Dôme de chaleur au Canada, inondations torrentielles en Europe du Nord, incendies géants en Sibérie, Californie, Grèce, Turquie… Plus encore que les années précédentes, l’été 2021 est ponctué par une litanie de catastrophes dues à l’augmentation des températures, une avalanche d’images terrifiantes et un traitement médiatique qui hésite entre déni et sidération. Le 6e rapport du GIEC le confirme: le rythme du réchauffement climatique s’accélère et ses effets sont devenus nettement perceptibles. Pourtant, comme l’écrit encore le 3 août sur Twitter la journaliste Nassira El Moaddem: «Un JT du 20h de France 2 avec des images des feux de forêt meurtriers en Turquie, de la canicule en Grèce, des terres agricoles inondées en France, et pas une fois le dérèglement climatique mentionné. Désespérant.»
Combien en a-t-on vu, de ces séquences informant d’un événement météorologique extrême, sans que le commentaire mentionne la causalité du changement climatique? Cette prudence médiatique s’explique par la difficulté de corroborer l’analyse statistique de long terme avec l’observation de phénomènes ponctuels, que les spécialistes eux-mêmes ont été longtemps réticents à articuler. Mais c’est bien la perception d’une multiplication des effets concrets du réchauffement qui a transformé le récit de la menace climatique, mise au présent en juillet 2017 par un article de David Wallace-Wells. Un nouveau tournant dans ce récit s’est manifesté avec les inondations diluviennes de mi-juillet en Allemagne, dont le lourd bilan a confirmé que même les pays en apparence les plus éloignés du risque climatique subissaient eux aussi de plein fouet ses conséquences mortelles.
De façon caractéristique, ce sont les responsables politiques allemands qui ont alors affirmé la relation entre les crues torrentielles et le dérèglement climatique, autorisant à leur tour les médias mainstream à afficher cette causalité. Au cours du journal télévisé de 20h de France 2 le 25 juillet 2021, qui récapitule la série des catastrophes de l’été, la présentatrice Leïla Kaddour admet: «Notre conscience écologique s’éveille à cause de catastrophes naturelles à répétition».
Cette nouvelle compréhension avait été préparée par les fuites du 6e rapport du GIEC, qui intègre pour la première fois un chapitre sur les événements climatiques extrêmes. Le 26 juillet, dans la matinale de France Inter, le professeur de climatologie et ancien vice-président du GIEC Jean-Pascal van Ypersele donne la clé de la nouvelle doctrine, qui inverse la problématique. Plutôt que de vérifier ponctuellement la relation d’une catastrophe locale avec la dynamique du changement climatique, c’est le réchauffement lui-même qui est désigné comme le contexte global de l’ensemble des phénomènes constatés. La mise en série des événements extrêmes, l’augmentation de leur fréquence et de leur intensité font dès lors fonction de preuve de l’accélération du processus.
Cette nouvelle narration achève de transformer la menace climatique en un danger concret qui impose des décisions immédiates. Nous avons pu constater avec la crise du Covid la difficulté à prendre au sérieux les scénarios prédictifs, manifestés par l’évolution d’une courbe. La médiatisation des conséquences catastrophiques du réchauffement est désormais le meilleur outil pour accélérer la prise de conscience des populations.
8 réflexions au sujet de « Les catastrophes, accélérateur du récit climatique »
Le problème du récit climatique c’est qu’il ne responsabilise pas. On rejette les conséquences de nos actions et inactions dans le domaine de l’abstrait du « changement climatique » caché dans des modèles compliqués qui dépendent de chercheurs de haut niveau, eux-mêmes dépendants de finances substantielles car les données sont chères à rassembler et à analyser.
Donc on a un concept qui joue plus un rôle de « récit » que d’outil opérationnel.
Alors que tous les problèmes soit-disant « climatiques » ont aussi une explication immédiate, tangible, débouchant sur des solutions locales, et par conséquent responsabilisantes.
Par exemple les inondations: destruction des zones humides, des sols agricoles à cause de l’industrie des engrais et pesticides. Voilà du concret. Un ennemi identifiable, une réponses envisageable.
Les feux de forêt : les « plantations d’arbres » qui remplacent les véritables forêts, et ces immenses zones de plantations uniformes, laissées à elles-mêmes, non entretenues.
Etc. Etc.
