Dans le formidable roman (autobio)graphique de Riad Sattouf, L’Arabe du futur, on trouve cette page consacrée à un moment crucial et familier de l’apprentissage du jeune enfant: celui de la découverte de la relation texte-image, effectuée ici à partir des aventures de Tintin (Allary éd., vol. 2, 2015).
Le narrateur décrit sa surprise passionnée de discerner à travers les indications textuelles l’existence d’un système narratif combiné, plus complexe et plus riche que la seule lecture des images, qui donne notamment accès aux propos des personnages. Les deux constats qui en découlent sont formulés nettement: «Ce n’est pas du tout l’histoire que j’avais imaginée», et: «Ce que je découvrais était infiniment mieux que ce que je m’étais raconté.»
Dans un récit combiné, texte et image délivrent simultanément les informations nécessaires. Mais ces deux sources ne sont pas hiérarchiquement équivalentes. Alors que l’apprentissage de la lecture fait de l’interprétation du texte une expérience seconde, la perception visuelle apparaît comme intuitive et spontanée. Toutefois, dans le récit combiné, c’est le plus souvent le texte qui fait office de guide – comme ici, où il est décrit comme la clé qui ouvre à des degrés supérieurs de l’intrigue.
Le récit d’expérience de L’Arabe du futur dévoile également l’existence d’une autre lecture que l’ortholexie (ou interprétation construite par le dispositif). On peut rapprocher cette lecture alternative de la notion de «punctum» forgée par Roland Barthes, par opposition avec le «studium», sens manifeste de l’image (ou ortholexie). Dans La Chambre claire, le punctum est décrit comme la manifestation d’un détail qui s’impose à l’observateur («ce n’est pas moi qui vais le chercher (…), c’est lui qui part de la scène, comme une flèche, et vient me percer»), qui serait un effet propre à la photographie. En réalité, toute image réaliste procure la possibilité de cette interprétation sauvage, concentrée sur une information librement sélectionnée, qui correspond à une expérience de lecture non guidée.
Nous avons examiné sur ce carnet des erreurs d’interprétation du message. Selon la psychologie de la réception, il existe une variation individuelle qui fait de toute expérience de compréhension un événement singulier, en vertu de quoi il est n’est pas possible d’affirmer qu’un message sera toujours et partout compris de la même façon. Pourtant, même si l’on caractérise une lecture sous la forme d’une moyenne statistique, il n’en reste pas moins que l’ortholexie est l’objectif de la plupart des systèmes de communication, qui visent à stabiliser autant que faire se peut les conditions de l’interprétation.
La possibilité d’une lecture alternative ou seconde ouvre à d’autres parcours: non pas une dyslexie opposée à une ortholexie, mais une métalexie autonome, toujours susceptible de parasiter ou de brouiller le message, qui recombine selon ses propres règles les données existantes. Cette lecture, que l’on verra volontiers attribuée à la «polysémie» de l’image, est autorisée par la non hiérarchisation de l’information au sein des formes visuelles, autant que par l’habitude de l’interprétation intuitive, qui encouragent les effets de projection et font apparaître une cohérence, y compris en dehors de l’environnement référentiel ou des modalisations narratives prévues par le dispositif.
Cette adaptabilité particulière de l’information visuelle est mise à profit par les mèmes, jeux de recontextualisation qui exploitent délibérément cette ressource sous une forme ludique. Si la lecture de Tintin sans l’appui du langage présente d’inévitables limites, pouvoir accéder au récit sans cette connaissance n’en est pas moins une capacité puissante, révélatrice des mécanismes qui gouvernent les usages de l’image.
Lire également sur ce blog:
- Boulet et le contexte, 21/08/2017
- Tintin est-il une œuvre d’art? 28/01/2017
- Tarzan et le pouvoir des images 22/03/2018
4 réflexions au sujet de « L’arabe du futur et le punctum »
C’est une experience que je crois familiere aux enfants qui lisent des bandes dessinees, particuierement les jeunes enfants, et particulierement certaines bandes dessinees, comme Tintin, Lucky Luke, Buck Danny… plus que Asterix ou les Schtroumpf. Je me souviens de moments similaires a celui decrit plus haut par Riad Sattouf, dans ma propre enfance, et je les constate aussi chez mes propres enfants.
Apparemment donc il faut deux ingredients: 1) une image attirante, suffisament « realiste » (c’est a dire qui parle un langage suffisament commun et accessible) avec suffisament de details qui parlent d’eux-memes, et 2) un texte qui n’est accessible qu’a un age ulterieur, ou comprehensible moyennant plus d’efforts.
