Les petits arrangements du document

Illustré par les déclarations lénifiantes du milliardaire Jeff Bezos, patron d’Amazon, à la COP 26, le greenwashing est devenu la principale réponse aux défis environnementaux. Une autre manière de participer à leur neutralisation peut être observée avec la multiplication des prix photographiques «verts», propices au déploiement de l’esthétique de la pitié bien connue des professionnels des drames mondialisés. Le prix 2021 du Environmental Photographer of the Year, d’un montant de 10.000 £ (11.800 €), vient d’être décerné au photographe Antonio Aragón Renuncio, pour une image montrant un enfant dormant dans les ruines d’une maison détruite par l’érosion côtière au Ghana.

Problème: alors que le photographe espagnol a déjà été épinglé pour des clichés manifestement mis en scène, le réalisateur anglais Benjamin Chesterton, autorité réputée et critique sourcilleux du monde de la photo, a accueilli cette nomination par une série de questions: «Pourquoi cet enfant est-il endormi au soleil? Pourquoi est-il endormi dans une maison abandonnée? Est-ce parce que cet enfant est noir que les juges ne se sont pas posés ces questions?»

Dénonçant les invraisemblances de cette icône soigneusement composée, mais aussi le racisme implicite de l’iconographie victimaire réservée aux pays du Sud, ou encore la manipulation de l’image des enfants, ces questions n’ont pas reçu de réponse de l’auteur. On peut à bon droit s’interroger sur la valeur d’alerte d’une photographie aussi esthétisante, dont l’exotisme ensoleillé éloigne tout sentiment de danger pour les spectateurs européens. L’intervention probable du photographe remet par ailleurs en cause la portée documentaire de l’image.

Sans doute, dans le registre d’une esthétique qui vise ouvertement l’allégorie, ces petits arrangements avec le document (auxquels s’ajoute ici un vignettage prononcé) ne choquent pas les spécialistes. On a vu récemment qu’un cas de préparation d’une émission télévisée en direct peut être décrit comme une nécessité par un professionnel. De même, la tradition photographique inclut, jusque dans ses images les plus fameuses, comme la Mort du soldat républicain de Robert Capa ou le Baiser de l’hôtel de ville de Robert Doisneau, une part de mise en scène.

A une condition toutefois: pour conserver aux images leur aura documentaire, ces arrangements gagnent à rester dissimulés. Autrefois l’une des icônes préférées du grand public, le Baiser de l’hôtel de ville a perdu de son prestige depuis qu’un procès a révélé en 1996 que cette charmante étreinte n’était pas une photo prise sur le vif, mais une scène jouée par deux apprentis comédiens, à la demande du photographe.

Letizia Battaglia, La petite fille au ballon, Palerme, 1980.

En effet, si l’on admet de prendre certaines libertés avec le réel dans un genre comme le portrait, image posée dont la tradition est héritée de la peinture, la présomption d’authenticité qui reste attachée aux images d’information n’est pas compatible avec la manipulation, qui ruine la mythologie de la capture de l’instant.

De la retouche aux deepfakes, l’histoire des images d’enregistrement a réussi à conserver au soupçon de leur altération la dimension d’une irrégularité regrettable, caractérisée par le recours à des technologies exotiques. Mais les arrangements qui font l’ordinaire du reportage – réponses pragmatiques aux difficultés de la prise de vue, ou tout simplement à la question du consentement des sujets (comme le billet de 1000 lires resté dans la main de «la petite fille au ballon», icône de la photographie italienne par Letizia Battaglia) – restent le plus souvent dans le hors-champ de l’image.

7 réflexions au sujet de « Les petits arrangements du document »

  1. La petite fille au ballon montre – volontairement ou inconsciemment – la manière dont elle a été « achetée » pour cette photo mise en scène : cette « prostitution photographique » est ainsi dénoncée et renforcée par l’expression du visage indiquant qu’elle a été obligée de poser et que cela ne lui a pas plu – même si on lui a graissé (aussi visiblement) la main.
    On en vient même à se demander si le ballon n’a pas été acheté en plus pour parfaire la composition (rêve d’un football féminin qui ne doit pas être, à l’époque, encore beaucoup partagé).
    Oui, certaines images doivent être dégonflées, merci André Gunthert ! :-)

  2. @Dominique Hasselmann: En diffusant cette photo sans la modifier, la photographe a choisi de conserver une information qui est généralement cachée – alors même que le dédommagement des sujets fait partie des conditions élémentaires du reportage. Il faut donc plutôt remercier Letizia Battaglia pour une trace aussi exceptionnelle!
    (Le ballon faisait bien partie de la scène: la photographe avait remarqué un groupe de trois ou quatre enfants jouant dans la rue. La petite fille devenue adulte a été retrouvée – et rephotographiée – en 2018: https://www.palermotoday.it/cronaca/foto-bambina-col-pallone-letizia-battaglia-ecco-chi-e.html)

  3. Ce qui est le plus confondant est que toutes ces images et leur commentaires s’inscrivent dans une croyance: celle du « ça a été ». Pourtant, si on acceptait enfin que toute photographie est une fiction, quand bien même elle est fondamentalement un acte technique dans un rapport de continuité avec le réel mais de manière si partielle et si partiale en raison pour le moins des choix techniques faits, on n’aborderait pas la problématique de ces images en regard d’un réel supposé avoir été mais simplement en regard de ce que l’image pourrait nous dire (plus exactement ce que l’auteur voudrait nous transmettre) ancrée qu’elle par sa légende à un contexte culturel et socio-économique. Au lieu de cela on s’apitoie (dans le cas exposé et qui est la raison d’être de l’article) sur un mythe réifié. C’est vraiment prendre des vessies pour des lanternes et on ne peut que remercier M. Gunthert de nous en aviser, encore.

  4. Le débat se prolonge sur la photo de Renuncio, avec les interventions très critiques sur la vision stéréotypée de l’Afrique des photographes Shaun Connell et Nana Kofi Acquah, publiées par Photoshelter : «For many years, the photo contest industry has contended with accusations of racism and classism for awarding and promoting “poverty porn.” Although many contests have worked to diversify their juries and tried to attract a broader field of entrants, barely a year goes by without a major issue or scandal.»
    https://blog.photoshelter.com/2021/11/on-the-depiction-of-africans-in-photo-contests/

  5. Merci pour ce billet savant et aussi pour les commentaires !
    Je ne m’empêche pas de trouver la photo de l’enfant endormi au milieu de la vaine ruine au béton décomposé, très belle, comme si l’enfant était en phase avec la mer, le cosmos, indifférent à la vanité de nos constructions… La trace en haut du mur des plaques d’amiante-ciment emportées par une tempête, probablement quelques années après la construction terminée, les aciers si corrodés qu’ils ont presque disparu, les morceaux de mur qui tiennent encore, par miracle, soutenus par le bois de la fenêtre… Visiblement cette construction a entre 20 et 30 ans… Peut-être l’âge des parents de l’enfant!
    Oui les questions sont pertinentes ! Il n’est pas impossible qu’elles aient une réponse honnête, ou « presque » honnête… Essayons d’être charitables… Disons que la photo est prise vers 7-8h du matin, un jour ou il ne faisait pas très chaud ?

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