Dans la collection de tirages de presse retouchés réunie par Raynal Pellicer1, on trouve un grand nombre de photographies de reportage recyclées en portraits. La manipulation est toujours la même: le contour du visage est détouré à la gouache, et porte des indications de recadrage, qui restreignent le champ aux formats habituels du genre.
Ces adaptations sont riches d’informations sur les usages ordinaires de la photographie qui, contrairement à la doxa essentialiste, n’est qu’un matériel graphique comme un autre2. Elles documentent en particulier les pratiques de réutilisation des images dans le contexte médiatique, encore peu analysées (Audrey Leblanc a proposé dans sa thèse L’image de Mai 68 une première description de ces réemplois).
Mais elles montrent aussi quelque chose d’essentiel à propos du portrait. La réutilisation d’une photographie sous cette forme consiste, on le voit, en une opération de décontextualisation. Entre autres avantages, cette manipulation présente celui de correspondre à l’esthétique du portrait, élaborée comme une représentation idéalisante et volontiers intemporelle.
Imitant les codes de la tradition picturale, la photographie les adapte aux nouvelles conditions de l’outil d’enregistrement. La lourdeur du matériel photographique, les contraintes du contrôle de la lumière ou du développement de l’épreuve imposent un cadre standardisé: le studio de prise de vue. A l’écart de tout hic et nunc, le modèle y prend une pose normalisée, dans un décor neutre, avec des accessoires conventionnels.
Malgré le réalisme de la représentation, le genre qui fait le succès de la jeune photographie, le portrait d’atelier, n’est pas une image située. Bien plus: créant un espace-temps artificiel, la mise en scène du studio est une fiction, plus proche de la réalisation cinématographique que de l’enregistrement documentaire. Walter Benjamin exprimera un jugement navré sur le caractère factice de ces scénographies stéréotypées: «comble de honte, nous-même en Tyrolien de salon, jodlant, agitant son chapeau sur des cimes peintes, ou en marin déluré, la jambe d’appui bien droite, l’autre légèrement pliée, comme il se doit, appuyé sur un montant poli3»
Il est tout à fait remarquable de constater que le récit du photographique, si prompt à rejeter la retouche4, a toléré comme si de rien n’était l’artifice de la prise de vue d’atelier. Seules les conventions décontextualisantes du portrait ont permis que passe inaperçue cette entorse majeure au dogme de l’authenticité photographique.
- Raynal Pellicer, Version originale. La photographie de presse retouchée, éd. La Martinière, 2013. [↩]
- Je profite de l’occasion pour adresser ce constat à Michele Smargiassi, en réponse à son intéressant commentaire de la discussion sur la théorie photographique, proposée dans le n° 34 d’Etudes photographiques. [↩]
- Walter Benjamin, “Petite histoire de la photographie”, 1931, Etudes photographiques, n° 1, 1996, p. 17. [↩]
- André Gunthert, “Sans retouche. Histoire d’un mythe photographique”, Etudes photographiques, n° 22, 2008. [↩]
12 réflexions au sujet de « Le portrait, du théâtre dans la photo »
On pense aussi au studio de poche, portable, dit « photomaton », ou aux expressions demandées par les institutions (mais d’abord les machines) pour les portraits d’identité qui sont les parangons du stéréotype (probablement du « repris de justice ») (à déterminer) (moins la retouche, évidemment)
On allait autrefois chez le photographe, endimanché, pour obtenir une image de soi en majesté. Le caractère contraint de la pose participait de sa légitimé.
Socialement légitime, est-ce que le portrait en studio semblait artificiel à ses contemporains ?
Lé décor est-il si neutre ? S’il y a décor, est-ce que ça ne participe de la théâtralisation du portrait ? Ou le décor appartient-il à la signature du studio ? Si mes souvenirs sont bons, il me semble, par exemple, que la dynastie Marubi, en Albanie, changeait régulièrement le décor (peint) de leur studio et qu’on pouvait dater les prises de vue grâce à ce décor.
