Dans un entretien récent à Reporterre, le sociologue Bruno Latour dénie toute dimension politique aux Gilets jaunes. Cette lecture est elle-même marquée par un refus manifeste d’identifier la nature politique des revendications du mouvement des ronds-points («La justice sociale, c’est comme l’amour maternel, tout le monde est pour. Cela veut dire quoi, d’un point de vue pratique?»). Le directeur scientifique de Sciences Po ne veut y voir que le spectacle d’une «indignation». A défaut d’une élaboration qui permettrait de transformer leur «plainte» en programme, les Gilets jaunes ne seraient que des révolutionnaires de pacotille, incapables de structurer leur action.
Cette vision fait peu de cas d’un rapport de force qui a bel et bien mis en difficulté le pouvoir au cours de l’hiver 2018-2019. Elle naturalise l’apolitisme revendiqué des activistes, et refuse de prendre en compte les caractères dynamiques qui transforment progressivement le sens et l’action de tout mouvement social, en fonction de la réponse qu’il suscite. Elle n’explique pas le soutien massif et constant d’une majorité de la population, en dépit des efforts pour diaboliser le mouvement.
Il est paradoxal de décrire comme dépourvu de force politique le premier mouvement transversal qui a réussi à mobiliser largement à l’échelle d’un pays, imposant notamment les thèmes de la justice fiscale, d’une augmentation des salaires ou d’une démocratie plus réactive – précisément ceux abandonnés par les partis traditionnels. Si la dimension d’atomisation sociale du néolibéralisme est bien mentionnée par Latour, celui-ci n’aperçoit en revanche pas que le refus de l’identification à la grille politicienne est bien un outil politique de recomposition d’un consensus, au-delà de l’impasse où mène un système volontairement bloqué par l’opposition des européistes et des populistes.
Si les Gilets jaunes apparaissent dans un paysage politiquement désertique, c’est bien parce que celui-ci résulte d’une entreprise de destruction systématique de tout ce qui est susceptible d’entraver la domination des marchés. Au terme de décennies de remise en cause des syndicats ou des partis sociaux-démocrates, mais aussi d’invisibilisation du pouvoir managérial, présenté comme la simple incarnation de la raison économique, ou de transfert de l’autorité prescriptive à des organismes supra-nationaux, de vastes pans de la population se réfugient dans l’abstention, convaincus que les outils des démocraties sont inopérants. Cet apolitisme est donc bien le résultat d’un processus politique, celui de la prise de pouvoir néolibérale, qui est tout sauf démocratique puisqu’il s’avance caché.
Contrairement aux considérations sur l’opacité des Gilets jaunes, il n’est pas très difficile d’apercevoir les ressorts du mouvement, qui prend acte des effets du néolibéralisme sur les classes moyennes. Fragilisées par l’autonomisation des moyens qu’imposent les externalisations industrielles (uberisation) ou la restriction des services collectifs (éducation, santé, transports…), celles-ci voient augmenter de façon inquiétante la proportion de travailleurs pauvres et autres laissés pour compte de la mondialisation. Révolte des classes populaires, le mouvement des Gilets jaunes vérifie l’explosion des inégalités, décrite par les travaux d’économistes réputés.
Cette détermination sociale avait-elle pour autant vocation à rester la signature du mouvement? La dimension politique est justement celle qui permet l’élargissement de la sociologie à une alliance des objectifs. De même que la révolte des étudiants de Mai 68 s’est rapidement propagée à la classe ouvrière, celle des Gilets jaunes pouvait susciter l’intérêt d’autres groupes menacés par l’ordre néolibéral, en particulier à gauche, dans les professions intellectuelles et culturelles ou la fonction publique, promises au démantèlement ou à la paupérisation par le programme d’Emmanuel Macron.
Cette conjonction ne s’est jamais produite. Ce n’est pas un défaut d’analyse des Gilets jaunes, mais les préférences de classe et la profonde allergie de la petite bourgeoisie à l’égard des classes populaires qui ont scellé le destin de l’insurrection, et imposé sa caractérisation sociale. Typique de la présentation médiatique du mouvement depuis ses origines, le refus de son interprétation politique est l’instrument majeur du pouvoir pour éviter la contagion de la révolte.
