En août dernier, l’équipe de psychologues qui s’était déjà signalée en démontrant que l’acte de prise de vue intensifie l’expérience vécue, a publié de nouveaux résultats prouvant que celui-ci améliore sensiblement la mémorisation visuelle d’un événement1.
Là encore, on est surpris de constater qu’une observation aussi élémentaire n’ait pas été effectuée plus tôt. Une démarche qui découvre des vertus à la pratique photographique, et l’étonnement qui l’accueille, mettent en lumière le caractère systématiquement négatif de l’approche de son versant vernaculaire. Bourdieu citait déjà dans Un art moyen (1965) l’humoriste Pierre Daninos, se moquant des touristes: «Loin de contempler le paysage de leurs yeux frontaux, ces gens s’empressent de le faire admirer à ce troisième œil extrait de l’abdomen» (Sonia, les autres et moi, 1952).
Appelons photophobie sociale le réflexe encore vérifié récemment à propos des nouveaux genres encouragés par la conversation numérique: selfie, photo au musée ou foodporn (photos de plats)… Au lieu d’accueillir avec bienveillance ces manifestations créatives adaptées aux contraintes du partage en ligne, caractérisées par l’appropriabilité de sujets non-offensifs, chaque nouvelle pratique a fait l’objet de condamnations et de polémiques bruyantes, réponse emblématique d’une tradition de désaveu des usages vernaculaires du médium2
La cinéphilie (la consommation de films) ou la discophilie (la consommation de musique enregistrée) fournissent des exemples de pratiques culturelles populaires valorisées et reconnues. Alors qu’il s’agit à l’évidence d’une réception spécifique, il n’existe pas à ma connaissance d’étude de la photophobie, qui ne semble avoir d’équivalent que du côté de la téléphobie, aujourd’hui prolongée par la condamnation réflexe des “écrans”.
Ce serait pourtant une bonne idée d’en dresser le portrait. Les études de genre ou des cultures minoritaires ont montré à quel point l’analyse de comportements négatifs était susceptible de renouveler notre compréhension du champ social. Au croisement de la technophobie, du racisme de classe et de l’iconophobie, le désaveu de la photographie vernaculaire se manifeste à travers un corpus dense de traces, enregistrées au sein des manuels spécialisés, des formes satiriques ou de la critique sociale.
Si l’on s’interroge sur l’élaboration de cette réception particulière, les arguments technophobes et antimodernistes, comme la célèbre condamnation de Baudelaire3, paraissent les plus anciens. Cependant, la construction culturelle largement positive du cinéma montre que la détermination technique ne suffit pas à expliquer la condamnation d’une forme visuelle.
Un facteur spécifique du dénigrement photographique est l’existence même de l’opposition entre amateurs et professionnels, où les premiers sont dévalorisés par rapport aux seconds. Si cette division existe dans de nombreuses pratiques de loisir, comme la musique ou les pratiques sportives, elle n’est pas forcément synonyme de relégation. Faire du vélo en amateur n’expose pas à la critique au prétexte qu’on n’est pas un champion. En revanche, la stigmatisation du dilettante est bel et bien une signature de la photographie, illustrée par le slogan du Kodak en 1888: «You press the button, we do the rest» – où l’automatisation suggère l’abandon de toute forme de compétence.
De même, la vulgarité alléguée de la photographie, expression d’un «goût barbare» selon Bourdieu, si elle contribue largement à expliquer le dédain pour ce loisir populaire, n’épuise pas l’analyse, puisque bien d’autres pratiques largement diffusées, comme les pratiques sportives, ne font pas l’objet d’un désaveu systématique.
Un autre facteur tient manifestement à la visibilité de l’activité photographique dans l’espace public. Ce n’est pas par hasard si le volet le plus dénigré est sa pratique dans le contexte touristique. Italo Calvino se moquait en 1955 de «la folie de l’objectif», la frénésie de tout photographier qui s’emparait de centaines de milliers d’Italiens les dimanches de printemps. La photophobie est souvent une critique du caractère envahissant, répétitif et stéréotypé d’une pratique à la diffusion universelle.
Les pratiques culturelles les plus reconnues, comme la littérature ou la musique, bénéficient de la valorisation des formes les plus nobles du domaine, qui s’expriment à travers un canon identifié d’œuvres majeures, promues par l’école et par de nombreuses institutions. En comparaison, le maillage institutionnel de la photographie apparaît bien plus faible. L’un des traits qui creuse l’écart entre la photo et la plupart des pratiques culturelles est l’absence d’un marché autonome des œuvres photographiques, dont la circulation économique prend le plus souvent la forme d’un B to B (business to business: la production photographique professionnelle est achetée par des éditeurs de presse ou du livre, mais n’est pas directement accessible pour le grand public). Cette particularité a entravé le développement d’une critique spécialisée, genre journalistique de la construction réputationnelle, qui élabore des hiérarchies et des critères distinctifs, dès lors qu’un marché en justifie l’existence.
Le loisir le plus répandu au monde, qui est aujourd’hui une ressource expressive, une archive familiale, un instrument de communication et d’appropriation de l’expérience, reste une pratique dénigrée, dont la valeur est niée ou ignorée. Cette énigme qui fait partie intégrante de l’histoire de la photographie mérite un examen approfondi.
