Il y a 25 ans était publié dans le New Yorker le dessin de Peter Steiner qui allait devenir la première icône d’internet. Peu après l’abandon des droits du CERN sur les outils du world wide web, en avril 1993, cette manifestation d’attention précoce de la part d’un grand média marque le démarrage du réseau, et symbolise ses nouvelles caractéristiques. La liberté égalitaire de la publication en ligne, l’anonymat des auteurs, mais aussi la promesse de l’accès à des mondes virtuels où chacun peut recréer son identité sont autant de signaux que véhicule le dialogue improbable des deux chiens devant l’ordinateur.
25 ans plus tard, devenu le premier outil de communication mondial, le web a radicalement changé. Facebook, son principal pourvoyeur d’accès, a imposé la règle de l’identité réelle. On a pu décrire la condamnation récente des harceleurs de Nadia Daam sur Twitter comme «la revanche de la réalité», et la confirmation que le réseau n’est plus un espace de non-droit. Chaque usager sait que ses traces en ligne font l’objet d’une exploitation opaque et tentaculaire. Sur internet, non seulement tout le monde sait que tu es un chien, mais tes données ont déjà été vendues au marchand de croquettes.
Imprimerie, presse d’information, radio…: l’histoire de la communication est coutumière de ces renversements, où un instrument d’émancipation se métamorphose en espace de contrôle. Plutôt que l’outil, il faut incriminer les jeux de pouvoir qui viennent systématiquement investir la sphère publique, mais aussi la myopie qui attribue la puissance émancipatrice au seul canal technique, au lieu de préserver par la règle la communauté de ses usages.
7 réflexions au sujet de « Sur internet, tout le monde sait que tu es un chien »
Comme toujours, ce n’est ni de la science, ni des techniques (en ce compris le web, les algorithmes, les robots, la prétendue IA…); c’est de leurs usage qu’il faut se méfier. Il faut se méfier de l’usage car c’est toujours les dominants qui s’en saisissent en premiers et qui les orientent pour nourrir leur avidité de maximalisation de leur profit égoïste.
Je le redis (avec la discrétion qui s’impose ici…) : le samizdat a un nouvel avenir devant lui… :-)
Oui, c’est bien de se voir rappeler que ce n’est pas le marteau qui enfonce le clou (ou défonce un crâne), mais celui qui tient son manche.
Cher Andre Gunthert,
J’observe que vous aimez bien utiliser « twitter ». Moi-meme je ne sais pas comment ca marche, je ne suis pas membre, mais je dois reconnaitre que je trouve ceux que vous signalez dans votre colonne de droite sont plutot interessants.
Je ne suis donc pas en mesure de donner des lecons, mais j’aimerais savoir ce que vous pensez de cela:
https://www.les-crises.fr/tous-fiches-comment-twitter-permet-le-fichage-politique-de-la-population/
et aussi, en lien avec cela:
https://www.youtube.com/watch?v=9CO6M2HsoIA
On n’y est pas encore, pas encore en France, pour l’instant c’est experimente seulement dans les anciennes colonies (Syrie, Venezuela), mais on sait bien qu’il est difficile de circonscrire les experiences qui reussissent.
Mais avant meme d’en arriver la, le pouvoir que nous avons donne a facebook, twitter etc. ne demande-t-il pas que nous developpions une nouvelle ethique de la communication?
A propos du fichier de l’affaire Benalla, voir notamment l’analyse d’Olivier Tesquet: https://www.telerama.fr/medias/eu-disinfo,-benalla-et-limpossible-fichage-politique-des-internautes,n5759362.php
Avant de développer une éthique de la communication, les citoyens ont besoin de lois qui les protègent des utilisations indues des données en ligne – particulièrement des utilisations non anonymes. En la matière, les parlements nationaux sont loin du compte (et on peut noter que l’état d’urgence a fait régresser sensiblement les ébauches de protection françaises). Reste aux citoyens à faire entendre cette préoccupation auprès de leurs représentants.
Je crois que la loi est impuissante en la matiere (meme si elle a, c’est vrai, bien regresse, et que donc elle peut, en theorie, retrouver un peu de son aplomb perdu).
Mais la collecte de donnees est bien trop subtile, et les donnees soit-disant « anonymes » sont 1) bien plus puissantes que les donnees nominatives et 2) donnent toujours, indirectement et au prix d’efforts allant toujours diminuant, acces aux donnees nominatives. Comme on dit, « si c’est gratuit c’est que vous etes le produit » et donc, si les geants de l’internet nous incitent a « nous exprimer » gratuitement, c’est que notre communication est bel et bien le produit.
Les plateformes de communication ne resteront disponibles (et pour le moment, plus ou moins gratuites) que tant que les donnees collectees continueront de donner aux gouvernements un pouvoir qu’ils ne peuvent pas trouver ailleurs.
On ne peut plus diriger un pays moderne sans facebook, ni twitter. Pas pour « communiquer », la belle blague! Pour ecouter, analyser, agir.
Pour la societe en general, comment utiliser ces plateformes, sans s’exposer ni mettre en peril des choses fragiles ou precieuses, devient une question ethique, qui demande de l’intelligence et de la creativite.
La loi ne pourra que suivre, a son rythme, apres de fortes pressions citoyennes, comme d’habitude.
Les nombreuses lois sur la presse qui se sont succédé depuis le XIXe siècle démontrent que les conflits de l’espace public peuvent et doivent être régulés par la collectivité sous la forme qui a précisément cette fonction. A noter que la loi ne se décide pas d’elle-même ou par l’intermédiaire d’un collège d’experts omniscients: c’est le plus souvent par le biais de scandales, de controverses médiatiques, de plaintes ou de manifestations publiques que se manifeste la nécessité d’un nouvel équilibre collectif. A ce titre, les médias sociaux constituent un nouvel outil pour faire entendre la voix des mécontents. La mobilisation #Metoo a fourni récemment un exemple de débat public aux multiples effets sociaux et juridiques (même si on peut regretter de nombreux manques dans les textes votés récemment à ce sujet).
Une loi équitable nécessite évidemment une bonne compréhension du problème. A cet égard, il faut noter que la panique à propos de l’exploitation des données se limite malheureusement à une caricature techniciste d’un débat bien plus vaste, puisque cette exploitation a commencé dès le début du XXs siècle avec l’invention du marketing. Si nos comportements électoraux ont en effet été protégés par des dispositions qui en assuraient l’anonymat, nos comportements de consommation sont depuis longtemps à la disposition des acteurs industriels. On s’énerve à propos de Facebook et de Twitter, mais on oublie que chacun d’entre nous a dans son porte-monnaie des outils de paiement ou des cartes de fidélité à des réseaux commerciaux qui fournissent des données nominatives – données qui circulent, sont revendues et utilisées selon des schémas similaires à ceux des réseaux sociaux. C’est d’ailleurs bien en raison de la parfaite normalité de ce type d’exploitation que des plate-formes comme Facebook ont pu élaborer un business-model construit sur le commerce des données.
Les industriels ont besoin d’informations sur les comportements de consommation. Les individus ont besoin de protéger l’accès à toute exposition non souhaitée. Il est temps d’écrire les règles d’un nouvel équilibre entre ces intérêts divergents. Seule la loi peut assurer ce rôle d’arbitre. Mais un large débat public est nécessaire avant de parvenir à une synthèse équitable: nous n’en sommes qu’au début de cette élaboration.
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