Mais ca n’arrive pas qu’avec les bandes dessinees mais aussi avec les reproductions de peintures que les parents mettent aux murs de leurs maisons et que les enfants interpretent de manieres tres riches et surprenantes, et aussi avec les livres « pas pour les enfants », qui sont bien sur les livres favoris des enfants et qu’ils vont chercher dans la bibliotheque des parents, et meme tous les livres « trop difficiles », ce qui arrive a n’importe quel age!
Il me semble alors que le « punctum » et la « metalexie » sont le propre de tout message un tant soit peu subtantiel, et n’est pas limite a la bande dessinee. En revanche, ces deux phenomenes appartiennent probablement plus specifiquement a l’enfance, et seuls des esprits plus reveurs, « decales », ou portes sur la poesie ou la philosophie, ou bien des oeuvres particulierement puissantes, parviennent encore a ces phenomenes a l’age adulte.
Susciter la « metalexie » est le propre de tous les bons romans, et meme de toutes les oeuvres intellectuelles un peu riches, il suffit de voir les interpretations violemment divergentes d’idees philosophiques, ou de disciplines, influentes aujourd’hui.
Au fond le seul moyen d’eviter la metalexie (chez un sujet eveille et imaginatif) serait de ne rien dire du tout, ce qui semble impossible.
Oui, vous avez raison, une lecture alternative est toujours possible. Elle est bien sûr encouragée par des situations d’incompréhension, de méconnaissance de contexte, de différence de langues, etc… Autrement dit, la dyslexie favorise la métalexie – et inversement, les chances de préserver une ortholoexie sont proportionnelles à l’intelligibilité du message (ce que la culture populaire traduit par le recours aux stéréotypes).
On sort en revanche du registre de la lecture fautive lorsque la métalexie représente une véritable alternative à l’ortholexie – comme c’est le cas pour le punctum de Barthes, qui revendique une lecture personnelle des images, ou bien, plus régulièrement, avec l’expérience des ouvrages illustrés pendant l’enfance, visiblement située sur un plan structurel, de l’ordre du rite de passage. D’autres variations sont désormais admises, comme les fanfictions ou les interprétations alternatives – qui peuvent le cas échéant entrer en conflit avec les intentions de l’auteur, comme on l’a vu par exemple avec Star Wars.
Il me semble en revanche que l’idée qu’une grande œuvre puisse engendrer des interprétations strictement opposées reste l’exception. Que ce soit dans le domaine religieux, politique, scientifique ou littéraire, les interprétations franchement divergentes conduisent à des hérésies, des scissions voire à la création de nouveaux partis ou de nouvelles disciplines…
« Que ce soit dans le domaine religieux, politique, scientifique ou littéraire, les interprétations franchement divergentes conduisent à des hérésies, des scissions voire à la création de nouveaux partis ou de nouvelles disciplines »
Oui, et c’est le cas de toutes les idees influentes… Le vedisme – bouddhisme et ses variantes – hindouisme et ses variantes, le christianisme et ses variantes, l’islam et ses variantes, le communisme bien sur, et de tous les penseurs influents, Deleuze qui dit « Hegel ce debile » et Badiou qui, tout en ayant ecrit un livre tres elogieux sur Deleuze, tient Hegel en haute estime, il y a ce genre d’exemple partout, partout…
Je crois que l’ortholexie n’existe pas sauf peut-etre pour les ordres militaires ou pour l’administration, et encore, si l’ortholexie etait si simple, il n’y aurait pas de decret d’application des lois, pas d’arrete ni de circulaire d’interpretation des decrets, etc.
Meme des oeuvres en apparence aussi froide, aussi univoque, que le « tractatus logico-philosophicus » de Wittgenstein ont donne lieu a des interpretations radicalement divergentes!
Vos exemples sont hautement élaborés, et peu ou pas illustrés. Mais revenons aux formes plus ordinaires que j’étudie, comme les publicités, les émissions de télévision, les articles de journaux, les manuels scolaires, etc., quantitativement bien plus nombreux, dont la consultation s’effectue sans mode d’emploi, et dont l’existence même atteste d’une ortholexie robuste – car si tel n’était pas le cas, ces contenus n’auraient pas d’utilité et auraient cessé d’être produits.
La régularité de la compréhension n’est pas le fruit du hasard, mais résulte d’un ensemble de traits, issus d’une longue expérience, comme la simplification de la proposition visuelle, l’articulation des images avec les récits, ou le recours aux codes sociaux existants. Je décris plus longuement ces principes dans cet article: http://imagesociale.fr/4573#transparence
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