La Chambre claire. Note sur la photographie

Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Éditions de l’Étoile/Gallimard/Seuil, 1980.

Parmi les ouvrages théoriques consacrés à la photographie, La Chambre claire, publié en 1980, est le plus lu, le plus cité et celui qui a le plus contribué à modifier la perception du médium. Cette popularité s’explique autant par l’autorité intellectuelle de Roland Barthes, alors au faîte de sa renommée, que par l’intelligence et l’accessibilité d’une réflexion présentée comme un récit initiatique. Invitant son lecteur à le suivre dans sa recherche de l’ontologie de la photographie, le sémiologue donne une tonalité très personnelle à un essai de «phénoménologie désinvolte», où la mort de sa mère joue un rôle essentiel.

Barthes n’est pas un spécialiste de la photographie, mais il s’est déjà intéressé à plusieurs reprises à un domaine qui fait se rencontrer la culture mass-médiatique, sujet privilégié du laboratoire de sociologie de l’EPHE auquel il collabore avec Edgar Morin, et l’interrogation sémiotique, qui anime toute sa carrière1.

Pourtant, l’approche de La Chambre claire diffère sensiblement de ces premiers travaux. L’ouvrage se distingue par la combinaison d’un questionnement phénoménologique essentialiste, avec le commentaire d’œuvres et d’auteurs connus, inspiré de la critique d’art. A une époque où la photographie reste encore largement perçue comme une forme utilitaire, cette vision originale fait apparaître le médium comme une expression de haute culture, un sujet captivant qui renouvelle la réflexion esthétique. Elle participe du renouvellement inauguré par les articles de Susan Sontag parus dans la New York Review of Books, réunis en volume en 19772, et illustré en France par les numéros spéciaux publiés par le Nouvel Observateur à partir de 1977, sous la direction de Robert Delpire.

Comme Susan Sontag, Roland Barthes voit les pratiques photographiques comme un tout unifié par la technologie, et y cherche les fondements d’une esthétique singulière. Celle-ci est caractérisée de la même façon à partir d’une phénoménologie de la trace, susceptible de préserver à travers le temps l’empreinte d’une réalité passée.

Cette thèse trouve un écho dans les travaux de la critique d’art américaine Rosalind Krauss, ou encore dans la réédition des articles du philosophe allemand Walter Benjamin3. Cette convergence, qui réunit pour la première fois des autorités reconnues du champ académique ou de la critique, suscite un écho enthousiaste dans les milieux spécialisés. Les années 1980 verront la brusque multiplication d’essais théoriques sur la photographie, qui partagent ces prémisses, les élargissent ou les discutent. Comme dans le domaine cinématographique, l’attention de l’intelligentsia modifie la perception du médium et détermine sa reconnaissance comme forme culturelle légitime.

Considérant avec attention des photographies de presse, Roland Barthes découvre dans La Chambre claire qu’il peut exister deux niveaux de lecture des images. A côté de l’identification d’un sens manifeste, attesté par la légende, que le sémiologue appelle studium, il qualifie de punctum la mise en exergue de données quelconques, sélectionnées par l’observateur parmi l’abondance de détails du réalisme analogique.

Mais la proposition la plus marquante de l’ouvrage reste celle du «ça a été». Développée à partir de l’exemple d’une photographie de la mère de l’auteur, qui ouvre à une réflexion sur l’archive et la mort, cette formulation est donnée comme la principale caractérisation du dispositif photographique, où l’on ne peut nier que «la chose a été là».

A côté de ces démonstrations majeures, l’ouvrage comprend nombre d’observations, d’intuitions ou d’interrogations de grande valeur, comme la métamorphose provoquée dans le corps du sujet par la situation de pose, le constat d’indifférence que suscite une grande partie de l’iconographie de presse, le réflexe de juger de la photographie à partir de sa propre expérience pratique du médium, ou encore le lien entre l’archive et le souvenir involontaire décrit par Marcel Proust.

Malgré le rôle historique joué par La Chambre claire dans la reconnaissance du statut culturel de la photographie, les propositions théoriques de Barthes donnent prise à la critique. Son assimilation de la photographie au document et du cinéma à la fiction est une approximation basée sur l’exclusion des usages fictionnels de l’image argentique, comme la publicité, l’illustration ou la photo de stock. Le refus de publier la photographie de sa mère et l’aveu que la perception de sa spécificité relève de la subjectivité ruinent le projet de fonder l’analyse sur les caractères objectifs de l’enregistrement photographique.

Les approches culturelles ou sociales des formes visuelles, qui déploient la diversité des pratiques et réintègrent la photographie au sein d’une histoire des images, ont fait vieillir l’essentialisme de La Chambre claire. Mais l’histoire d’un livre est celle que construisent ses lectures. Le succès remporté par une proposition qui se voulait modeste, présentée comme une simple «Note sur la photographie», manifeste l’adhésion du public à un récit autonomiste de la photographie comme émanation du réel, qui lui confère une empreinte culturelle semblable à celle de la littérature, du cinéma ou de la peinture – celle, paradoxalement, d’un art majeur.

  1. Roland Barthes (1957), «Photos-choc», Mythologies, Paris, Seuil, p. 105-107; «Le message photographique», Communications, n° 1, 1961, p. 127-138. []
  2. Susan Sontag, La Photographie (1977, trad. de l’américain par G.-H. Durand et G. Durand), Paris, Seuil, 1979 (une seconde traduction par Philippe Blanchard sera publiée en 1982 par Christian Bourgois sous le titre Sur la photographie). []
  3. Rosalind Krauss, «Notes sur l’index» (1977, trad. de l’anglais par J.-P. Criqui, in L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p. 63-91; Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » (1935, trad. de l’allemand par Rainer Rochlitz), in Œuvres, Paris, Gallimard, 2000, t. 3, p. 67-113. []

4 réflexions au sujet de « La Chambre claire. Note sur la photographie »

  1. Une de mes photos preferees: Ernestine Nadar prise en photo par son mari. C’est drole je n’ai jamais accroche sur Barthes, je n’ai jamais compris ce que mes profs (y compris en classe de Francais en premiere) lui trouvaient… Je vais re-essayer, peut-etre qu’avec l’age ca passe mieux?

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