A la fin du XIXe siècle, l’invention de la photographie puis du cinéma contribuent à nourrir un vaste projet documentaire visant à faire de l’image la mémoire de tous les phénomènes. Depuis la transition numérique, l’explosion de l’instrumentation visuelle a réveillé le fantasme d’une documentation intégrale de nos faits et gestes. C’est ainsi que le président Obama a récemment annoncé un programme d’équipement des forces de l’ordre en caméra-piétons, permettant d’enregistrer les interventions en temps réel.
Dans le contexte américain, où la multiplication des excès policiers exaspère la population, le recours aux caméras embarquées a autant pour objectif de protéger les agents que de discipliner leurs comportements. La remise en cause de plus en plus fréquente des brutalités policières amène plusieurs pays à réfléchir à la généralisation de ces dispositifs. Selon les expérimentations effectuées, l’enregistrement crée une réflexivité auprès des acteurs, qui diminue les bavures et améliore les relations entre forces de l’ordre et usagers.
Il se pourrait bien que ces projets répondent à un autre objectif: celui de contrebalancer la vision produite par les vidéos amateurs. Depuis l’enregistrement du tabassage de Rodney King, en 1991, et les émeutes qui s’en étaient suivies, de nombreux documents se sont accumulés portant témoignage des dérapages des forces armées. Confiées aux réseaux sociaux, ces images peuvent mobiliser un quartier et parfois tout un pays.
Le phénomène susceptible de se généraliser n’est donc pas seulement l’extension de la présence des caméras, mais plutôt la confrontation documentaire en situation de conflit. C’est précisément à une telle confrontation que nous ont fait assister les manifestations du barrage de Sivens des 25 et 26 octobre 2014, opposant deux camps dans un affrontement violent, chacun muni de ses propres outils d’enregistrement visuel.
Au barrage de Sivens, ce n’étaient pas seulement des manifestants et des gendarmes qui s’affrontaient, mais aussi deux visions différentes des événements, dont les traces ont pu être comparées. Ce type de face à face par images interposées est voué à devenir la norme. Il est susceptible de modifier fondamentalement notre rapport à l’image, dont le pouvoir documentaire était lié au fait d’être une ressource rare.
Désormais, il sera plus facile de se souvenir qu’une seule image ne manifeste pas forcément la vérité, car toute image est le résultat d’un ensemble de choix, qui relèvent d’un point de vue. Seule la confrontation des points de vue, telle que l’organise par exemple le rituel du procès, peut apporter une compréhension approfondie de situations complexes.
Plutôt que la société disciplinaire que redoutait Foucault, à partir du modèle du panoptique de Bentham (architecture permettant de surveiller simultanément tous les points d’une prison), la diffusion de l’instrumentation visuelle favorise la multiplication des points de vue.
Passer du règne de l’image à l’indépendance du point de vue est une révolution cognitive aux conséquences majeures. La réflexion des gouvernements, qui répond à l’accroissement de l’équipement citoyen, montre que cette situation caractérise déjà pour une large part la société dans laquelle nous vivons.
Chronique dans Fisheye, n° 10, janvier-février 2015.
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En complément : http://www.internetactu.net/2014/12/09/les-cameras-pour-policier-sont-elles-une-solution/
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