Dans mon entourage, nombreux sont ceux qui attendent avec impatience la fin du confinement pour retrouver leurs habitudes. Cette attente risque d’être déçue. Contrairement à des affirmations prématurées, il n’existe aujourd’hui aucun traitement contre le Covid-19. Hors confinement, la distanciation sociale, le port du masque et l’isolement des malades restent donc les seules pratiques susceptibles de protéger de la contamination. Les scénarios de développement d’une immunité de groupe sont malheureusement contredits par les études récentes, qui indiquent une faible présence d’anticorps, sur des durées réduites. La mise au point d’un vaccin en sera compliquée, et ne peut en toute hypothèse pas intervenir avant 2021. Dans ces conditions, il est probable que le port du masque, la distance sociale et les gestes barrière demeureront des contraintes nécessaires à la vie en société pendant l’année scolaire 2020-2021, et peut-être au-delà.
Caractérisées par une forte collégialité, à l’égal des métiers du spectacle ou de la politique, les pratiques de l’enseignement et de la recherche apparaissent comme de puissants vecteurs de contagion. Peut-on encore envisager de rassembler des groupes de plusieurs dizaines ou centaines de personnes dans des salles ou des amphis? Devant la normalisation de la distanciation sociale, les étudiants accepteront-ils la promiscuité que leur imposent les cours ou les examens? On peut de même s’interroger sur le risque encouru par les enseignants, multiplié par le nombre des participants aux séminaires ou aux colloques, ou sur les conséquences juridiques de l’organisation d’activités entraînant la mise en danger de la vie d’autrui.
Face à la remise en question du principe de réunion qui régit les activités d’enseignement, les technologies de l’information ont pu apporter un certain réconfort pendant la période du confinement. Mais cette expérimentation a aussi montré qu’il n’était ni possible ni souhaitable de généraliser le recours aux plates-formes numériques. L’échange en face-à-face qui donne vie à un cours ou à un colloque, et permet de s’adapter à l’auditoire ou d’interagir avec lui ne peut être aisément reproduit par des outils de téléprésence. Les applications de visioconférence sont plus adaptées pour les petits groupes, et restent dépendantes d’un niveau d’équipement qui n’est pas le lot commun. Elles peuvent remplacer le face-à-face dans les dialogues hautement ritualisés que sont les soutenances de thèse, ou pour un séminaire de recherche. Elles ne peuvent guère se substituer à un enseignement au long cours à destination de participants qui n’ont pas déjà fait connaissance dans la vraie vie.
On peut imaginer plus facilement la multiplication de cours enregistrés ou télédiffusés. Toutefois, les capacités de production limitées des établissements universitaires ne permettront pas de proposer dès la prochaine rentrée une offre de formation étendue, et pourront tout au plus compléter un socle pédagogique en présentiel.
Si la présence physique reste l’horizon de l’échange académique, celle-ci doit cependant s’adapter aux contraintes de la pandémie. L’enseignement en amphithéâtre regroupant des centaines de participants, même porteurs de masques, représente un risque trop élevé de contagion pour pouvoir être maintenu. La première règle si l’on veut préserver la possibilité du face-à-face est de le réserver à des groupes restreints. A minima, suivant la recommandation ministérielle, on peut raisonner à partir d’une division par deux des jauges.
Il paraît évidemment difficile de doubler tous les cours, dans l’espace déjà trop limité des locaux universitaires. C’est pourquoi il faut dès à présent imaginer des évolutions plus fondamentales. Au cours des vingt dernières années, la normalisation européenne programmée par le processus de Bologne a conduit à infantiliser étudiants et enseignants, enfermés dans des maquettes de plus en plus contraignantes, accroissant la présence en cours et privilégiant l’examen comme instrument d’évaluation. Les impératifs sanitaires imposent de mettre un terme à cette course. Il faut au contraire revenir à des schémas plus ouverts et favoriser la responsabilisation de l’étudiant comme de l’enseignant, pour permettre le déploiement d’expérimentations adaptées à la diversité des situations. Le cours ne peut plus être l’instrument pédagogique prépondérant. Sur le modèle de la relation de tutorat du master ou du doctorat, il faut privilégier un encadrement pédagogique individualisé et faire reposer l’évaluation sur la construction d’un parcours personnel.