En tant qu’architecte, dire à mes clients qu’il faut faire une architecture « anti-changement climatique » ne mène à rien. En revanche, éliminer les plastiques pour réduire le risque d’incendie, utiliser des techniques anti-termites non-chimiques pour ne pas empoisonner leurs enfants… voilà du concret, avec des résultats tangibles et immédiats.
Le réchauffement est un processus cumulatif de longue durée. Compte tenu de leur augmentation, il est évidemment nécessaire d’essayer de se prémunir contre les effets des événements extrêmes. Toutefois, les solutions pragmatiques, comme le nettoyage des forêts ou l’aménagement des zones inondables, ne peuvent constituer une réponse à l’emballement climatique, qui poursuit sa route et va inexorablement s’aggraver si des mesures de limitation de la croissance ne sont pas adoptées.
Permettez-moi ce témoignage émanant d’un non spécialiste du climat. J’ai à plusieurs reprises énoncé, auprès d’amies et d’amis engagées, responsables, voire écologistes, deux exemples spécifiques de mesures de limitation de la croissance applicables à l’ensemble de la population et très concrètes. De telles mesures dûment expliquées et prises PROGRESSIVEMENT permettent d’habituer en douceur les citoyens à l’urgence de cette prise de conscience et à la réalité des problèmes à venir : bons de carburant (avec calcul de pondération ville / campagne) et coupures tournantes et dûment programmées d’électricité, d’eau et/ou d’internet. Des coupures programmées de 2 à 4 heures par semaine, voire par mois, réparties par quartiers dûment identifiés sont courantes dans certains pays du Sud comme l’Inde. Elles permettent aux gens de s’organiser à l’avance – je l’ai vécu moi-même – et ont un impact relativement minime sur la vie quotidienne.
Rien que l’énoncé de ces propositions m’a valu une levée de bouclier horrifiée de ces amies et amis, pourtant déjà sensiblisées au problème. J’ai été raillé, qualifié de dictateur, et on m’a entre autres rétorqué que ce genre d’efforts ne devaient pas être appliquées aux citoyens mais aux industries, les contributions « personnelles » étant insuffisantes et antisociales. La décroissance n’est donc pas pour demain et se fera, comme d’habitude, dans la douleur de mesures autoritaires et désordonnées prises au pied du mur.
Quand vous dites, André, que « les solutions pragmatiques (…) ne peuvent constituer une réponse à l’emballement climatique (…) si des mesures de limitation de la croissance ne sont pas adoptées », pensez-vous à ce genre de mesures ?
Petit détail supplémentaire : pour mettre tout de suite mes amies dans l’ambiance, j’avais rappelé en préambule que l’eau de nos chasses d’eau était de l’eau… potable !
Lorsque je pense « decroissance » je garde a l’esprit le livre de Herve Kempf, « Comment les riches detruisent la planete ». Peut-etre pas seulement « les riches » comme autrui, surement aussi « les riches » que nous sommes toujours un peu, mais aussi « le riche » en chacun de nous, cette attitude de « entitlement » comme disent les anglais, « on se sert »…
Attention au cote puritain et misanthrope que la « decroissance » peut facilement camoufler! Le livre de Herve Kempf est un bon antidote.
Toute évocation de limitations des modes de vie croissancistes provoque des réactions indignées. Il ne faut pas s’arrêter à ces réflexes sommaires, qui sont appelés à évoluer avec la prise de conscience de la gravité des enjeux du changement climatique. Je pense toutefois que la nécessaire réduction des émissions de gaz à effet de serre implique des transformations beaucoup plus radicales que la simple substitution de technologie (les voitures thermiques remplacées par les véhicules électriques) ou l’incitation à la baisse de nos consommations d’énergie, sans rien changer à nos modes de vie.
Il existe d’autres moyens pour obtenir des résultats tangibles, comme l’augmentation du télétravail, l’encouragement des pratiques de réparation ou de recyclage des marchandises, ou la responsabilisation des acteurs économiques sur les effets de la production des biens (pollutions, extinction des ressources, etc.). Quoiqu’il en soit, passer du gaspillage à la sobriété implique de repenser en profondeur nos modes de vie. Nos habitudes de mobilité sont par exemple dictées par des bassins de vie démesurés, où les distances qui séparent les lieux d’habitation, de travail et de service ont été multipliées. A l’inverse d’un programme comme le Grand Paris, la nouvelle conscience écologique suggère au contraire de réduire volontairement l’échelle des bassins de vie. C’est en agissant sur des paramètres aussi fondamentaux qu’on pourra modifier durablement les besoins qui sont aujourd’hui les moteurs de la croissance.