@PdB: Tout à fait juste, merci, le photomaton est en effet un excellent exemple de mise en scène décontextualisée. Je reviendrai dans un prochain billet sur la question tout aussi intéressante de la normalisation de l’attitude par les injonctions professionnelles (« Cheese! »).
@Thierry: La citation de Benjamin montre qu’on peut être sensible à l’artifice. Mais cette réaction est probablement exceptionnelle. Comme dans toute situation normative, il s’agit d’abord de respecter la convention. C’est bien pourquoi je parle d’un point inaperçu. Il n’en reste pas moins que l’analyse phénoménologique – celle dont se revendique Barthes – n’aurait pas dû passer à côté de ce problème, qui remet par exemple en question la partition photo/cinéma telle que la pose La Chambre claire.
@MW: Neutraliser le fond par la retouche ou par l’aménagement du décor produit un résultat identique, qui est bien l’objectif recherché par ces manipulations, soit une conformité aux normes du portrait peint. La signature esthétique d’un studio ou d’un photographe, qui peut intervenir à différents niveaux stylistiques (cadrage, éclairage, posture, décor, etc.), rejoint ici celle du peintre ou du dessinateur.
Merci beaucoup pour l’attention et pour la citation. La photographie est certainement un matériel graphique *entre* autres, mais il est aussi *comme* les autres? Je vois ici des traitements graphiques manuels sur des objets photographiques. La question, «qu’est-ce qui rend photographique une photographie (et non une lithographie)? » à mon avis, reste ouverte. Meme sans être des essentialistes, cette question à mon avis est à la base des différents usages que nous faisons d’une photographie au lieu d’une lithographie.
Cher Michele, merci pour votre visite! A noter que ce que vous voyez ci-dessus sont des documents qui ne sont pas destinés à être communiqués. Le résultat final, hybride, sera néanmoins pris pour une image de type photographique, comme toute photo retouchée. Notre perception de la photographie n’est donc pas « essentialiste »: elle est culturelle (et souvent mal informée), construite sur une palette de rendus hyperréalistes, qui peuvent toujours être hybridés ou truqués, comme au cinéma.
La confusion essentielle de la discussion sur la nature de la photographie est celle de l’hyperréalisme de la représentation avec l’authenticité de la situation représentée. L’usage le plus courant de la photo fait généralement coïncider ces deux éléments, mais l’hyperréalisme de la représentation ne garantit nullement l’authenticité de la situation représentée (voir Jurassic Park), et l’inverse est également vrai (un photogramme est une empreinte authentique, mais pas une représentation réaliste).
Par ailleurs, la photo est un moyen pratique et peu onéreux de produire des images, raison pour laquelle elle est employée aujourd’hui dans une foule d’applications, documentaires, fictionnelles ou hybrides. Comme Roland Barthes, ce à quoi nous pensons quand nous entendons le mot « photographie » est un groupe d’usages beaucoup plus restreint, qui relève, non d’une définition technique, mais d’une construction culturelle, dont le caractère réducteur apparaît clairement lorsqu’on la compare avec l’idée, très différente, que nous nous faisons du cinéma, alors qu’il s’agit fondamentalement de la même technologie.
Ce qui légitimait la comparaison avec la litho et ce qui rendait photographique une photographie, c’était sa reproduction sur du papier. Et c’était aussi ce qui différenciait la photographie argentique du cinéma. Le technologie de la prise de vue était fondamentalement identique, mais l’objet photographie était beaucoup plus proche de la litho que d’une bobine de film.Ce n’était pas qu’une construction culturelle.
La photographie numérique se rapproche du cinéma dans la mesure où elle a perdu ce lien avec le papier. Ce n’est plus son support qui permet de la définir.
La comparaison de la photo avec les techniques antérieures d’impression est tributaire de deux facteurs: la reproduction mécanique et le style de rendu en deux tons. Ce type de comparaison disparaît après le pictorialisme. La phénoménologie de la diapositive, support essentiel de la photographie couleur pendant toute la deuxième moitié du XXe siècle, est très proche de celle du film. Ce qui ne modifie pas d’un iota la perception du médium.