Il suffit de comparer l’accueil du mouvement des Gilets jaunes avec le traitement politico-médiatique de Nuit debout pour s’en convaincre: plutôt qu’une réponse politique, le choix systématique est celui de la condamnation morale. Même montée des brutalités policières pour favoriser un spectacle de la violence destiné à effrayer la majorité silencieuse. Même recours au point Finkielkraut, piège cynique et grossier de l’instrumentalisation de l’antisémitisme, qui mérite d’être rangé parmi les armes fatales contre tout mouvement social.
La souffrance des plus faibles est-elle un état naturel contre lequel on ne peut rien? Est-on certain qu’elle restera contingentée aux portions inférieures des classes moyennes, sans risque de contamination au-delà? En réalité, la croissance exponentielle des inégalités indique que le monde de brutes que nous promet l’ordre néolibéral n’aura jamais de limite, et que ceux qui se croient protégés aujourd’hui seront les proies de demain. Si l’analyse politique des événements est bien la marque de leur intelligence, rien ne nous empêche de comprendre dès à présent de quel côté est notre intérêt.
12 réflexions au sujet de « Dépolitiser les Gilets jaunes »
Tout à fait d’accord avec vous. Je pense aussi que le problème d’analyse du mouvement des GJ tient aussi à ce que j’appellerai le « facteur temps ». Nous vivons dans le temps de l' »hypervitesse », pour reprendre le concept de Paul Virilio, et il nous est impossible aujourd’hui de concevoir une autre temporalité que celle à laquelle nous participons. Or le temps des révolutions n’est pas un temps « court », comme on le croit généralement, mais un temps long, et situé hors de la temporalité « officielle ». Il a fallu quatre ans entre 1789 et le 10 août 1792, quinze ans entre 1815 et 1830, et ainsi de suite, ce que nos commentateurs/observateurs oublient. Le temps néolibéral est un temps ultra-court, qui ne peut pas concevoir un mouvement dans la durée. Ca risque, à mon avis, de lui coûter très cher.
Bonjour, vous faites un parallèle intéressant avec Nuits Debout (sur la dépolitisation et la criminalisation du mouvement). On peut peut-être faire le même parallèle avec les événements de 2005 survenus suite à la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré. Comparaison qui serait utile à mes yeux car il ferait ressortir que les deux points sont encore plus accentués quand le clivage n’est plus la classe mais la race : la fait que ces événements n’aient même pas eu de nom (on parle d' »émeutes ») prouve que le couple dépolitisation/criminalisation a joué au maximum.
Il est finalement pas très surprenant de voir le directeur de Sciences-Po émettre une telle opinion concernant ce mouvement social ET politique.
Porte-parole des intérêts de classe (et de ses classes), il reproduit presque mécaniquement le discours dominant où la violence orchestrée et insupportable contre les manifestants a abouti logiquement à leur diminution dans les rues, les exactions des « black blocs », plus ou moins manipulés, apportant le dernier coup à des revendications pacifiques à l’origine, le tout noyé dans un pseudo « grand débat national », avec shows en chemise du Président de la République et utilisation de tous événements comme des actes antisémites – regrettables et condamnables, évidemment – pouvant être attribués directement, et sans faire le détail, aux Gilets jaunes.
Cette absence de réflexion politique et sociologique n’encouragerait pas à se lancer dans un cycle d’études à l’abri des murs dont M. Latour est le portier.
Bruno Latour est intelligent, d’abord il reconnait bien que les Gilets Jaunes sont le seul mouvement politique aujourd’hui dans le désert des individus atomisés, et quand il conseille aux Gilets Jaunes de rentrer dans les détails il n’a évidemment pas tord. Il faut bien sûr toujours se méfier des donneurs de conseil de l’extérieur, puisqu’ils se mettent hors d’état d’assumer la responsabilité de leurs conseils, mais on reconnaitra à Latour qu’au moins, il a l’honnêteté de reconnaitre ouvertement qu’il n’est pas un Gilet Jaune.