Colloques annulés ou repoussés, réticences à recourir aux transports aériens: la vie scientifique paye elle aussi un lourd tribut au Covid-19. Plutôt que de remplacer intégralement les rencontres physiques par la vidéo ou la visioconférence, une bonne formule est probablement la combinaison d’une collégialité contrôlée avec des interventions en téléprésence, sur le modèle des soutenances de thèse, qui permettent à un collègue éloigné de se joindre à une réunion en présentiel.
Même si l’année 2020-2021 sera forcément une période d’adaptation et de compromis, il est préférable de réfléchir dès à présent aux contraintes nées de la pandémie, plutôt que de les subir dans l’impréparation. Il faudra pallier les absences des malades, et anticiper de possibles reconfinements. Les limites au principe de réunion obligeront à investir en termes de locaux, de personnels, ou en moyens de production audiovisuels et de télédiffusion. Tous les pays étant soumis aux mêmes contraintes, une concurrence ne tardera pas s’établir entre les pays ou les établissements capables d’assurer la sécurité de leurs participants, et les autres. Ceux qui prendront la mesure du bouleversement que nous impose le virus auront un coup d’avance.
9 réflexions au sujet de « Enseigner avec le virus »
Merci André ! Il n’y a pas que dans le monde de l’enseignement que se pose ce problème relationnel nouveau. Les visioconf. éprouvent vite leurs limites. Et l’un des gros enjeux que nous avons devant nous consiste effectivement à trouver des modalités d’échanges en présentiel et à distance. Ça va être sérieusement compliqué et demander beaucoup d’adaptabilité. Je pense comme toi que cela risque ou peut être l’un des énormes enjeux des deux années à venir.
Si la distanciation sociale devient systématique et durable, il faudra changer aussi l’agencement des établissements scolaires, d’enseignement et de formation. Bien sûr tous les lieux de « grands collectifs » devraient aussi se transformer au-delà de l’éducation.
Dans le monde de l’enseignement et de la formation une réflexion est engagée à propos de la forme scolaire (Guy Vincent et all) et sur l’agencement des locaux (Laurent Jeannin) et a pris de l’ampleur depuis quatre ou cinq années. Il est peut-être temps d’avancer sur ces sujets compte tenu de ce qui se passe en ce moment.
Professeur en langue étrangère je me questionne sur comment enseigner avec les mesures a venir et sur le long terme.
Tous nos programmes ont basé leur méthode sur les travaux de groupe les échanges l’entraide le rapprochement.Des classes de 30.Dans mon lycee il y a plus de 500 élèves des couloirs étroits où on se croise difficilement on se touche on est a hauteur de visage sans parler de la relation élèves/profs en distance qui est proche lors de la vérification du travail quand on passe dans les rangs. Des travaux rendus sur papier..des ordinateurs dans les classes dont les claviers sont touchés par au moins 10 personnes chaque jour.Du tableau et des craies/feutres qu’on échange il y aura forcément des ratés si par exemple on doit se moucher et qu’on a les mains « sales » il faudra courir se les désinfecter pour se toucher le visage, ouvrir et fermer les portes Ou acheter des masques? Du gel?
On en trouve au marché noir ou a des prix hallucinants sur internet il faudra donc comme en temps de guerre se débrouiller pour sr procurer l’indispensable et un groupe va s’enrichir sur le dos des autres .Que produit on en France depuis 6 mois que ce virus est apparu en ce qui concerne les équipements?
Le risque zero n’existe pas certes mais pour le moment c’est aussi zéro moyen zéro information claire
Bonjour, je suis très intéressée par ce passage de votre article:
Au cours des vingt dernières années, la normalisation européenne programmée par le processus de Bologne a conduit à infantiliser étudiants et enseignants, enfermés dans des maquettes de plus en plus contraignantes, accroissant la présence en cours et privilégiant l’examen comme instrument d’évaluation. Les impératifs sanitaires imposent de mettre un terme à cette course. Il faut au contraire revenir à des schémas plus ouverts et favoriser la responsabilisation de l’étudiant comme de l’enseignant, pour permettre le déploiement d’expérimentations adaptées à la diversité des situations. Le cours ne peut plus être l’instrument pédagogique prépondérant. Sur le modèle de la relation de tutorat du master ou du doctorat, il faut privilégier un encadrement pédagogique individualisé et faire reposer l’évaluation sur la construction d’un parcours personnel.
