir. L’élection « réussie » d’un inconnu au poste de président de la république en est une illustration. Paradoxalement, les media sont un contre-pouvoir aux Etats-Unis, soit par tradition (media indépendants, associatifs, alternatifs, militants etc.), soit du fait de l’élection « ratée » de leur président. Ce « ratage » a créé une situation où les media de tous bords sont devenus plus intéressants à lire aux Etats-Unis. Mais il est difficile de soutenir que le pouvoir des media va se réduisant. Toutes les guerres en cours, avec leurs centaines de milliers de morts et leurs millions de refugies, ont été « gagnées » dans les media avant d’être menées sur le terrain. Les guerres d’Afghanistan, d’Irak et de Libye ont évolué sur le terrain conformément au plan médiatique, celle de Syrie a été « ratée » de ce point de vue puisque ce pays existe encore et que les réfugiés Syriens commencent à retourner chez eux en masse. Il est devenu inconcevable de commencer une guerre sans une attaque préalable dans les media, et si cette attaque ne « réussit » pas il y a peu de chances que l’attaque militaire soit déclenchée. Au point que même Google surveille les réseaux sociaux pour « prédire les désordres » (novlangue pour « sélectionner le moment le plus opportun pour lancer une guerre »). Donc l’importance politique des media est sans précédents. En revanche, les journalistes, ou du moins ceux qui ont conserve leur éthique, ressentent surement cette situation comme une perte de leur rôle de « contre » pouvoir. C’est là que le public doit jouer un rôle à son tour, de plus en plus actif et de moins en moins passif, ce qui est en train de se passer à de multiples niveaux (technologique, social, médiatique) et qui cause du souci… au pouvoir et à ses agents, et à eux seulement.
L’élection de Macron semble en effet une vérification parfaite du paradigme de la fabrication du consentement selon Chomsky. Je suis pour ma part persuadé que ce cas est plus complexe, et qu’il ne fait exception qu’en apparence avec l’écart de plus en plus marqué des électorats avec les injonctions des médias dominants, tel qu’illustré par l’élection de Trump.
Tous les chiffres montrent que Macron a été mal élu. Dans la situation française du printemps 2017, avec une gauche fracturée, une droite décrédibilisée et une extrême droite menaçante, l’option Macron s’impose mécaniquement comme le moins mauvais choix, mais ne correspond en aucune façon à un vote d’adhésion, comme celui qu’avait pu susciter la candidature Sarkozy en 2007.
Etre élu au 2nd tour avec 34% de voix pour le FN, quand un Chirac discrédité ne laissait que 18% à Le Pen en 2002, n’est pas un grand succès électoral, mais la preuve arithmétique de la réduction de l’influence de la presse bourgeoise – alors même que celle-ci avait déroulé le tapis rouge pour le candidat de la continuité. Les dynamiques de fragmentation des opinions, alimentées par l’écart des politiques publiques avec les aspirations du plus grand nombre, et manifestées par les nouvelles technologies de la communication, sont bel et bien à l’œuvre.
Bonjour,
Le « pouvoir » n’est pas exclusivement détenu par l’éxécutif, mais il l’est aussi par les élus. L’option média de Mélenchon concerne la diffusion de son discours et le traitement de sujets de sociétés etc. Les journalistes de Désintox vérifient cette parole tous camps confondus, ce travail sur la valeur de celle ci ne peut être fait que par des individus qui ne sont ni juges ni parties.
Je suis globalement d’accord avec votre présentation des résultats de la présidentielle, mais cette analyse qu’on peut lire ailleurs se présente toujours de la même façon : on ne parle jamais de l’écrasante victoire de LRM aux législatives.
La presse bourgeoise avait déroulé le tapis à Balladur, cette fois c’était à Macron. Pour ma part je crois qu’ils étaient loin des intentions de vote dans le premiers cas, et collaient à celles du second, mais leur influence sur le vote est négligeable dans un cas comme dans l’autre.
La fragmentation des opinions n’est pas nouvelle et l’écart des politiques publiques avec les aspirations de l’électorat non plus. Ce qui me semble inédit c’est l’extrême volatilité du vote des français et l’instabilité politique qui en résulte dont personne n’ose prononcer le nom (la comparaison avec l’Allemagne est frappante : quatre présidents français se sont succédés face à Merkel). Dans un tel contexte la prise en main de moyens d’informations par les politiques n’augure rien de bon.
@Jean Christophe: Pour vous répondre à votre manière «la prise en main de moyens d’informations par les politiques» n’est pas non plus une nouveauté. Curieux que ça choque moins quand c’est la presse de droite (Hersant, Dassault, Beytout…) ou du centre (Perdriel, Drahi, Niel…). Est-ce seulement parce que cette orientation est dissimulée sous les apparences de la neutralité (alors que la presse de gauche, comme L’Humanité, affiche plus clairement ses options)?
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