Mais le gros problème de Latour c’est son incohérence. Il nous dit de détourner notre critique de l’état qui ne peut rien faire, et de la concentrer au niveau local, et même sur des personnes, mais en même temps, il dit qu’exiger la démission de Macron ne résoudra rien. Donc, Emmanuel Macron n’est ni « local », ni une « personne »… Alors qu’est-il? « L’Etat » incarné dans la chair ou quoi? Drôle d’exception quand même pour quelqu’un qui souhaite « libérer la société civile de l’état »!
Enfin, pour une personne qui prône « la reterritorialisation » (terme utilisé avec une grande clarté et simplicité par Deleuze-Guattari il y a 50 ans, et dans un sens similaire mais un peu plus vague chez Latour) et la descente sur terre, il a un étrange respect pour l’institution, au sens le plus classique. Mais il a, là aussi, l’honnêteté de reconnaitre à mi-mot sa propre contradiction: Il ne descendra pas sur les ronds-points, qui ne sont pas « son monde »…
Donc je comprends votre irritation, André Gunthert… Bruno Latour déclare demeurer un professeur, « directeur scientifique » et donneur de conseils. Conseils intelligents sans doute, et on peut les lire, mais conseils aussi à inspecter avec l’intelligence même dont ils sont pétris…
Mais maintenant, que suis-je ici, à juger doctement Latour? Qu’ais-je apporté, moi-même, de concret au mouvement des Gilets Jaunes?
Respect pour ceux qui sont descendus sur les ronds-points, dans tous les sens du terme.
Je n’ai pas du tout eu la même lecture de l’interview de Latour. Comme quoi le mouvement des GJ est fondamentalement divers puisque je suis GJ. Cette diversité des points de vue est une faiblesse. Mais elle est une force en devenir extrêmement puissante si le mouvement parvient à surmonter ses contradictions. Cela suppose un ancrage, comme le souligne Latour. Ce n’est qu’en situation que l’on peut surmonter de telles contradictions parce que les êtres sont en présence les uns des autres et ne se réduisent pas à des opinions ou des étiquettes.
Bonjour,
merci M. Gunthert pour votre analyse contradictoire, qui n’est pas dénuée d’atouts majeurs. Mais c’est souvent le dernier qui a parlé qui a raison. Pour être souvent convaincu par ce qui se dit ici (convaincu parce s’y révèlent des arguments, et pas seulement des impressions ou des sentiments, Cqfd), je n’en demeure pas moins interrogé par les propos de Bruno Latour ? Je suis frappé par leur naïveté, et leur absence de conscience politique. Mais je me rassure en même temps en me disant que, du coup, elle soit enfin à l’oeuvre dans le cours de leur existence. Il n’est jamais trop tard. Je pense sincèrement que B. Latour aurait dû assister à ce qui s’est passé à Commercy, ses propos en auraient peut-être été plus modérés ? Bref, la vérité c’est que, pour moi (en moi devrais-je dire ?), pardon mais vous vous rejoignez tous les deux. On a bien vu ce qu’avaient fait naître, laisser croire et finalement laisser périr les mouvements sociaux dits « apolitiques » au cours de ces dernière années. Nuit debout mais aussi les Indignés d’Espagne, d’Israël ou de Wall Street. Et je ne peux m’empêcher d’être frappé à force d’entendre cette antienne d’apolitisme qui, fut-elle sincère, n’augure jamais rien de bien engageant. L’expression » transpolitique » employée par Jérôme Rodriguez résumant bien le malaise de l’indétermination de certains Gj.
Au vrai, j’avoue que j’ai un peu peur pour eux, pour tous ceux qui se sont engagés avec vigueur, espoir et persévérance. J’espère sincèrement que tout cela débouchera sur quelque chose de concret, de bénéfique et de plus grand que nous-mêmes. Au-delà de l’auto proclamé » grand débat » et de ses avatars numériques, j’espère que ceux qui se sont engagés ne retournerons pas illico à leurs fourneaux, si vous me passez l’expression. J’espère que tout cela fera long feu, et que la démocratie représentative y regagnera ses galons perdus. en effet, je crains fort les retombées et les désillusions pour les GJ (Je laisse de côté les casseurs, les idiots et les racistes c’est un autre sujet). Je me souviens des dépressions et de suicides ayant suivi mai 68. J’ai un peu peur d’un énorme post coïtum d’ici quelques mois… Mais j’espère aussi me tromper.