J’enseigne depuis longtemps en école d’art, et si j’ai vu beaucoup de formes inventives et collectives tant dans la réflexion que dans la pratique s’y développer ces dernières années, j’ai vu aussi l’emprise croissante des affaires d’évaluations, d’examens, de diplômes, ce qui dans le cadre d’une école d’art laisse pour le moins dubitatif. Repenser la responsabilisation de l’étudiant comme de l’enseignement me paraît en effet une affaire que la crise actuelle invite à mettre en œuvre. Vous entr’ouvrez quelques portes: travailler en petit nombre, mélanger le partage en ligne et dans des formes de mises en présence qui sont à repenser… Il me semble qu’on ne peut pas travailler dans cette direction chacun dans son coin. Et je serais très intéressée par la formation d’un groupe d’enseignants et d’étudiants qui réfléchiraient ensemble ces questions et partageraient leurs expériences…
@ecoldar: C’est une excellente idée!
Plusieurs semaines après la rédaction de ce billet, la ministre de l’enseignement supérieur a pris acte de l’impossibilité de faire cours en amphi de manière habituelle, et indiqué, dans une interview au Parisien, qu’il conviendra, à la prochaine rentrée, de réduire les effectifs en présentiel, et d’enregistrer et diffuser les cours magistraux en ligne (https://www.franceinter.fr/education/les-universites-devront-privilegier-les-cours-a-distance-l-annee-prochaine).
En réponse à cette annonce, on voit une levée de boucliers contre le « distanciel », accusé d’accélérer la casse du supérieur. Dans le triste état de l’université, cette accusation paraît crédible. Les plus virulents traitent déjà ceux qui recourent au cours en ligne de traîtres ou de collabos. Sympa pour les collègues.
Je n’ai jamais été un partisan des Moocs, conférences filmées dont les résultats ont toujours été décevants sur le plan pédagogique (taux élevé de décrochage). Mais je ne suis pas partisan non plus des cours en amphi à 300 ou à 600, que ces formules se bornent à remplacer – et dont j’attends de pied ferme que quelqu’un me fasse l’éloge sur le plan pédagogique.
Je découvre en revanche depuis peu les cours en visioconférence en groupe restreint (7 séances depuis mars). Et je suis le premier surpris de voir à quel point ça se passe bien. Evidemment, le point essentiel reste le nombre de participants. Dans mon cas, il n’a jamais dépassé les dix personnes, pour des séances d’une à deux heures, improvisées au débotté pour pallier à l’interruption des cours. Du coup, le dialogue est favorisé, et les étudiants peuvent plus facilement prendre la parole.
Ce n’est pas le seul paramètre. Nous étions tous novices devant la formule. Il a fallu s’adapter. On a tâtonné, mais j’ai vite senti qu’il ne fallait pas que je reproduise en ligne mes cours habituels (qui, s’adressant à des groupes d’une 50aine d’étudiants, ont pris depuis plusieurs années un tour de plus en plus magistral).
Le fait de bricoler en direct, de proposer une forme plus expérimentale, a favorisé l’échange. En étant moins sûr de moi, je laisse plus de place aux étudiants. Et ça marche: on a de beaux dialogues – plus souvent que dans mon séminaire en présentiel. Bref, on peut très bien avoir un échange de qualité avec les étudiants par le biais de plate-formes numériques (en ce moment: l’open source Jitsi). Ça n’est pas facile, il faut se faire à l’outil, et trouver des formules adaptées à un dialogue techniquement moins fluide. Mais la qualité de l’échange dépend moins du canal que du nombre de participants, et du type d’enseignement proposé.
