Tintin reporter au pays des images

Le personnage de Tintin peut-il nous apprendre quelque chose sur l’histoire de la culture visuelle? Tous les spécialistes font remarquer que celui qui est présenté comme un «reporter» n’écrit jamais une ligne – mais fait souvent l’objet de l’intérêt des médias. Ses deux premières aventures livrent cependant plusieurs indices à ce sujet. Publié en 1929, Tintin au pays des Soviets précise dès sa première vignette que «Le Petit Vingtième, toujours désireux de satisfaire ses lecteurs et de les tenir au courant de ce qui se passe à l’étranger, vient d’envoyer en Russie soviétique un de ses meilleurs reporters: Tintin!». Cette entrée en matière confirme le caractère autobiographique du personnage imaginé par Hergé, lui-même engagé en 1927 à l’âge de vingt ans comme reporter photographe et dessinateur au Petit Vingtième.

La suite du texte fournit une indication décisive: «La direction du Petit Vingtième certifie toutes ces photos rigoureusement authentiques, celles-ci ayant été prises par Tintin lui-même». En d’autres termes, les vignettes composant le récit sont présentées comme un reportage photographique. Cette explication est évidemment facétieuse, et doit être comprise comme un trait d’humour dans le cadre d’une énonciation burlesque. Il n’en reste pas moins que cette fiction inscrit l’entreprise graphique de Hergé dans l’univers contemporain du bouleversement de la culture visuelle par les images optiques. On notera l’insistance sur la rigoureuse «authenticité» des photos – terme qui reprend la nouvelle promesse qui fonde le reportage documentaire, et qu’on retrouve dans la «Petite histoire de la photographie» (1931) du philosophe Walter Benjamin.

En 1928, le numéro inaugural du magazine Vu publiait en double page «le premier reportage photographique en URSS», confié au photographe James Edward Abbe (et néanmoins largement complété de dessins satiriques par le graphiste Zyg Brunner, voir ci-dessus). Mais à l’époque où Hergé conçoit le personnage de Tintin, une telle mise en avant du photoreportage reste une exception. Si des journalistes de l’écrit bénéficient déjà d’une forte notoriété, comme Albert Londres – auteur lui aussi en 1920 d’un feuilleton consacré à l’URSS pour l’Excelsior –, il n’existe pas encore de photoreporter reconnu par le grand public. Le premier à accéder à une telle popularité sera Robert Capa, couronné «plus grand photographe de guerre du monde» par le Picture Post en 1938. Choisir un tel personnage pour en faire le héros d’un récit graphique constitue donc une anticipation hardie.

Œuvre emblématique du racisme et du colonialisme de la littérature enfantine de la période, Tintin au Congo (1930-1931) montre pour la première fois le reporter en action. Le paradoxe du personnage créé par Hergé, qui n’est jamais un simple observateur mais toujours un acteur des situations décrites, se manifeste à travers sa participation à l’activité du safari, qui donne lieu à des films faisant fonction de trophée. On n’aperçoit jamais Tintin photographier ou filmer les Africains dans une intention descriptive. Mais si le journalisme s’efface dans le récit de Hergé, un épisode témoigne des nouveaux usages de l’image optique. Dans un conflit qui oppose Tintin au sorcier du village, le reporter se sert de son matériel audiovisuel pour révéler aux indigènes les actes et les paroles méprisantes du sorcier.

Avec quelques années de retard sur l’émergence du cinéma parlant, la description de la mobilisation immédiate d’une caméra et d’un gramophone pour prendre des malfaisants sur le fait participe pleinement de la modernité médiatique. L’association asynchrone de l’enregistrement visuel et de l’enregistrement sonore fait bel et bien partie des pratiques qui ont préparé l’arrivée du parlant. Mais plutôt que son application à la fiction, l’épisode de Tintin au Congo illustre la fonction de preuve du document audiovisuel. La dénonciation filmée conduira la tribu à chasser le sorcier et à désigner Tintin comme chef du village. On a donc ici une manifestation exemplaire du principe de domination conférée par la modernité technologique, qu’Edward Saïd décrit comme un fondement de l’emprise coloniale.

Les récits de la surprise des indigènes face aux images photographiques ou cinématographiques constituent alors un stéréotype de la supériorité de la civilisation occidentale. En montrant les Africains se précipiter vers le pavillon d’où sort la voix du sorcier, Hergé fait également allusion à l’allégorie promotionnelle de l’enregistrement sonore: le célèbre chien du visuel «La voix de son maître», dessiné par Francis Barraud pour la Gramophone Company. Sous une forme primitiviste et burlesque, le personnage de Tintin incarne une vision d’époque du nouveau pouvoir des médias documentaires.

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2 réflexions au sujet de « Tintin reporter au pays des images »

  1. Pour défendre Tintin, je dirai que la quatrième case de l’extrait dénonçait le pillage des ressources des colonies par des échanges de pacotille (alcool). Pour défendre la Belgique, je dirai qu’elle a rendu l’indépendance au Congo, sa dernière colonie, depuis 1960. Par contre, on a encore beaucoup de leçons à tirer de ce passé peu glorieux. Le musée de l’Afrique à Tervuren s’est réformé mais pose encore beaucoup de questions éthiques douloureuses, comme l’indique votre article. Tintin était le buvard de son époque et pas un pamphlet. Certains vieux auteurs de BD belges ne l’ont toujours pas compris et continuent d’être dans l’ère Tintin au Congo, dont la polémique actuelle sur le dernier album de Spirou dessiné par Dany (sur X).

  2. @Vincent Rif: Je ne suis pas sûr qu’il y ait ici quoique ce soit à «défendre». La colonisation du Congo a été reconnue comme l’une des plus effroyables de l’entreprise coloniale. En quelques décennies, le travail forcé, les exactions et les mauvais traitements ont causé plusieurs millions de victimes, dans le seul but d’enrichir le roi des Belges. Le sinistre épisode des mains coupées reste un sommet de barbarie digne d’époques révolues. Dès le début du XXe siècle, plusieurs intellectuels et hommes politiques, parmi lesquels Mark Twain ou Theodore Roosevelt, s’élèvent contre les atrocités d’une occupation sanguinaire. Cette mobilisation internationale oblige Léopold II à remettre en 1908 la propriété du Congo au gouvernement belge. Elle déclenche également une campagne de justification de la colonisation, menée notamment par l’Eglise, qui y est associée via ses missions. Publié par un journal catholique réactionnaire, Tintin au Congo s’inscrit clairement dans cette propagande, qui tente de donner un visage aimable à l’entreprise coloniale. Souligner son rôle « civilisateur » implique de forger une vision caricaturale d’indigènes infantilisés et incapables de se gouverner seuls. Si Hergé évoluera dans sa perception des rapports de l’Occident avec les autres sociétés, Tintin au Congo, que sa réédition de 1946 n’a pas sensiblement modifié, reste un témoignage majeur de la vision coloniale, et doit être regardé comme tel.

    La polémique récente autour de l’album Spirou et la gorgone bleue de Yann et Dany ne se résume pas à l’âge avancé de son dessinateur. Les éditions Dupuis ont apparemment trouvé justifié de publier (puis de retirer de la vente, sous la pression du public) cet album répugnant qui cumule racisme, sexisme, antiféminisme, critique de l’écologie, voire éloge de la malbouffe… – bref: un bingo anti-wokiste! On trouvera dans cet article de Jérôme Lachasse un bon résumé des problèmes actuels de la bande dessinée franco-belge sur la question de la représentation de la race.

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