(Fisheye #46) Des polémiques récentes ont montré à quel point les études de l’histoire coloniale (postcolonialisme) ou celles du rôle du modèle colonial dans la culture occidentale (décolonialisme) restent mal connues du grand public. Un ouvrage consacré à la photographie des violences coloniales, au tournant du XIXe et du XXe siècle, permet heureusement de vérifier sur pièces la réalité des avancées scientifiques encouragées par ces nouvelles problématiques.
Issue d’une thèse d’habilitation, l’étude de l’historien Daniel Foliard parue en 2020 aux éditions de la Découverte sous le titre Combattre, punir, photographier. Empires coloniaux, 1890-1914 entreprend la tâche difficile d’explorer une iconographie rebelle. Que ce soit par sa dispersion dans les archives, par le caractère rebutant de son sujet ou encore par la difficulté de lecture d’images toujours très contextuelles, le sujet de l’enquête résiste à l’analyse. Comme nous l’explique Daniel Foliard, l’imagerie qui a irrésistiblement accompagné les débordements de la violence coloniale est caractérisée par une visibilité réduite ou entravée. Éloignées de la métropole, les «petites guerres» ou la sanction des révoltes locales, réprimées avec cruauté, sont aussi volontairement tenues à distance du débat public européen.
Ayant travaillé sur la photographie de la fin du XIXe siècle, il m’est arrivé de croiser certaines des images analysées par Daniel Foliard, ou d’autres semblables. Mais la méconnaissance des faits qu’elles illustrent a souvent fait obstacle à une compréhension éclairée de ces documents. La grande réussite de l’ouvrage est de proposer une double recontextualisation qui rend à ces images leur pleine lisibilité. La reconstitution de la trame historique et des enjeux de l’expansion des empires anglais et français en Asie et en Afrique, à partir de la conférence de Berlin de 1884-1885, restitue la grille de lecture indispensable à leur interprétation. Mais au-delà de ce préalable, c’est l’interrogation des fondements théoriques de la visibilité de ces images qui constitue l’apport le plus impressionnant de l’ouvrage.
Comme les meilleurs travaux récents consacrés à l’analyse des pratiques visuelles, le livre de Daniel Foliard présente en effet la particularité d’associer à l’étude détaillée d’exemples choisis, selon les méthodes de la micro-histoire, le déploiement des enjeux théoriques soulevés par les sources. À l’opposé du positivisme documentaire de l’ouvrage aux allures de catalogue Sexe, race et colonies, dirigé par Pascal Blanchard (La Découverte, 2018), cette articulation propose de reconstituer à chaque étape les outils de la compréhension des images. Pour ce faire, l’auteur revient sur la plupart des grandes questions liées à la représentation, au régime de vérité de la photographie, au reportage de guerre, à l’exposition de la violence, à l’archive ou à la censure. À côté d’un manuel historique sur l’histoire coloniale des empires anglais et français, le lecteur dispose ainsi d’un véritable précis d’esthétique qui, sans jamais s’éloigner de ses sources, fait découvrir la profondeur de débats complexes, et rend leur intelligibilité à des images révélatrices.
L’une des principales thèses de l’ouvrage consiste à montrer que l’imagerie des violences coloniales restitue l’évolution fondamentale des nouvelles méthodes de la guerre moderne, qui se manifesteront avec force en Europe au cours du premier conflit mondial. La disparition des batailles opposant de grands corps d’armée sur un théâtre ouvert, remplacées par des combats d’artillerie à distance et des morts en masse: les traits qui surprendront les protagonistes de 1914-1918 sont déjà présents dans l’étrangeté des conflits coloniaux des années 1900. Présents dans l’illisibilité même des images, dans la froideur statique d’un affrontement sans combat, ou dans les tas de cadavres qui s’amoncèlent sans qu’on puisse en discerner la cause.
Une autre proposition importante de Foliard est de considérer l’imagerie des violences coloniales comme le premier terrain d’expérimentation du reportage de la photographie de guerre. À l’invisibilité des formes modernes du combat répond la visibilité de l’image. Une visibilité plurielle, qui s’impose en dépit des précautions des colonisateurs: la multiplication des sources de production, où se mêlent photographie amateur et professionnelle, mais aussi les premiers témoignages autochtones, rendent caduques les efforts de contrôle ou de censure d’une imagerie indésirable. Le foisonnement des usages, où l’exposition propagandiste de l’ennemi vaincu croise la volonté de dénonciation des abus, exposent les documents visuels à un constant retournement du regard.
Dans une démonstration qui contredit la vision debordienne d’un spectacle qui ne serait qu’illusion, Combattre, punir, photographier témoigne fortement en faveur du pouvoir documentaire de la photographie. Le problème de la colonialité est sa visibilité. Interroger l’histoire visuelle du colonialisme aura donc permis d’écrire un grand livre sur l’image – un modèle du genre.
- Ref. Daniel Foliard, Combattre, punir, photographier. Empires coloniaux, 1890-1914, Paris, La Découverte, 2020.
4 réflexions au sujet de « Violences coloniales: une visibilité restaurée »
Votre travail est admirable !
Merci.
Me parece una excelente producción este trabajo, algo muy necesario
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