Second point: ne faisons pas mine d’opposer le distanciel au cours as usual. Comme on le voit avec les mesures appliquées à l’école, tout va changer: réduction du nombre de participants, port du masque, lavage de mains, circulation contrôlée… Une longue série de contraintes dont on n’est même pas certain qu’elles assurent une sécurité minimale (compte tenu notamment des effets de la ventilation dans les salles à air conditionné, qui rendent inopérantes les mesures de distanciation sociale). Bref, entre faire cours sous masque à une salle figée dans la distanciation et les échanges de la visio, je ne suis pas certain que la meilleure option pour l’ensemble des participants soit forcément la première.
Est-ce que ça va favoriser la casse de l’université? C’est un non-argument. Lorsqu’on vit sous la férule d’un régime résolument néolibéral, comme sous nos trois derniers présidents, n’importe quel prétexte fournit l’occasion d’une réduction budgétaire, au détriment des enseignants et des étudiants. Dans le champ politique, la position de pivot du Front national est utilisée de la même façon pour disqualifier de nombreux positionnements, accusés de « faire le jeu » de Marine Le Pen. Laissons l’usage de cet argument épouvantail aux imprécateurs.
Objection plus sérieuse: de nombreux étudiants ne disposent pas d’outils informatiques adaptés, et n’ont parfois pour toute possibilité de connexion que leur smartphone. Faut-il en déduire que les cours en amphis bondés, assurés par des précaires, constituent la meilleure réponse à ce défaut d’équipement? Soyons sérieux: il n’est plus possible en 2020 de consulter des sources ou de rédiger sans un ordinateur et une connexion à internet, et laisser penser qu’on peut faire une licence avec un smartphone relève de la mauvaise blague. Si l’on juge cette situation insupportable, il faut se battre pour que l’Etat, la région, le Crous ou les universités prennent en charge les besoins des étudiants.
Les contraintes sanitaires du Covid invitent à faire cours à des groupes plus petits, dans des salles moins occupées, et donc devraient logiquement conduire à engager plus de profs – voire à construire de nouveaux locaux. Même le recours assidu au distanciel suggère d’accroître les effectifs enseignants ou de recruter des spécialistes de l’audiovisuel.
Mais le sort réservé aux soignants au plus fort de la pandémie a montré que nos responsables préfèreraient littéralement manger de la m… plutôt que de créer un poste durable, même lorsque les enjeux sont aussi vitaux et immédiats que la prise en charge de malades gravement atteints. Alors pour s’occuper des étudiants…
Quelque soit le canal utilisé, il faut bien comprendre que l’alternative sera plutôt entre ceux qui pourront assister aux cours et ceux qui en seront écartés. A l’EHESS, cela fait déjà quelques années que le nombre de demandes excède celui des places disponibles, ce qui conduit la hiérarchie à conseiller aux profs de restreindre les inscriptions en master. Il est à craindre que ce type de réponse, la seule possible sans augmentation de budget, s’imposera à la rentrée en proportion des restrictions sanitaires. En salle comme en visio, chacun fera le tri comme il pourra, loin de l’horizon d’un enseignement pour tous – qui n’était déjà plus assuré dans le cadre austéritaire de l’«excellence» (autre nom du malthusianisme), et qui le sera encore moins dans les conditions du Covid.
Enseigner dans ce nouveau contexte suppose de repenser aussi le travail de celui qui apprend, l’étudiant. Nous avons, dans le cadre d’un master à distance que j’ai dirigé ces dernières années, avancé sur cette réflexion en essayant d’analyser la qualité et la quantité de travail qu’un étudiant doit faire pour parvenir au niveau souhaité. Cela nous a amené à repenser complétement le rôle de l’équipe enseignante et les manières d’intervenir. Ce n’est pas parfait, mais cela répond au moins partiellement aux contraintes qui sont celles que nous allons être amené à vivre dans les prochaines années… Ce qui va faire le plus grincer des dents, ce sont les amphis qui sont appelés en grande partie à disparaître dans leur forme actuelle. Nous avons travaillé de 2014 à 2018 aussi à des locaux ouverts (Learning lab) pour des effectifs allant jusqu’à 120 étudiants. Ce fut modeste, mais passionnant et plein de promesses pour l’avenir.
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