Bien sûr il y a beaucoup de moyens et la plupart n’ont pas été inventés encore!
Mais méfions-nous comme de la peste des solutions technologisantes, souvent déresponsabilisantes (« disempowering » disent les anglais). Un bon ingénieur des Ponts ou des Mines, qu’on trouve dans tous les organes de décision, peut justifier n’importe quelle décision avec n’importe quelles données. Et plus la rétorique est abstraite plus c’est facile. Ainsi on justifie le nucléaire par le changement climatique, les plantations d’arbres par la biodiversité, l’interdiction des promenades en forêt par la santé, la destruction des semences traditionnelles par la faim dans le monde, l’éviction des villageois par la lutte contre la pauvreté, et même l’interdiction des vélos par la lutte contre la pollution!!! Véridique!!! La police de Kolkata m’a capturé mon vélo 3 fois, avec amendes salées pour le récupérer, sous prétexte que les vélos ralentissent la circulation et réduisent l’efficacité des voitures!!!
Aujourd’hui avec le covid les vélos sont tolérés à nouveau. Mais je suis probablement le seul architecte de la ville à aller à des réunions chez des clients ou en visite de chantier en vélo. Mais la plupart des ouvriers sont en vélo. Les ingénieurs sont en voiture ou à la limite en moto. Question de statut.
Mais on trouvera toujours un talentueux ingénieur des Mines pour justifier tout ça.
Par hypothèse, une « solution » technologique vise à préserver l’état actuel du système industriel, sans interroger les paramètres qui l’ont conformé. C’est pourquoi il ne peut s’agir que d’un expédient illusoire – ou, comme on disait autrefois, d’un cautère sur une jambe de bois… Le véhicule électrique est un parfait exemple de fausse solution, destinée à sauver l’industrie automobile plutôt qu’à faire évoluer la mobilité. L’horizon de l’électrification des transports a ainsi permis de tolérer l’essor des SUV, véhicules dont l’augmentation de poids implique nécessairement une plus grande consommation énergétique. L’étape en cours est l’électrification de véhicules de 2,5 tonnes (dont 1/4 pour la batterie), comme les modèles récents de Tesla, qui sont une hérésie mécanique et écologique.
Du point de vue du bilan carbone, la limitation du poids des véhicules, quelle que soit leur propulsion, aurait donné des résultats plus satisfaisants. C’était une mesure qui pouvait être prise sans délai – mais elle aura nui aux intérêts industriels. Sans aucune révolution technologique, la priorisation des transports en commun pour le fret comme pour les déplacements individuels (et l’aménagement des rames ou des gares pour favoriser la connexion train/vélo!) aurait des conséquences encore plus sensibles. Là encore, ce type de choix mettrait en difficulté l’industrie automobile. C’est bien la raison pour laquelle il est écarté.
Complètement d’accord avec tous ces points!!!
Ce qui montre aussi que la décroissance ne se fera pas en « économisant » du papier toilette ou de l’eau (pourquoi économiser l’eau alors qu’elle est si abondante??? C’est ne pas la polluer, qu’il faut! Mais ce mythe de la rareté de l’eau « potable » -l’eau était partout potable il y a seulement 150 ans- nous a fait accepter comme normal que les pollueurs ne paieront pas!!!) mais en agissant aussi dans les domaines politique et on l’oublie presque tout le temps, professionnel.
Le « bon » architecte, nous dit Franco La Cecla, est celui qui, tel un clown efficace, garantit que le spectacle ne s’arrête pas. Pareil pour le « bon » ingénieur, le « bon » gérant, etc. Nous ne sommes pas obligés d’être si gentils envers ce qui nous tue!
Et dans ces deux domaines, le personnel et le professionnel, le récit du changement climatique n’offre aucun moyen d’action concrète. C’est comme mentionner « Allah » ou « Dieu »… Pourquoi pas si ça motive, mais c’est peu probable qu’on ait gagné en capacité d’imagination en invoquant « le changement climatique », et on a sûrement perdu dans notre capacité d’évaluer les effets concrets de nos décisions personnelles.
Les commentaires sont fermés.