(Article publié dans Fisheye, n° 14) Les photos de Robert Capa sur le Débarquement sont célèbres dans le monde entier, tout comme la légende sur la supposée maladresse de leur développement qui les rend encore plus précieuses. Cette légende vient de voler en éclats suite à un minutieux travail d’enquête, provoquant au passage une relecture du mythe du photojournaliste attaché à la figure majeure d’un des cofondateurs de l’agence Magnum.
L’été 2015 aura vu un tournant de l’historiographie du photojournalisme. De sérieux doutes accompagnaient depuis plusieurs années l’évocation des travaux les plus connus de Robert Capa, notamment son célèbre soldat républicain prétendument fauché en plein combat en 1936 pendant la guerre d’Espagne. Mais ces débats ne concernaient qu’un petit cercle de spécialistes. La publication en juin par Patrick Peccatte d’une synthèse française de l’enquête que le critique américain A. D. Coleman et son équipe consacrent depuis 2014 à la série des photographies du débarquement de Capa, a déclenché une polémique rapidement relayée par la presse. Si Le Figaro, Libération ou Konbini reprennent à leur compte les conclusions de Coleman selon lesquelles les célèbres Magnificent Eleven sont les seuls clichés exécutés par le photographe sur la plage d’Omaha Beach le 6 juin 1944, et non les rescapées d’un corpus disparu d’une centaine d’images, Télérama, Le Monde ou Les Inrocks crient au scandale et s’indignent d’un attentat contre la mémoire de Capa.
Ces réactions effarouchées montrent l’importance prise par la légende, et le caractère quasi sacré d’un personnage devenu la principale icône du photojournalisme – une marque qui assure régulièrement le succès de multiples propositions culturelles, expositions, ouvrages ou émissions. La dénonciation du caractère «agressif» du travail de Coleman semble toutefois le seul argument d’exégètes qui finissent tous par convenir avec lui que les dix prises de vues que nous connaissons sont les seules à avoir été effectivement réalisées par Capa lors du D-Day, tout en minimisant cette conclusion et en affirmant qu’elle ne remet pas en cause leur qualité esthétique. Comme l’affirme Jean-François Leroy, directeur du festival de photojournalisme Visa pour l’Image: «Capa reste Capa et restera Capa jusqu’à la fin du monde».
Mais le travail d’A. D. Coleman ne vise nullement Capa, qui a lui-même avoué avoir été sujet à la panique dans son autobiographie Slightly Out of Focus1, pas plus qu’il ne remet en cause la qualité des images publiées. Il s’agit plutôt de détricoter le récit mythologique patiemment construit depuis 70 ans, qui a enrobé les photographies de Capa d’une véritable gangue d’omissions, d’approximations ou de mensonges, et dont le principal responsable est l’éditeur John G. Morris. Agé de 98 ans, empêtré dans la toile de l’hagiographie qu’il a contribué à alimenter, l’ancien directeur photo de Life, bombardé de questions par Coleman, a fini par admettre que la version publiée dans son ouvrage, Get the Picture (1998), attribuant à l’erreur d’un laborantin la destruction des précieux négatifs2, était imaginaire.
Grâce au travail de fourmi de Coleman, qui a vérifié chaque détail, et aux compléments apportés par Patrick Peccatte sur les premières publications des photos de Capa après le D-Day, on peut désormais proposer une autre vision de l’histoire. Alors que Life obtient d’envoyer deux des quatre photojournalistes autorisés à couvrir le débarquement, Bob Landry à Utah Beach et Robert Capa à Omaha Beach, la perte accidentelle des prises de vues de Landry et le retour d’une poignée d’images floues de Capa constituent évidemment une catastrophe imprévue pour le magazine.
