Banksy a exécuté récemment trois dessins dans les ruines de Gaza pour rappeler la situation misérable dans laquelle se trouve l’enclave depuis l’opération israélienne “Bordure protectrice” à l’été 2014, qui a fait plus de 2000 victimes palestiniennes et détruit 18.000 maisons. Parmi ces graffitis, celui d’un chaton a particulièrement retenu l’attention médiatique. Pourquoi un chaton? «Je voulais mettre en lumière la destruction de Gaza en publiant des photos sur mon site. Mais sur Internet, les gens ne regardent que les images de chatons», explique l’artiste.
Avec l’usage du mobile, le chaton (à ne pas confondre avec le lolcat, soit le détournement d’une photo de chat assortie d’une légende comique) représente l’un des principaux emblèmes du caractère néfaste de la nouvelle culture favorisée par internet. Le peu d’importance supposé du contenu contrastant avec sa diffusion soutenue, il symbolise un comble de la vacuité et de l’insignifiance dans le nouvel univers qu’impose une économie de l’attention globalisée et non hiérarchisée.
Il faudrait se pencher de plus près sur les raisons qui conduisent l’internaute moyen à apprécier ces contenus. L’attention pour les comportements animaux fonctionne souvent comme un rappel de valeurs fondamentales que la société néolibérale tend à évacuer. Quant au rôle du mignon (kawaï), il s’agit d’un trait qui relève probablement plus de la sociabilité que de l’information proprement dite, d’où le caractère forcément biaisé de la comparaison des deux mondes, qui se complètent plus qu’ils ne s’opposent.
La hiérarchie de l’information reste un réflexe de base du journalisme ou de l’expertise, qui consacrent beaucoup d’énergie à maintenir les distinctions entre journaux sérieux et presse indigne, activités légitimes et divertissement, démocratie et extrémisme – et l’on comprend bien que cette balance constitue un instrument majeur pour maintenir le bien-fondé d’un certain ordre des choses. De ce point de vue, la désignation de contenus sans valeur est indispensable à la valorisation des contenus dits sérieux.
La division des moyens de communication entre supports légitimes (la presse) et illégitimes (internet) fait partie de cette vision. Chaque fois que l’on brandit le chaton, c’est pour suggérer qu’il existe une véritable hiérarchie des valeurs, et qu’internet n’est pas le terrain où celle-ci se manifeste.
Cette distinction ne tient pas compte de la réalité des comportements. Les attentats du 7-9 janvier en France ont reproduit une dynamique observée à de nombreuses reprises, notamment avec les printemps arabes, soit une dynamique de mobilisation des outils de communication au profit d’activités de recherche, de commentaire et de partage d’information, mais aussi d’hommage ou de prise de position. Après le traumatisme de Charlie, le même instrument qui servait la veille à échanger des vidéos de chaton a été mis au service, pendant plusieurs semaines, d’une intense conversation, dans un effort de compréhension et d’intelligence partagée des événements. Soit la définition même de l’espace public dans sa dimension la plus noble, parfaite mise en œuvre des principes décrits par Habermas1.
Le problème que dévoile cet usage traumatique des moyens d’informations (et qui ne pourrait vraisemblablement être soutenu dans la durée, tant l’effort est intense) est bien connu des médias, qui vivent en permanence des poussées d’adrénaline apportées par l’actualité – ou qui les provoquent, quand celles-ci viennent à manquer.
La mobilisation ponctuelle des outils suggère qu’il faut abandonner ici la vision de supports immuables, au profit d’une perception dynamique dont on pourrait chercher un modèle dans la théorie des équilibres ponctués, qui a remplacé le gradualisme en théorie de l’évolution, et qui suppose des formes d’accélération des processus biologiques, sous la pression des événements.
Nous n’avons pas besoin en permanence de l’outil de formation du jugement que constitue l’espace public, dont la mobilisation contrecarre le déroulement normal de notre vie. Mais lorsque c’est nécessaire, nous savons le mettre en œuvre dans l’instant. Le reste du temps, les chatons et autres divertissements servent à maintenir l’activité du canal, ou à former les nouveaux utilisateurs. Les pointer du doigt au titre d’une hiérarchie de l’information défaillante, c’est ne rien comprendre à la nouvelle économie médiatique et à notre capacité de nous y inscrire, en bousculant les schémas établis.
- Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise [1962], Paris, Payot, 1978. [↩]
10 réflexions au sujet de « Les chats, internet et les équilibres ponctués »
Ce qui est intéressant, c’est l’inversion des hiérarchies entre support et image, ici l’image devient en quelque sorte le support de l’objet que le dispositif propose au regard : la ruine sur laquelle elle est peinte … sa réflexion pointe ce retournement…
L’image du chaton sur la ruine est le miroir tendu à l’internaute qui se nourrit (ou les produit) de ces images animalières : son animal préféré se retrouve dans un territoire anéanti et non plus devant sa gamelle de Kitkat ou dans un Vine où ses cabrioles sont censées faire rire.
Le détournement mis en place par Banksy interpelle « l’internaute moyen » (hiérarchisation !) en lui renvoyant l’inanité de ses jeux face à un territoire saccagé où même le moindre chat vivant n’y retrouverait pas ses petits.
Le chaton sur Internet apparaît en fait comme un épiphénomène récurrent (qui ne saurait qualifier globalement ce média) et qui est vite balayé de temps à autre par le scoop qui navigue sur l’immédiateté : l’AFP s’est prise hier, avec l’annonce fausse de la mort de Bouygues, un sacré coup de griffe en retour !
@Olivier Beuvelet: Le travail de Banksy a souvent pour caractéristique de s’appuyer sur les singularités du support. On a ici un jeu d’opposition violent entre deux univers, selon un principe classique de la caricature, dont l’efficacité se vérifie par la reprise médiatique.
@Dominique Hasselmann: A noter que le chaton de Banksy (qui peut utiliser une technique très réaliste) est plutôt une citation qu’une reproduction des chatons mignons d’internet. Il est plus proche stylistiquement des vignettes des albums de scrapbooking de petite fille du siècle dernier.
Personnellement, j’ai vu passer cette image, avec pour titre « Banksy à Gaza », mais sans lire le pourquoi du chaton de Banksy, etc. Un artiste occidental à Gaza, une fresque recyclant un bâtiment détruit parlent presque d’eux-mêmes et l’interprétation du motif est somme toute ouverte. Je dirais dommage d’avoir lu le commentaire de Banksy que vous avez pointé ! Il a été plus pertinent que ça, par exemple en se moquant des prescripteurs institutionnels (musées) et de leurs obéissants visiteurs ou visiteurs-connoisseurs. Le « les gens ne regardent que les images de chatons » me paraît bien paresseux et faiblard. C’est bien de Gaza dont il souhaitait parler ?
Il semble que l’explication que donne Banski sur le choix de cette illustration n’était pas destinée à un « internaute moyen » si je comprends bien, puisque l’artiste des rues répondait à la question « pourquoi dessiner ici un chat ? »… (nous autres, internautes moyens, savons bien que ce type de (de quoi au juste ?) de photographies illustre souvent, au même titre que les gâteaux, assiettes, autoportraits en action, pieds dans l’eau, soleils couchants, bouteilles de vin etc. les divers statuts sur les « réseaux sociaux ») (moyens).
En tout cas, pour ma part, je ne sais exactement ce que c’est qu’un « internaute moyen » (j’ai du mal avec ces trucs-là, comme avec Sheila et ses couettes qui chantait (si on ose dire) « tandis que moi qui ne suis rien / qu’une petite fille de français moyen »)…
Un internaute (c’est un garçon, donc ?) moyen, c’est qui ou quoi, au juste (à part moi, je veux dire…:°))?
@Christophe Dorny: Il n’est pas rare que le rapport des artistes contemporains aux technologies récentes soit empreint d’une bonne dose de paresse intellectuelle. En 2014 déjà, Banksy avait recouru au stéréotype de l’absorbement du smartphone.
@PCH: Le commentaire de Banksy est extrait de la légende originale sur son site de la photo que je reproduis ci-dessus. La voici au complet: « A local man came up and said ‘Please – what does this mean?’ I explained I wanted to highlight the destruction in Gaza by posting photos on my website – but on the internet people only look at pictures of kittens. »
Megan Garber évoque la police de l’attention, sur une optique très proche de la tienne : http://www.theatlantic.com/technology/archive/2015/02/thedress-and-the-rise-of-attention-policing/386357/
Bien vu! Ici la version française de la police #thedress (passionnant cas de dissonance perceptive, par ailleurs):
https://www.facebook.com/pierre.haski/posts/647578662054246
Ça me fait penser à la « cute cat theory » d’Ethan Zuckermann
http://www.worldchanging.com/archives/007877.html
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