Deux images emblématiques pour encadrer l’anniversaire d’un changement d’époque. Selon la légende, le 31 octobre 1517, veille de la Toussaint, le moine Martin Luther fait afficher sur la porte de l’église de Wittemberg ses 95 thèses, ou Dispute sur la puissance des indulgences. L’ouverture de ce débat public qui va bouleverser la chrétienté symbolise les débuts de la Réforme protestante.
Deux ans plus tôt, à Nuremberg, le peintre Albrecht Dürer éxécute la gravure sur bois d’un rhinocéros d’Inde, réalisé à partir d’un dessin et de la description envoyés de Lisbonne par l’imprimeur Valentim Fernandes, qui a vu sur place l’animal offert par le sultan de Cambay au roi Manuel Ier du Portugal.
L’exhibition du premier spécimen ayant atteint l’Europe depuis l’Antiquité fait sensation, et les images le représentant connaissent un égal succès. Examinée par Rabelais, diffusée à des milliers d’exemplaires, la gravure de Dürer sert de modèle à d’innombrables illustrations, peintures et sculptures jusqu’au XVIIe siècle.
Trois ans plus tard, en 1520, alors que la rupture avec Rome est consommée et que l’excommunication de Luther se dessine, apparaissent ses premiers portraits gravés par Lucas Cranach l’Ancien, rapidement copiés ou adaptés. Le Réformateur y est dépeint en habit et tonsure monastique, avec la légende: «Luther exprime lui-même l’image éternelle de son esprit, tandis que la cire de Lucas montre ses traits mortels».
Plus ancien portrait réaliste largement diffusé d’une personnalité sans pouvoir institutionnel, celui-ci témoigne de sa popularité en Allemagne, comme de l’existence d’un marché de l’image du rebelle, qui accompagne la diffusion de ses tracts, libelles et ouvrages. Plusieurs dizaines de portraits seront exécutés jusqu’à sa mort en 1546 par Cranach, détenteur de l’exclusivité des droits de représentation, et reproduits en série à plusieurs milliers d’exemplaires.
Plus de quatre siècles avant La Société du spectacle, le Rhinocéros de Dürer ou le portrait de Luther, images-médias d’un réalisme minutieux, à la fois documentaires et spectaculaires, portent la signature d’un nouveau paradigme visuel. Les images ne sont plus des monuments qui tutoient l’éternité, sur les places, dans les églises ou les palais, mais deviennent les documents profanes d’une réalité qu’elles dévoilent. Information et donc marchandise désirable, elles ouvrent sur une véritable télé-vision qui, grâce au perfectionnement des techniques d’impression, permet à un public étendu de connaître et de s’approprier l’apparence des sujets qui animent le débat public, de vénérer de nouveaux guides ou de découvrir des monstres (cf. Séminaires).
Références
- Heinz Schilling, Martin Luther (trad. de l’allemand par Jean-Louis Schlegel) Paris, éd. Salvator, 2014.
- Hans Belting, «Politique des images et portraits imprimés», La vraie image. Croire aux images? (trad. de l’allemand par J. Torrent), Paris, Gallimard, 2007, p. 226-234/
- Naïma Ghermani, Le Prince et son portrait. Incarner le pouvoir dans l’Allemagne du XVIe siècle, Presses universitaires de Rennes, 2009.
4 réflexions au sujet de « Luther et le rhinocéros, images publiques »
Merci pour ce beau comparatif : le rhinocéros aura duré un peu plus longtemps que Martin Luther, vu aussi (en portraits) lors d’un périple sur les traces de Bach en juin dernier… (il faut juste cliquer sur une photo à double fond pour relever comment le prédicateur fut utilisé ensuite).
« quatre siècles avant La Société du spectacle »!!!
anachronisme surprenant, stupefiant meme, mais mise en perspective vertigineuse, combien stimulante!
Mais c’est aussi, je dirais c’est surtout, « quatre siecles avant Walter Benjamin »!
Quatre siecle avant l’ere de « la reproduction mecanisee des images », qui a peine 40 ans apres la mort de Benjamin, se mord maintenant la queue avec « the internet of things », la surveillance, l’inscription de messages et codes arbitraires dans l’ADN, et « la Singularite » de Vernor Vinge et Ray Kurzweil…
Saluons quand meme l’immense genie de Durer, dont chaque trait porte comme une double signature: La sienne propre, comme trait ou engravure avec la logique qui lui est propre (et les regles de la gravure sur bois sont particulierement exigeantes, et ne pardonnent rien) et en meme temps, celle de l’image qu’elle represente, que ce soit un rhinoceros, un lievre, le portrait de son pere, un auto-portrait, ou un paysage dont chaque rocher ressemble a un visage… La encore, avec 400 ans d’avance, par sa maitrise du trait (ou de l’engravure) a la fois consciente d’elle-meme et de ce qu’elle represente, Durer etait-il un lointain precurseur de la « double ecriture » chere a Derrida?
Représentation indirecte, le rhinocéros est une exception dans la production naturaliste de Dürer. On peut consulter à ce sujet l’excellente vidéo documentaire du British Museum (en anglais):
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