Où va le journalisme visuel?

Le magazine de reportages musclés de France 2 « Cash Investigation » a diffusé mardi 7 octobre 2014 le documentaire Industrie du tabac, la grande manipulation (réal. Laurent Richard, prod. Premières lignes, à voir en replay). Appuyé sur un dossier confidentiel de Philip Morris de 2013, sorte de guide du lobbyiste auprès du Parlement européen, et quelques autres leaks, le film multiplie les interviews confrontant les acteurs à l’entreprise de manipulation industrielle.

A propos d’un sujet aussi typique du nouveau journalisme, qui croise économie, politique, santé publique et morale, ce qui frappe est la débauche de moyens illustratifs, qui ont fait l’objet d’une réflexion élaborée. Empruntant aux magazines d’enquête trash ou à la méthode du pied dans la porte chère à Michael Moore, le documentaire puise également dans les ressources de l’animation ou du montage-gag à la Dream On – une série de motifs pas vraiment nouveaux, mais dont l’accumulation et la variété produit une narration virtuose au rythme soutenu. Pas un moment de relâchement en 2h10, le spectateur est happé par une mise en scène tout aussi manipulatrice que les intrigues qu’elle dénonce, pour une démonstration qui pointe implacablement le scandale du cynisme des industriels et de la corruption des politiques.

Ce déploiement de ruses visuelles s’explique par la pauvreté du matériau de l’enquête, composé pour l’essentiel d’un tapuscrit de 600 pages et de quelques dizaines d’interviews, à propos de débats volontiers abstraits, de procédures invisibles ou d’agissements secrets. A l’opposé du lyrisme journalistique primé à Perpignan ou au WorldPress Photo, nourri par le spectacle des catastrophes et des guerres, le documentaire économico-politique doit créer ses propres images pour remédier à l’absence de manifestations concrètes qui le caractérise.

Industrie du tabac, la grande manipulation déploie ainsi une imagination toute particulière dans la mise en scène de ses preuves documentaires. Les pages photocopiées seront brandies avec véhémence sous le nez des acteurs par la présentatrice Elise Lucet, affichées par l’intermédiaire d’un smartphone ou d’une tablette, voire sous forme de négatifs transparents sur des panneaux lumineux d’examen radiographique – une trouvaille particulièrement adaptée à la dénonciation de scandales sanitaires. Un ajout illustratif, sous la forme d’une photographie d’avion furtif, peut également venir animer, à l’intention du téléspectateur, la manipulation du document.

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Dans une telle scénographie, le personnage de l’interviewer joue un rôle majeur d’incarnation de la  fonction d’investigation. Loin de la voix off et du retrait d’un sujet de l’énonciation, la présentatrice du 20h de France 2 joue de sa notoriété pour attraper les personnalités réticentes dans les filets de l’enquête. Une séquence très réussie est la poursuite impromptue dans les escaliers du Parlement européen de l’ancien président de la Commission, José Manuel Barroso, qui refuse de répondre aux accusations de manipulation, mais que sa fuite éperdue condamne.

Malgré la tonalité globalement angoissante du reportage, on note un recours fréquent à des formes d’humour ou d’ironie, par l’insertion de métaphores visuelles comiques, la citation de génériques de séries télé, ou le recours à l’accompagnement musical pour souligner un silence ou une feinte de l’interviewé. La caméra est également habile à capter les micro-dérapages expressifs de témoins poussés dans leurs retranchements.

En résumé, dans ce type d’enquête, on est aussi loin que possible de l’usage des instruments visuels comme simples relais documentaires, et beaucoup plus proche du registre de la satire ou de la caricature. L’efficacité de ce langage hyperexpressif est incontestable, et qui plus est justifiée par le principe de la dénonciation de comportements moralement injustifiables. Le photojournalisme, au moins dans sa forme canonique, adoubée par Visa pour l’image et documentée par la production de l’AFP, qui continue à vivre sur le dogme objectiviste et le refus affiché de l’expressivité graphique, est à mille lieues de la force explosive de cette nouvelle rhétorique documentaire.

10 réflexions au sujet de « Où va le journalisme visuel? »

  1. SylvainL l’enquête a débuté justement il y a un an, au lendemain de la diffusion du rapport par le Guardian. Le documentaire prend beaucoup plus de temps à fabriquer et aura toujours un temps de retard (et tant mieux, vu que l’objectif est de prendre du recul). L’image est aussi une contrainte, qui au contraired’un journaliste papier – qui peut immédiatement écrire son papier – oblige à prévoir des tournages et on est bien souvent tributaire des agendas des personnes que l’on souhaite filmer.

    Bref sinon, au delà de ça, travaillant moi même dans le reportage TV, je suis bien content de voir France 2 opter pour un chemin différent que celui fait ces dernières années dans le choix de réalisation, à avoir : arrêter le reportage type Capital M6, avec une voix off à la coooon, qui rallooonge les syllaaaabes là où il n’y en pas besooooin.

    En somme arrêter de vouloir absolument plaire à la ménagère de moins de 50 ans et s’adresser à un public un peu plus jeunes avec de nouveaux codes et un peu plus de couilles dans l’enquête !

    C’est pas le reportage du siècle, mais c’était plutôt bon.

  2. (j’apprécie moyennement la connivence visqueuse de la voix off) (le fait de répéter le truc de la maladresse est rigolo, et pousse le ridicule loin) à part ça, je trouve que c’est quand même difficile de comparer le photo-journalisme et l’image animée documentaire (il me semble) (sur le même thème, radio cette fois sur france Q vers 11h tous les jours je crois une émission sur ce thème : http://www.franceculture.fr/emission-culturesmonde-tobacco-mundo-14-tabac-non-grata-les-politiques-sanitaires-en-question-2014-1)

  3. @PCH: La comparaison entre photojournalisme et documentaire existe depuis l’aube du XXe siècle, et a notamment nourri l’invention du « pictorial journalism » et de la forme magazine, conçue comme une réponse à la concurrence de l’image animée. Car au-delà des contraintes formelles, les outils visuels servent des options stylistiques et narratives. Le développement de l’image illustrative dans le contexte presse, que j’ai longuement observé et décrit, est clairement une importation d’un modèle télévisé – malheureusement utilisé de manière non assumée par des acteurs englués dans le mythe du document photographique.

    En bref, je pense que le journalisme photographique est très en retard sur l’évolution des styles narratifs – ce qui n’est pas un facteur secondaire dans le recul aujourd’hui de la presse d’information classique, dont le langage visuel reste extrêmement conformiste, et donc peu attractif pour des publics qui se déplacent à vive allure…

  4. comme quoi la profondeur de mon ignorance est sensiblement égale à l’ampleur de mes lacunes… Cependant, ce doit être l’âge j’imagine, mais … euh, on est pressés ? :°)) (merci en tout cas)

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