Ainsi que l’a établi Patrick Peccatte, bien avant Life, dont le numéro consacré au débarquement est daté du 19 juin, plusieurs photographies de Capa paraissent dans divers journaux nord-américains, en particulier celle, spectaculaire, d’un soldat casqué gagnant la côte, qui prendra le titre de ”The Face in the Surf”. Le titre de l’autobiographie de Capa (“Juste un peu flou”) reprend ironiquement les critiques qui ne tardent pas à se manifester face à des images dont la qualité technique interroge. De plus, le 19 juin, lorsque le reportage est finalement publié dans Life, «il est en complet décalage avec les images proposées au même moment par les quotidiens», comme le note Peccatte.
C’est cette situation potentiellement désastreuse que John G. Morris retourne habilement en transformant le maigre butin du photographe en reliquat d’une tragique erreur de développement. Une métamorphose qui présente à la fois l’avantage de gommer la crise de panique de Capa, de postuler l’existence d’une centaine de photographies à la hauteur de la réputation de celui que le Picture Post avait qualifié en 1938 de «plus grand photographe de guerre du monde», et d’attribuer leurs défauts esthétiques à la détérioration de l’émulsion. Un récit sublime où les images survivantes font écho à l’opération militaire à haut risque du débarquement, et qui désigne comme icônes des photographies devenues autant de symboles.
Une histoire mille fois reprise, enjolivée, qui colle aux images, les magnifie et les transforme. Selon les termes de Morris, «Leur grain imparfait, peut-être accentué par l’accident de laboratoire, a contribué à en faire parmi les plus dramatiques photographies de combat jamais prises.» Les réactions offusquées qui ont accueilli l’enquête de Coleman montrent à quel point cette trame narrative participe de l’attachement à ces clichés étranges et tremblants. Plus encore, elles suggèrent ce que le genre du photojournalisme doit à la mise en valeur quasi publicitaire de ses productions.
En s’attaquant à la mythologie du D-Day, c’est toute la tradition du photojournalisme que Coleman ébranle. On conçoit que cette révision irrite ceux qui profitaient du récit légendaire. A dire vrai, la leçon est amère. S’apercevoir que la plupart des spécialistes n’ont fait qu’entériner une version officielle aussi manifestement hagiographique interroge sur la valeur du canon de l’histoire photographique. Comme l’exprime le célèbre mot de L’Homme qui tua Liberty Valance («Quand la légende dépasse la réalité, alors on publie la légende»), l’historiographie a longtemps préféré la légende. Pourtant, un coin du voile vient de se déchirer. Ce qui a été mis à nu est la dimension essentielle de l’héroïsation et de la mythologie dans la promotion du photojournalisme. L’exemple de Capa, mort à 41 ans en sautant sur une mine en Indochine, permet de rappeler que les premières victimes de cette monumentalisation sont les photographes eux-mêmes.
- «Je n’ai pas réfléchi, je n’ai rien décidé. Je me suis levé et j’ai couru vers le bateau (…) Je tenais mon appareil au-dessus de ma tête et tout à coup j’ai compris que je m’enfuyais.», Robert Capa, Juste un peu flou (1947), trad. de l’anglais par C. Chaine, Paris, Delpire, 2003, p. 171. [↩]
- «A few minutes later Dennis came bounding up the stairs and into my office, sobbing. « They’re ruined! Ruined! Capa’s films are all ruined! » Incredulous, I rushed down to the darkroom with him, where he explained that he had hung the films, as usual, in the wooden locker that served as drying cabinet, heated by a coil on the floor. Because of my order to rush, he had closed the doors. Without ventilators the emulsion had melted. I held up the four rolls, one at a time. Three were hopeless: nothing to see. But on the fourth roll there were eleven frames with distinct images.», John G. Morris, Get the Picture. A Personal History of Photojournalism (1998), Chicago, The University of Chicago Press, 2002, p. 6-7. [↩]
17 réflexions au sujet de « Capa: la légende du photojournalisme mise à nu »
Ce qui me fascine dans cette affaire, c’est l’origine de la prosécogénie de ”The Face in the Surf”.
Si ces photos n’avaient pas été uniques et sans la légende construite par Morris, je pense que cette image, floue et contrastée, trop différente de tout ce que l’on voyait alors en matière de photographie professionnelle, aurait été écartée à l’editing et son existence oubliée.