- A. Barasch, K. Diehl, J. Silverman, G. Zauberman, «Photographic Memory: The Effects of Volitional Photo Taking on Memory for Visual and Auditory Aspects of an Experience», Psychological Science, #28/8, 1er août 2017, p.1056-1066. [↩]
- Voir «Consommer ou photographier au restaurant, il faut choisir», 1er mars 2014; «La consécration du selfie. Une histoire culturelle», 28 avril 2015; «La photo au musée, observatoire de la diversité des usages», 15 septembre 2017. [↩]
- Charles Baudelaire, «Le public moderne et la photographie» (1859, édition critique), Etudes photographiques, n° 6, mai 1999. [↩]
7 réflexions au sujet de « Questions de photophobie »
La photophobie, c’est la peur de la lumière… par contre, il existe l’iconomécanophobie : peur des appareils photo…
@Le Monolecte: Merci du rappel. Je propose d’ajouter un deuxième sens à celui de la psychopathologie. Car la photophobie sociale ne se limite pas à l’appareil, elle englobe la pratique, ses acteurs et ses productions. Et il y a de fortes chances que la seconde soit plus répandue que la première…
« De même, la vulgarité alléguée de la photographie, expression d’un «goût barbare» selon Bourdieu »
J’ai le sentiment que ce n’est pas la photographie en tant que telle qui relève d’un goût barbare chez Bourdieu mais celle que tu n’aimes pas par opposition à celle que tu aimes: « Mais, en l’absence d’un corps de préceptes et de principes qui permette à la virtuosité de s’affirmer en acte, la vitupération du barbare est la seule façon de témoigner de sa bonne volonté esthétique » (Un art moyen p.92)
D’ailleurs dans le cas du musée ou des photos de vacances, ce n’est pas tant le goût du barbare que le barbare lui-même qui est dénoncé. Après tout, et c’est bien le problème de ces pratiques nouvelles aux yeux de ceux qui les dénoncent, c’est que tous ces consommateurs de culture fréquentent et apprécient les mêmes lieux, les mêmes œuvres qu’eux.
La thèse de Bourdieu, c’était que la photographie était l’art des classes moyennes. Une nouvelle enquête (malheureusement la chute de la maison Kodak rend cette éventualité peu probable) serait passionnante aujourd’hui. La photographie est pratiquée, utilisée et diffusée par tout le monde ou presque grâce aux smartphones et aux réseaux sociaux. Mais est-ce que toutes ces photographies se valent aux yeux de leurs utilisateurs/consommateurs? Je croise des gens qui me disent, « je ne suis pas photographe, je n’ai pas d’appareil », alors qu’ils prennent des photos tous les jours avec leur smartphone. A l’inverse la publicité d’Apple, et une partie de ceux qui ont le sentiment d’appartenir à une nouvelle élite culturelle font du smartphone, que ce soit pour la photographie ou le cinéma, l’alpha et l’oméga des pratiques artistiques contemporaines.
Plus que jamais, pour paraphraser Bourdieu, comprendre la signification et le fonction que chacun confère à la photographie, c’est comprendre le rapport qu’il entretient avec sa condition. :-)
@Thierry: Un art moyen est un bouquin passionnant, où Bourdieu entame l’exploration des arcanes de la future Distinction (qui en reprend plusieurs notions et passages, à commencer par le «goût barbare»). Mais c’est aussi un témoignage historique particulièrement éloquent de la photophobie, par sa tentative presque désespérée de déduire de l’esthétique kantienne, point de départ philosophique, les caractères d’une anti-esthétique populaire «définie primordialement par sa fonction sociale». Le «goût barbare» est d’abord un emprunt à Kant, qui désigne le plaisir immédiat procuré par les sens, par opposition au plaisir désintéressé de la réflexion. La Distinction donnera l’occasion à Bourdieu de condamner fermement cette «esthétique typiquement professorale», qui exalte le beau pour mieux dissimuler ses hiérarchies morales et sociales. Mais à l’époque d’Un art moyen, cette révolution n’est pas encore achevée, et cette esthétique reste l’horizon à partir duquel Bourdieu tente de décrire un «art qui imite l’art».
Thierry, dans le cas du musée peut être, et encore le même lieu et la même oeuvre sont vécus différemment par chacun, rien de vraiment même
dans le cas des photos de vacances… c’est le monde, c’est là où l’on (je) vit (s) et non un lieu forcément dédié aux vacances ; environnée d’appareils photo je suis sur mon lieu du quotidien, pas au spectacle
et oui, beaucoup de personnes ne se veulent pas forcément photographes, à la différence d’une personne écrivant de la poésie par exemple
André, après et au-delà cet art qui imite l’art, je ressens un peu des classes (molles) qui imitent les classes, et ce en tous sens, par le jeu de degrés différents cumulés
La « photophobie », ou plutôt en effet, étymologiquement « l’iconophobie » est certes souvent risible et facilement réfutable ( comme vous le démontrez), comme tout misonéisme, mais il me semble qu’il ne faudrait pas tomber dans l’excès inverse , celui de l’iconolâtrie et de ‘l’idée selon laquelle toute nouveauté est nécessairement un progrès. Il n’est pas interdit de garder un oeil (!) critique sur les gens qui ne savent vivre une émotion qu’à travers leur écran ( le cas des concerts est, de ce point de vue , très intéressant). Sur ce point au moins, il me semble assez discutable que la « prise de vue intensifie l’expérience vécue », à moins de penser que le seul regard de l’événement via l’écran du portable est une expérience existentielle plus complète que l’immersion de tout les sens dans ledit événement, ce dont je doute fortement.
@Olivier: Vous êtes victime du préjugé photophobe. L’intensification de l’expérience vécue par la photographie a fait l’objet d’une belle et très robuste démonstration par une équipe de psychologues en 2016: Kristin Diehl, Gal Zauberman, Alixandra Barasch, «How Taking Photos Increases Enjoyment of Experiences», Journal of Personality and Social Psychology, 2016, vol. 111, n° 2, p. 119-140, voir mon résumé: http://imagesociale.fr/3837
Les commentaires sont fermés.