La meilleure preuve qu’il s’agit d’une construction culturelle, c’est que quelque soient les évolutions du support (par exemple la consultation sur écran), « l’image » que nous nous faisons de la photographie (ou ce que je préfère appeler le récit du photographique) ne change pas.
Ce n’est pas parce que la photographie – ou le cinéma – avaient tel ou tel support qu’ils ont été associés, la première au document, le second à la fiction. Ces associations sont le résultat de mécanismes plus complexes, combinaison de la valorisation de certains de leurs usages (par exemple le portrait pour la photo, et la fiction pour le cinéma) et de la correspondance de ces pratiques avec un univers de référence (l’iconographie réaliste pour la photo, le théâtre pour le cinéma).
C’est vrai . Mais… mon assureur veut de moi une photo , même laid, de la porte cabossé de la voiture, pas un dessin (même si j’étais peintre hyperréaliste ) . Peut-être qu’est a partir d’une convention qui se fixe à la presuntion sociale de veridicité des photographies, mais cette convention est-il purement arbitraire, ou fondée sur une caractéristique du processus photographique (soit, un enregistrement technique) ?
La photographie a-t-elle des usages documentaires? Oui, sans aucun doute. Un usage documentaire prouve-t-il la nature indicielle de l’image photographique? En aucune façon, dès lors qu’il existe des usages fictionnels (cinéma, publicité).
Pour discuter valablement des déterminations de la technique photographique, une règle simple consiste à se dire qu’il ne faut pas seulement considérer le photojournalisme, la photo amateur ou d’autres usages testimoniaux, mais qu’il faut pouvoir intégrer au raisonnement le cinéma, la publicité ou le pictorialisme, qui font partie de l’histoire du médium.
Cinéma et publicité sont des formes réalistes, mais pas authentiques. Elles ne sont d’ailleurs pas lues comme telles: nous n’attendons aucune forme d’attestation d’un message publicitaire ou d’un film de fiction. Cela signifie que nous lisons une image en fonction de son contexte et de ce que nous savons de son énonciation, et pas en fonction de sa nature ou de son support. Mon article « Une illusion essentielle » propose de caractériser, non une forme documentaire spécifique, mais une lecture documentaire, qui peut s’appliquer à des cas divers, sur des supports variés – et qui signifie le cas échéant qu’on peut avoir des lectures différentes de la même image (une image fictionnelle pouvant par exemple être lue pour son information documentaire).
Nos usages sont plus complexes que les catégories un peu trop simples que nous employons pour parler des images. Le portrait d’atelier fournit l’exemple passionnant d’un genre simultanément documentaire et semi-fictionnel. Le portrait ne montre pas que la photographie est spécifique, mais au contraire qu’elle s’intègre parfaitement dans l’histoire et la tradition visuelle qui lui préexiste.
À la liste des artifices photographiques entachant le réalisme de « l’expérience », on peut aussi ajouter la faible sensibilité à la lumière des premiers supports photosensibles, qui imposait des temps d’exposition de plusieurs minutes et donc des poses rigides et stables en appui sur le fameux « montant poli ». C’est peut-être l’une des raisons expliquant les expressions faciales figées voire boudeuses sur les photos du XIXe s car figer un sourire plus de 30s termine en affreux rictus.
Ceci dit, certains, comme Richard Avedon, étaient parfaitement décomplexés vis à vis du caractère artificiel du portrait :
On exagère beaucoup la durée de la pose de la photographie historique. Dès la période daguerrienne, l’emploi d’objectifs à portraits, plus lumineux, permet de corriger la faible sensibilité des supports, et de réduire la pose à une poignée de secondes. Cette durée suffit, cela dit, à imposer postures et mines figées. Ce qui ne gêne pas grand monde, car la convention du portrait de l’époque, héritée de la peinture, valorise une présentation de soi hiératique.
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