Au pays de Charlie, de nombreux Français ne sont plus très au clair sur les genres littéraires. Lorsque le ministre de la justice Eric Dupond-Moretti manifeste son soutien à la députée Danièle Obono après la publication du récit raciste de Valeurs actuelles 1, il souligne la liberté d’expression qui caractérise la fiction («On est libre d’écrire un roman nauséabond»). «On n’est plus au pays de Voltaire», renchérit l’essayiste Michel Onfray, qui compare les protestations qui ont accueilli l’article illustré au procès de Madame Bovary. En bref, tous ceux qui rechignent à condamner l’hebdomadaire d’extrême-droite reprennent l’argument derrière lequel celui-ci s’est abrité: la mise en scène de Danièle Obono en esclave est une fiction.
"Je ne suis pas une pleureuse" Michel Onfray défend Valeurs actuelles. @Valeurs #MichelOnfray #Obono #libertéexpression pic.twitter.com/f9A3Qk7dKl
— Valeurs actuelles ن (@Valeurs) September 4, 2020
Cet argument est évidemment un sophisme, et il faut avoir tout oublié de Voltaire pour donner du crédit à cette fable. Sans rentrer dans les arcanes de la théorie littéraire, il suffit de rappeler l’avertissement bien connu qui s’affiche sur les écrans de cinéma, selon des formes variables: «Toute ressemblance avec des personnes existantes (ou des faits réels) ou ayant existé est purement fortuite.» En d’autres termes, ce qui caractérise la fiction, ce n’est pas que ce qu’elle décrit est invraisemblable ou fantaisiste, mais que la convention fictionnelle suspend le lien entre l’action décrite et un événement existant. En termes techniques, la fiction est par définition a-référentielle, sans référent.
On peut jouer de mille manières avec cette convention, et la littérature regorge d’exemples d’altérations de la règle. Mais le récit publié par Valeurs actuelles, qui désigne une personne existante et en reproduit l’image, ne peut en aucune façon appartenir au registre de la fiction. Certes, l’action qui la met en scène est imaginaire. Mais dès lors que son sujet est une personne vivante, on change forcément de genre. L’éloge, la satire ou la caricature sont les catégories les plus connues qui permettent d’évoquer des personnes existantes. Si la liberté de la fiction est grande, en raison de l’absence de mise en cause de personnes identifiables, les formes référentielles font naturellement l’objet d’une surveillance plus étroite, et sont soumises à l’appréciation contradictoire des intéressés, et le cas échéant de la justice – ce que le ministre en charge a l’air d’ignorer.
La série estivale de Valeurs actuelles «Les couloirs du temps», qui projette François Fillon à l’époque de la Révolution, Eric Zemmour à Waterloo, ou Didier Raoult dans les tranchées, appartient au genre de la satire. L’article consacré à Danièle Obono, qui la dépeint comme esclave et lui fait subir de mauvais traitements, ajoute à ce registre la dimension de l’outrage. Cette mise en cause relève donc du sous-genre (littéraire et pas seulement graphique) de la caricature.
Le droit à l’exercice de cet art, qui permet de contester les actions des puissants et de faire droit à l’expression des minorités, est un élément essentiel de l’histoire de la conquête des libertés publiques. Mais contrairement à la doctrine qui voudrait que tout soit permis en matière de satire, la caricature n’a de sens que parce qu’elle renvoie au réel – et agit en retour sur lui. Elle ne peut pas être privée d’un référent, sauf à perdre toute efficace. Comme l’insulte – et à l’inverse de la fiction –, elle constitue une énonciation performative, dont l’utilité est bien de faire du tort à ceux qu’elle désigne. C’est pourquoi, comme l’insulte, son exercice est limité et contrôlé par la société, pour éviter toute mise en cause abusive. Outrage institutionnalisé, la caricature publique n’est acceptable que si sa motivation paraît justifiée.
Le tollé qui a accueilli «Obono l’Africaine» indique que la prétendue fictionnalité du récit n’a pas convaincu la société française. La dimension caricaturale a souvent été identifiée par l’intermédiaire du dessin de la députée portant des chaînes. Mais c’est le magazine qui apporte le démenti le plus flagrant à sa propre thèse. La motivation de l’outrage est en effet explicitement précisée par Valeurs actuelles dans son communiqué du 29 août. C’est à cause de sa «participation» à la critique de la colonisation (désignée sous le terme d’«indigénisme», que le magazine d’extrême-droite tient pour une «falsification de l’histoire») que Danièle Obono a été prise à partie. Cette justification du traitement réservé à la députée insoumise confirme qu’il ne s’agit pas d’une fiction, mais d’une attaque en réponse à des prises de position précises. Il est donc à la fois peu courageux et peu crédible de vouloir brouiller les pistes, pour tenter d’échapper à la responsabilité qui accompagne la caricature.
Une réflexion au sujet de « Une fiction pour camoufler le racisme »
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