Twitter ou la pédagogie du conflit

Illustration Rocbo.

Sommes-nous passés d’une «ère narrative» à la violence régressive du tweet-clash? Tel est le raccourci expéditif proposé par Christian Salmon, au détour d’une longue interview sur AOC 1. Une thèse pas vraiment iconoclaste, tant on retrouve un peu partout, et jusque sur Arrêt sur images (abonnés), l’idée de la toxicité des réseaux sociaux, et particulièrement de Twitter, dont les 140/280 caractères seraient la cause d’un déclin de la conversation et d’une flambée de l’agressivité.

Le jugement de l’intelligenstia sur les pratiques interactives est souvent un avis mal informé. Quiconque a eu l’occasion de pratiquer la polémique sur Twitter sait qu’un échange peut y être aussi long qu’argumenté. La réduction de la conversation au tweet-clash ou au harcèlement est une caricature et une occultation de la fluidité sociale et intellectuelle qui caractérise les réseaux, favorisant les échanges entre des groupes autrefois protégés par l’étanchéité des habitus.

Car le premier constat qu’impose la multiplication des affrontements est bien que les plates-formes numériques, volontiers accusées par les mêmes détracteurs de n’être que des bulles protectrices, sont des lieux beaucoup plus ouverts à l’altérité que l’ancien univers médiatique, dont la faible conflictualité atteste qu’il préservait bien mieux le confort de l’entre-soi.

La conflictualité plus élevée de Twitter, que chacun peut observer, ne résulte pas de la brièveté des messages, mais de la plus grande liberté d’établissement des liens faibles (le suivi n’étant pas limité par une autorisation préalable de l’usager, comme sur Facebook). Il s’agit bien d’un indicateur de la confrontation d’opinions contradictoires, autrement dit d’une plus grande porosité des groupes.

Pourtant, là encore, il ne faut pas s’arrêter à une lecture mécaniste de l’effet des canaux. Sur Twitter comme ailleurs, il y a des objets de polémiques, et d’autres qui ne soulèvent aucun antagonisme. Il y a du LOL et du kawaï, et même de l’indifférence ou de l’ennui. En revanche, le racisme, le sexisme ou l’écriture inclusive comptent parmi les sujets les plus inflammables, parce qu’ils suscitent des oppositions tranchées, mais aussi parce qu’ils offrent l’occasion d’exprimer des convictions fortes, sur des sujets appropriables.

Si la discussion est vive dès que le sexisme se manifeste, c’est d’abord parce qu’il existe deux camps aux intérêts opposés, qui se disputent la légitimité de la sphère publique. Ramener toute conflictualité à un effet de loupe des réseaux sociaux, c’est refuser de voir les antagonismes qui traversent la société. Sans oublier, comme l’explique François Cusset, que l’exigence de pacification n’est souvent que le masque de l’ordre apposé sur les colères des dominés.

Les journalistes ne s’y trompent pas, qui cherchent systématiquement sur Twitter l’écho de la réception d’un événement ou d’une décision politique. Car la plate-forme est bien aujourd’hui le meilleur révélateur des oppositions et des tensions sociales, par la visibilité qu’elle donne à une expression plus hétérogène que celle des plateaux télévisés.

Ceux qui fuient l’échange musclé sur Twitter l’ignorent: l’insulte n’y est jamais un signe de victoire, mais un aveu de faiblesse. La caractéristique la plus fascinante de la conversation sur les réseaux sociaux est qu’elle est un échange public. La discussion y est donc toujours un spectacle, où la pertinence des arguments est évaluée par un groupe plus large que les participants directs à l’échange. C’est la raison pour laquelle la conversation en ligne reste pour l’essentiel fidèle aux règles habermassiennes: celles de la rationalité et de la force argumentative (les cas de harcèlement, qui sont l’exception, renversent cette logique en remplaçant la force de l’argument par la puissance du nombre).

C’est là l’erreur principale de Salmon, qui oppose le laconisme du tweet à la densité du récit. Or, le clash est comme la partie émergée de l’iceberg narratif. On ne peut manifester publiquement son opposition à un propos que grâce à l’appui d’un corps de connaissances organisé. Derrière toute confrontation existe une rationalité rhizomatique, qui procède par associations et par ellipses, et comble les trous de l’échange par la mobilisation de systèmes et de raisonnements complexes. Le clash n’est pas le contraire du récit, mais son résultat.

Les chaînes du bavardage d’actualité donnent de la polémique une image dégradée. Mais la polémique n’est pas qu’un état artificiellement gonflé d’un débat de fond: c’est la manifestation du fait même qu’une question n’est pas encore tranchée. Un conflit argumentatif est donc le théâtre du combat pour la reconnaissance d’une position dans l’espace social. Comme dans l’histoire des sciences, où la pratique de la controverse publique est un instrument documenté de l’établissement de la vérité, c’est la conflictualité qui pousse à la formulation d’arguments lisibles et permet de comparer la pertinence des raisonnements. Sur les réseaux sociaux, s’ajoute l’information précieuse de viralité, soit celle du degré d’intérêt suscité par le sujet d’un débat. Une polémique virale est toujours un débat appropriable et documenté, indicateur d’un certain état du savoir et de sa diffusion dans la sphère publique.

Les innombrables discussions qui ont eu lieu à l’occasion de la controverse #Metoo illustrent l’apport de dizaines d’années de théorie féministe et la longue mise au point d’arguments basés sur l’observation et l’analyse des comportements. N’en déplaise aux nostalgiques du club et du confort de l’entre-soi, suivre une polémique sur Twitter, sous la forme désormais canonique du thread, est donc le plus souvent un excellent moyen de s’informer sur l’état d’un débat, sur sa prosécogénie et sur ses fondements argumentatifs. Y participer permet de vérifier la force d’un argument, ou de tester les failles du raisonnement de l’aversaire. Dans un cas comme dans l’autre, le débat en train de se faire reste le meilleur terrain d’élaboration du jugement.