Mais parce que ces photos sont devenues légendaires, on est comme obligé de les regarder différemment. Ce flou est devenu iconique.
L’iconisation d’une image, telle qu’on vient encore de l’expérimenter avec les photographies de Nilufer Demir, consiste à modifier sa perception à partir d’un récit. L’analyse du genre autoréalisateur que constitue l’hagiographie photojournalistique reste encore à entreprendre (un excellent sujet de thèse!), mais il me paraît évident que c’est en décortiquant cette critique toujours enthousiaste qu’on pourrait mieux comprendre cette manipulation des images.
Dans le cas de la photo de Nilufer Demir est-ce que l’on ne serait pas devant le processus inverse? Ce sont les réseaux sociaux qui l’ont distinguée je crois les premiers. Le récit c’est développé après, parce que les internautes avaient signalé sa prosécogénie.
Non, pas du tout, ce récit-là fait est déjà une partie de la légende de ces images! C’est facile à comprendre: les sources étant uniquement médiatiques (pas de source amateur), les images reproduites par les internautes proviennent forcément d’une publication médias. De plus, on occulte le rôle des chaînes d’info continue, qui ont été les premières à diffuser, mais aussi à orienter le récit du drame. En réalité, ce sont les agences qui ont diffusé sur Twitter des « kits visuels » prêt à l’emploi (https://twitter.com/dhainternet/status/638966804585574401), bien sûr repris par les internautes, ce qui a permis ensuite de présenter ces « images » (initialement montrées sous la forme de vidéos) comme des photos virales, cette viralité étant elle-même intégrée dans le récit comme une validation de la vox populi. Je publierai demain un billet résumant ce cas.
Capa a menti, oui. Capa a eu peur durant le débarquement et n’est resté que 20 minutes sous le feu de l’action. Oui, sans aucun doute.
Les photo existent pourtant bel et bien. On a le sentiment dans cette histoire qu’en s’attaquant à un mythe, on fait œuvre de vérité. Mais de quelle vérité parle t’on ?
Comme si la vérité sur cette opération était plus importante que les images existantes. Comme si aujourd’hui, le fait d’avoir menti faisait disparaître les photographies.
Des milliers de soldats ont débarqué durant le DDay, il y avait sans aucun doute des journalistes, des photographes. Honnêtes, plus honnêtes que Capa, mais qui n’ont pas fait d’images, d’ailleurs, on n’en connait pas de ce moment précis.
Cet été, au Bal à Paris, une très belle expo « Images à charge » parlait de la construction de la preuve par l’image avec une citation à l’entrée d’Alphonse Bertillon, grand criminologie français de la fin du 19e. « On ne peut voir que ce que l’on observe, et l’on observe que ce qui se trouve déjà dans notre esprit. »
@François Chevret: « Comme si aujourd’hui, le fait d’avoir menti faisait disparaître les photographies »: En aucune façon. Toutefois, si la légende n’avait aucune influence sur la manière d’interpréter l’image, on pourrait retourner la question à Capa, Morris ou tous ceux qui s’indignent aujourd’hui de l’enquête d’A. D. Coleman: à quoi bon forger un tel récit pour présenter ces photographies?
Il me semble percevoir une sorte de tentative d’amalgame : en quoi les onze photographies du débarquement seraient-elles mises en scène (comme on pourrait peut-être le croire de la photo du républicain espagnol ) ? J’aime plutôt savoir les conditions manifestes du débarquement (décrites par exemple et Samuel Fuller (zeugme) dans son autobiographie – « Un troisième visage » chez Arlea) ne se prêtaient pas spécialement à une promenade de santé et que les photos prises édulcorent le climat ambiant… En tout état de cause, il (nous) faut dépasser l’horreur pour y pouvoir survivre. Il apparaît établi que le magazine en question a fondé une narration sur les photos restantes : et alors ? Déontologie bafouée ? Ce ne serait ni la première ni la dernière fois… Sont-elles, ces onze photos, par cette utilisation, devenues nécessairement « fausses » , « trafiquées » ou (comme dit sur le républicain espagnol) « mises en scène » ?
