Dans le 7e chapitre du récit d’aventures paru en 1912, Tarzan of the Apes (Tarzan, seigneur de la jungle), Edgar Rice Burroughs (1875-1950) décrit l’extraordinaire expérience d’un jeune orphelin vivant dans la jungle, recueilli par une tribu de singes, qui découvre l’alphabet et apprend seul à lire et à écrire.
Selon le roman, ses futurs parents s’étaient embarqués en 1888 pour un séjour de plusieurs années en Afrique occidentale britannique. C’est pourquoi, en prévision d’un heureux événement, John et Alice Clayton avaient ajouté à leurs bagages des livres pour enfants.
Abandonné dans la jungle par l’équipage, le couple s’était construit un abri, où il devait périr peu de temps après la naissance de Tarzan. C’est dans cette cabane que, dix ans plus tard, le jeune garçon retrouve «plusieurs livres d’images, des lectures enfantines et un gros dictionnaire». Le caractère initiatique de cette découverte est souligné par l’attaque d’un gorille, qui blesse gravement le héros, mais dont celui-ci triomphe grâce à un couteau de chasse, autre cadeau de la civilisation légué par ses parents.
Remis de ses blessures, le jeune orphelin retourne examiner ces curieux vestiges, et entreprend l’exploit prodigieux d’apprendre la lecture à partir d’un abécédaire, ou alphabet illustré:
«A is for Archer
Who shoots with a bow.
B is for Boy
His first name is Joe»
«A est un Archer
Qui tire avec un arc
G est un garçon
Dont le prénom est Marc.
Les images l’intriguaient énormément.
Il y avait beaucoup de singes qui avaient le même visage que lui et, plus loin, dans le livre, à la lettre S, il trouva d’autres petits singes, tout à fait semblables à ceux qu’il voyait se poursuivre dans les arbres de la forêt.»
Découvrant les illustrations de l’abécédaire, et y reconnaissant des animaux, Tarzan remarque également que ces images référentielles sont couplées à d’autres dessins, plus petits, qu’il voit comme des insectes («bugs»): les lettres, dont il va progressivement comprendre le caractère symbolique et descriptif.
«Peu à peu, il progressait; c’était une tâche ardue et de longue haleine, dans laquelle il venait de se jeter à l’aveuglete, une tâche qui pourrait nous sembler impossible: apprendre à lire sans avoir la moindre notion de langage écrit et de lettre, ni même avoir la moindre idée que de telles choses puissent exister!»
L’alphabet cité par Burroughs ne semble pas correspondre à une édition existante. S’agit-il d’un souvenir d’enfance de l’auteur, qui remonterait alors aux alentours de 1875, ou d’une inspiration plus récente, à partir des ouvrages utilisés par ses propres enfants (Joan, née en 1908 et Hulbert, né en 1909)? L’adaptation qu’il propose des comptines rimées, popularisées par les nombreuses versions des Mother Goose’s nursery rhymes1, est en tout cas modifiée pour faire apparaître le mot «Boy», à partir duquel Tarzan est supposé se reconnaître dans le dessin correspondant.
Inspiré par les récits d’enfants sauvages, le mythe de Tarzan en propose une variation originale par l’acquisition autonome du langage. Ce tour de force improbable est une indication précoce de la double nature du héros de Burroughs, à la fois homme-singe et héritier d’une lignée d’aristocrates anglais, rencontre de la nature et de la culture, d’une force surhumaine et d’une intelligence supérieure. Cette dualité se manifestera à la fin du premier volume à travers les comportements contradictoires d’un personnage incapable de s’exprimer, mais qui rédige des messages en anglais en caractères typographiques.
Les hypothèses mobilisées par Burroughs pour accréditer l’apprentissage s’appuient sur l’identification spontanée de plusieurs espèces animales locales. Imitant la combinatoire des abécédaires, le raisonnement paraît vraisemblable. Il s’agit pourtant d’un raccourci. Le principe si familier de l’association du mot et de l’image et sa fonction pédagogique à l’usage des plus jeunes dissimulent de nombreuses difficultés. La seule identification du sujet figuré ne renseigne pas sur sa signification en contexte: quoique nous puissions reconnaître les animaux représentés par les peintures rupestres, nous sommes incapables d’en déduire la finalité et d’en reconstituer l’interprétation.
Tout se passe comme si Burroughs permettait à Tarzan d’identifier, non seulement les images, mais aussi la fonction des alphabets illustrés. Comme s’il savait qu’il avait affaire à un outil didactique, le héros l’utilise en remontant de la reconnaissance du sujet à celle du morphème, à la manière supposée être celle de l’enfant illettré. Ce principe ne peut toutefois fonctionner qu’à partir d’images particulièrement explicites (ce que les illustrations d’abécédaires ne sont pas toujours) et d’un nombre suffisant de répétitions (ce que la nomenclature limitée de l’alphabet contredit).
Il est par ailleurs hautement improbable de pouvoir comprendre la fonction symbolique du langage en dehors de la relation pédagogique, qui permet d’assigner sa place à chaque élément du puzzle sémiotique (voir également: “L’arabe du futur et le punctum”).
En faisant l’économie de l’explication du saut du lexique à la grammaire, le récit conserve l’apparence de la logique qui est celle des abécédaires, où les images renvoient aux mots de façon transparente et immédiate, comme le signifié au signifiant. La possibilité d’un apprentissage autonome est fondée sur la nature référentielle et analogique de l’image. L’homme naturel qu’est Tarzan accède au langage civilisé par l’intermédiaire du seul code symbolique intelligible sans apprentissage: le langage naturel des images. C’est parce que cette combinatoire élémentaire est conforme à la représentation usuelle de notre rapport aux images que le récit initiatique conserve toute sa puissance mythologique.
- Je remercie Nathalie Sebayashi pour son aide et ses indications sur les abécédaires. [↩]
3 réflexions au sujet de « Tarzan et le pouvoir des images »
Il serait amusant d’appliquer la même « grille de lecture » au discours et autres « éléments de langage », le répétant ad nauseam, des responsables du pouvoir en place.
Cette logorrhée (dont on imagine déjà le déversement à l’issue de la grève de ce jeudi) aboutit à un certain nombre d’items et de thèmes (« efficacité », « réformes », « urgence », « service public en faillite », « dette », « privilégiés », etc.) qui cherchent à dissimuler – en inversant la « charge de la preuve », en culpabilisant ceux qui sont victimes d’une politique anti-sociale et libérale à tous crins – les objectifs véritables d’une République dite « en marche » vers la régression et la disparition des acquis sociaux, des conquêtes dues à des grèves « qui ne servent à rien » (dixit… le ministre de l’Education nationale !), et à des mouvements comme Mai 68 à l’origine d’un certain nombre d’avancées sur lesquelles la réaction « en charge » (comme ils disent) tente de revenir.
La langue de bois idéologique s’exprimant depuis « le Château », et reprise en chœur par les ministres et la cohorte des députés à la botte, occupe une grande partie de l’espace médiatique.
La déconstruction obstinée de ce genre de refrains (comme l’a fait Éric Hazan dans « LQR, la propagande du quotidien », éd. Raisons d’agir, 2006) s’impose, même en petits dessins !
Il y a aussi la petite rengaine qui s’exerce sur les explications écrites – la comptine, cette espèce de jeu avec la musique des mots, ou encore cette poésie disons – laquelle est singulièrement absente des éléments de langage de notre si chère classe politique – il s’agit peut-être de rhétorique ou d’éloquence…
Les commentaires sont fermés.