  1. «Nous sommes entrés dans un âge post narratif. L’ère du clash. Le récit qui exige une certaine continuité pour dérouler les tours et détours d’une intrigue a cédé la place aux clashs viraux. Désormais, viralité et rivalité vont de pair, virulence et violence, clash et guerre des récits. Toutes les sources d’énonciation sont viciées, tous les «auteurs» – qu’ils soient politiques, scientifiques ou religieux – sont frappés de discrédit. C’est un processus inexorable. L’accélération des échanges sur les réseaux sociaux, le raccourcissement des messages, encouragent la logique du clash plutôt que celle du récit. Dans le brouhaha des réseaux, place au buzz-maker plutôt qu’au mythmaker.», Christian Salmon, «Nous sommes entrés dans un âge post narratif: l’ère du clash», AOC, 30/06/2018. []

5 réflexions au sujet de « Twitter ou la pédagogie du conflit »

  1. Oui, tout à fait d’accord. Par ailleurs votre billet (et la citation de Cusset) renvoient aussi aux analyses de Rojzman (sortir de la violence par le conflit https://www.institut-charlesrojzman.com/fr/sortir-violence-conflit ) ou au petit bouquin de Benazayag (éloge du conflit : http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-_loge_du_conflit-9782707183057.html ), pour lesquels le conflit est la nécessaire expression des antagonismes qui, lorsqu’ils ne peuvent trouver à s’exprimer ou se reconnaitre mutuellement peuvent conduire les sujets à la violence. On voit cependant à travers l’exemple des réseaux sociaux numériques que la possibilité d’entrer en conflit ne prémunit pas mécaniquement contre l’irruption de la violence…

  2. Merci pour les références! Certes, le conflit ne garantit pas contre la violence, mais il en représente un état socialisé, et impose surtout de penser les antagonismes de façon dynamique. Mais pour beaucoup, l’horreur des 140 signes est plus forte que la plus élémentaire des observations…

  3. « la fluidité sociale et intellectuelle qui caractérise les réseaux, favorisant les échanges entre des groupes autrefois protégés par l’étanchéité des habitus. »

    Exactement! Et merci, cher André Gunthert, pour votre caractérisation savante (et cependant très lisible) du phénomène. Et pour l’élargissement du contexte! Vos articles ont toujours un coté heureux et humoristique, malgré la gravité du sujet, merci pour cela!

    Tous les naïfs ont vécu cette expérience: Poster un commentaire sur un article dans un « quotidien de référence » en ligne, et dans un premier temps, constater qu’il n’est pas publié (car d’une part il contredit les conclusions de l’article, et d’autre part il n’est ni assez grossier, vulgaire, ou maladroit pour servir de contre-exemple), MAIS dans un second temps, constater que l’article est subtilement mis à jour (par une légère altération du titre, ou la suppression d’une phrase) suite au commentaire, qui par conséquent a non seulement été lu, mais par une personne qui a le pouvoir de mettre l’article à jour. Indication que dans une certaine presse (celle qui porte la lourde responsabilité politique du qualificatif « de référence » :), les commentaires les plus pertinents, ceux qui forcent la rédaction non seulement à entrer en action -donc à faire un travail pénible- mais qui plus est, discrètement, sont la plupart du temps ceux qui n’ont pas été publiés. :) :) :)

  4. Twitter, est le lieu de l’affrontement binaire, les partisans y affrontent les opposants dans une joute primaire. Votre texte le montre bien : le conflictuel se manifeste avec du « muscle », les questions de « sexualité » et de « racisme » y sont naturellement les terrains de prédilection.
    Dans un tel contexte les positions plus nuancées n’y ont pas leurs places : être d’accord sur le fond d’un débat avec un des deux groupes mais en désaccord avec les arguments ou les moyens est impossible … du moins sur le réseau. C’est l’utilité de cette forme de débat primitif et un peu bête (pris aussi au sens animal) : la nécessaire réflexion secondaire, hors réseau, élaborée dans le temps calme et le silence, loin de l’outrance et des cris.
    Sur twitter, c’est évidemment le spectacle qui l’emporte. Politiquement le populisme y fleuri logiquement sans barrière, tout comme une certaine sauvagerie bien dans l’air du temps. Un phénomène qui a l’utilité d’un révélateur.

  5. @Gab: Le refus du conflit est d’abord une incuriosité. Une part essentielle de ce que j’ai appris sur le sexisme ou le racisme (qui ne sont pas mes terrains de spécialité), m’a été apporté par la lecture au long cours des joutes enflammées des masculinistes avec Crêpe Georgette ou des racistes avec Rokhaya Diallo. J’admire le courage de ces femmes, militantes d’une cause, d’affronter et de déconstruire le tombereau des critiques et des attaques, dont la répétition dévoile les failles et les stéréotypes. L’inépuisable énergie de leurs contradicteurs (qui a malheureusement conduit Crêpe Georgette à se retirer de Twitter) révèle aussi la nature profonde de leurs convictions et l’étendue des privilèges des dominants, qu’ils ne sont pas prêts à abandonner. Bref, ces discussions sur l’agora sont de précieuses leçons de sociologie en acte, pour qui s’intéresse à la façon de penser de ses contemporains. Ce qui n’est visiblement pas le cas de tout le monde.

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