@PCH: C’est curieux de produire ces amalgames. Ne suis-je pas assez clair? Ai-je parlé de photos du Débarquement mises en scène? Faut-il absolument me faire dire ce que je n’ai pas dit pour trouver la faille? Faut-il disserter de la nature philosophique du mensonge pour trancher sur ce cas? Soyons sérieux. Ces tentatives pour regarder ailleurs témoignent plutôt du désarroi provoqué par la révélation d’un autre scénario que celui de l’héroïsation, et de la difficulté de justifier un mensonge gros comme une maison (la destruction de l’émulsion et les 100 photos perdues) de la part de professionnels prompts à se dépeindre en gardiens de la vérité (je pense notamment à Leroy et à ses diatribes anti-Photoshop…).
@AG : de ce côté-ci du blog, nous avons à critiquer, tu comprends… je ne regarde pas ailleurs, mais en l’occurrence, je ne fais que rapprocher deux faits qui se trouvent dans l’article, l’un à la suite de l’autre. Sans doute cette idée de « l’attentat à la mémoire de Capa » qui a fait son chemin, j’imagine…
@PCH: La critique est bienvenue! Mais les arguments des avocats de la légende, que l’on a déjà vu à l’œuvre chez Coleman ou chez Peccatte, paraissent bien maigres… Encore une fois, justifier le mensonge au sein même de ce qui fonde le mythe du photojournalisme reste un exercice paradoxal…
Merci pour cette revue des enquêtes sur le mythe de ces photos. C’est un travail bien entendu extrêmement profitable aux photojournalistes, Capa à tenu 20 minutes dans l’enfer du débarquement et c’est beaucoup, il fallait un grand courage, il l’a eu et les inventeurs de la légende sont les seuls coupables de l’invention de cette histoire idiote. Magnum, L’ICP, et Aperture seront les premières victimes en leurs qualités de gardiens du Temple qui s’effondre, et c’est une excellente nouvelle. Il n’y a pas de mythe humain, il n’y a que des narrations qui le construisent avec profit.
@Jeffrey: C’est bien résumé!
Commentaire de Thierry : « Cette image, floue et contrastée, trop différente de tout ce que l’on voyait alors en matière de photographie professionnelle, aurait été écartée à l’editing et son existence oubliée. » ???
A la même époque, il suffit de regarder les double-pages du magazine VU, où était présenté les photos de Capa pour se rendre compte que le grand public avait sous les yeux des choses très créatives et que le flou, le grain, le bougé, l’image graphique de Man Ray, Kertez, Cartier-Bresson, Germaine Krull faisaient partie du quotidien. Ce n’est pas la légende de Capa qui a fait accepté ses photographies floues.
Je n’ai pas tout Vu, loin de là. :) Mais ça ne me semble pas comparable.
Capa n’a d’ailleurs, pour ce que j’en sais, jamais prétendu que le flou de ces images était volontaire et répondait à un souci créatif.
Mon billet renvoie au travail de Patrick Peccatte, qui a documenté les premières publications des photos du D-Day de Capa: https://www.flickr.com/photos/patrickpeccatte/sets/72157635095792349
On peut vérifier que plusieurs d’entre elles ont été largement sélectionnées, bien avant l’article de Life – qui du reste ne mentionne pas encore la fameuse légende, ce qui prouve bien que, comme le dit François Chevret, celle-ci n’était pas nécessaire à la publication. Mais la réception de ces images est plus complexe: « Slighlty out of focus« , titre du deuxième ouvrage autobiographique de Capa, est une citation textuelle des critiques qui ont accueilli ces photos dans le milieu professionnel. La création du mythe est une réponse à ces critiques, qui remettaient en cause la réputation du « plus grand photographe de guerre du monde » et de ses commanditaires…
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