Bien cordialement,
Effectivement, Bruno Latour ne dit pas que les GJ sont apolitiques ou refusent de le voir en exposant des arguments.
Ils affirme lui même qu’il n’a pas pratiqué les ronds points ces temps-ci.
il parle de loin, d’un point de vue extérieur, et donne des conseils plutôt anarchistes: s’organiser local, ne rien attendre de l’état, tellement le système technocratique empêche tout renouveau politique. Apprendre à se connaitre, se reconnaitre, s’ancrer pour travailler ensemble localement tout en étant conscient de l’interconnexion des problèmes. Il mentionne comment l’écologie est intimement lié au social.
Mais peut être n’avons nous pas lu le même article ?
@Sylvain: Pourquoi ne serait-il pas possible d’avoir lu le même article et d’avoir à son sujet des avis différents? Du reste, le sens de mon billet n’est pas de proposer une analyse détaillée de la contribution de Latour, à mon avis décevante, mais plutôt de la resituer dans une approche plus générale du mouvement des GJ, qui participe de sa marginalisation.
Oui, Latour est « décevant », c’est le mot. Ses prétensions « écologistes » me gênent plutôt qu’autre chose. Car dans ce domaine comme pour les Gilets Jaunes, je n’arrive pas à saisir ce que sont intelligence virtuose apporte de substantiel à la cause. Et ce qui me gêne aussi, c’est au fond son attitude de « curé ». Il prétend faire de la « sociologie des sciences », mais sans pour autant « faire de la science » (donc pas d’épistémologie, il le dit clairement) mais sans non plus prendre explicitement la responsabilité de placer la sociologie en surplomb, au-dessus du reste. Ce qui serait naïf. Il fait de la « sociologie » des sciences parce qu’il est sociologue. Par au sens (pas seulement au sens) où c’est son métier et qu’il faut gagner sa croûte, il n’est pas aussi grossier, mais parce que la sociologie en tant que discipline, qu’institution, a sa valeur intrinsèque qui mérite le respect et qui se situe au-dessus de la discussion. C’est la même chose pour la science: Elle mérite le respect en tant qu’institution, pas parce qu’elle serait « scientifique » ou qu’elle aurait des vertus particulières et spécifiques. Donc si Latour n’est pas scientifique, qu’est-ce qui lui reste ? La foi. Dans les institutions. Et donc il ne peut pas être Gilet Jaune, ça remue trop, et puis on ne sait pas où on va, c’est inquiétant.
@Gunthert, effectivement c’est toute la limite d’une tentative de replacer le discours de quelqu’un dans une approche générale des autres discours sans faire une analyse détaillée de ce discours.
Il serait fastidieux et surtout pas très utile de discuter toutes les erreurs, les approximations ou les biais de Latour, qui procèdent d’une information très lacunaire à propos du mouvement des GJ (qu’il refuse d’ailleurs de reconnaître comme tel) et de façon plus générale de l’histoire des révolutions. C’est au pied du mur qu’on voit le maçon. Une sociologie qui n’identifie comme acteurs que ceux qui se comportent de la façon prévue par le modèle est une illustration assez triste d’un refus de l’observation. Mais ce refus convient visiblement à ceux qui suivent la pente de la marginalisation des Gilets jaunes – et qui trouvent logiquement des qualités à l’entretien de Latour.
Effectivement, Bruno Latour renvoie à une hypothétique « société civile » ou « auto-organisation sociale » la résolution de questions que les lois et l’ordre institués et contrôlés par les institutions politiques nationales (l’Etat) et européennes (l’UE) ferment à double tour.
Il invite à identifier au niveau local nos liens et nos sujétions tout en refusant toute pertinence à la lutte des classes ou à la lutte politique pour le pouvoir ! Justification si j’ai bien compris : la crise écologique rend tout cela dérisoire.
Curieusement, il admet que les premiers frappés par la catastrophe environnementale sont ou seront les plus pauvres mais il balaie d’un revers de main la notion de « justice sociale » !
Tout cela suinte une forme de condescendance voire de mépris profondément blessant.
Les commentaires sont fermés.