Extraterrestres et conflits culturels

Frozen Piglet: « Sur ma photo, un couple de touristes dans le parc des Tuileries tente de rentrer en contact avec les comptes Instagram et Facebook des extraterrestres pour leur chanter une chanson. »

Sur son blog, le photographe professionnel Frozen Piglet, fervent partisan du paradigme traditionnel, use volontiers de l’arme de la raillerie à l’endroit des nouvelles pratiques visuelles, considérées comme autant de symptômes d’une culture simultanément invasive et ridicule.

Dans son dernier billet, le photographe épingle l’usage récent de la canne à selfie, à travers une image d’un couple asiatique se livrant à l’autophotographie, accompagné d’une légende qui joue de la similitude entre cet instrument et une antenne : « Un couple de touristes dans le parc des Tuileries tente de rentrer en contact avec les comptes Instagram et Facebook des extraterrestres pour leur chanter une chanson ».

Comment analyser un tel énoncé? Selon l’approche historique linéaire classique, il s’agit d’une expression polémique réactionnaire. Depuis la Querelle des Anciens et des Modernes, le raisonnement téléologique considère la polémique comme la manifestation d’une résistance à l’évolution, le prix à payer de l’inévitable marche vers le progrès.

Pour la sociologie pragmatique (Boltanski, Chateauraynaud…), en revanche, c’est le processus même de la controverse qui construit le fait culturel. On comprend bien pourquoi : le développement et la confrontation d’arguments, la constitution de camps opposés, la visibilité ou la médiatisation forment autant de composants d’une énergétique qui fait de la conflictualité un puissant moteur de la dynamique culturelle.

L’observation de l’actualité du champ photographique apporte certaines nuances au modèle issu de la sociologie des controverses scientifiques. On voit bien que le schéma qui apparaît, plus qu’un conflit ouvert, est celui du développement parallèle de deux univers aux autorités et aux repères distincts. Le monde de la photographie traditionnelle poursuit son chemin, appuyé sur ses institutions, festivals, revues ou prix, en évitant la confrontation avec les nouvelles pratiques, tandis que celui de l’image connectée s’autonomise et se dégage de modèles qu’il ne reconnaît pas.

Comme le débat politique, la controverse scientifique bénéficie d’une structure précisément mise en place par l’institution académique, qui ritualise le conflit pour lui permettre de se dérouler de manière productive, en minimisant sa violence et ses effets négatifs. Mais la réalité d’un grand nombre de processus sociaux est plus proche des dynamiques écologiques, qui cherchent au contraire à se préserver de l’affrontement par l’occupation de niches vacantes.

S’il y a des lieux et des procédures spécialisées pour vider une querelle, c’est que personne n’apprécie les tensions que produit un conflit. Dans cette optique, la raillerie apparaît comme la manifestation précieuse d’une conflictualité « froide » ou atténuée. Confirmation de l’existence d’un dissensus, elle s’appuie sur la connivence et le stéréotype pour « mettre les rieurs de son côté », plutôt que sur une argumentation proprement dite. La dénonciation des ridicules est difficile à contredire, car elle impose le paradoxe de prendre au sérieux un énoncé ironique. Bref, il s’agit simultanément d’une arme efficace, mais aussi d’une forme d’affrontement à bas bruit, autrement dit d’une économie de conflictualité.

8 réflexions au sujet de « Extraterrestres et conflits culturels »

  1. Si la photo primée de Stanmeyer a pu faire penser au « ET phone home » de Spielberg, c’est bien parce que les migrants cherchent à capter le signal d’un réseau cellulaire. Rien de tel dans l’image du couple ci-dessus, dont la canne télescopique n’a aucune fonction de communication…

  2. Bien sûr, je me suis mal exprimé : c’est le fait de dire qu’ils cherchent à communiquer avec les extraterrestres, et le fait de penser que les migrants font de même qui fait question, comme un recours anthropologique peut-être (la photo qu’ils prennent a quelque chose de la communication-mais pas avec les extraterrestres, je pense :°) – quand même aussi…)

  3. bonjour,

    Ça sent le règlement de compte à bas bruit; tellement ce billet s’appuie sur si peu de chose pour en dire beaucoup!!
    Robert

  4. @Robert Frank: J’ai toujours considéré Frozen Piglet comme un producteur de symptômes significatifs. Mais mon point de vue a changé. Alors que je m’inscrivais jusqu’à présent comme un protagoniste au sein d’un affrontement bipolaire (et progressiste), il me paraît plus intéressant de prendre en compte la querelle dans son ensemble comme terrain d’observation.

    Du point de vue habituel, la raillerie est un trait secondaire (« si peu de chose »). La prise en compte de la dimension de la conflictualité permet de donner du sens à un élément qui échappe sinon à l’analyse. Pouvoir faire quelque chose de ce « peu de chose » est une preuve de la productivité de cette approche. Rendez-vous sur ce blog pour le relevé d’autres symptômes, sur le (nouveau) tag #debat

  5. « il me paraît plus intéressant de prendre en compte la querelle dans son ensemble comme terrain d’observation. »
    Faut-il encore qu’il y ait querelle? Allez-vous la créer pour pouvoir l’observer ensuite? Une sorte de participation observante de la controverse?

    Ce qui est intéressant dans ce billet c’est
    d’une part la possibilité de ranger un énoncé de quelques mots soit dans la tradition, l’institution du monde savant ou dans le populaire, libre de tout carcan institutionnel.
    d’autre part, de voir une querelle alors qu’il n’y a pas de contradicteur, de négociation, d’ajustement, d’accord partiel sur certain point présentés ici….
    d’autre part encore de montrer que comme ce n’est pas une querelle mais une raillerie, cela est donc un évitement de querelle!

    Votre démonstration est difficilement appréciable étant donné le « si peu de chose » à partir desquelles elle est supposée s’appuyer. Serait-ce les secrets et bruits de couloir de laboratoire où se déroule la querelle scientifique?

    Robert

  6. @Robert Frank: Ni secrets ni bruits de couloir, la « querelle » à laquelle je me réfère ici n’est pas scientifique, c’est celle qui coupe en deux le monde photographique, affecté depuis la transition numérique par une césure Anciens/Modernes tout à fait caractéristique. Très perceptible à l’intérieur du champ, elle n’apparaît pourtant que de manière épisodique et discrète, sous des formes qui ne sont que rarement argumentatives, mais plutôt allusives ou déviées: c’est bien ce qui me frappe, et à quoi est consacré ce billet. Il s’agit évidemment d’une controverse, mais pour en être partie prenante, j’observe à quel point sa manifestation est en permanence atténuée, et l’affrontement évité (à l’exception notable du blog de Piglet, un des rares lieux qui entretient la polémique – c’est sa ligne éditoriale). D’où la question que j’adresse, à partir de l’exemple de ce cas précisément épinglé pour son caractère anodin, à la théorie des controverses, et dont vous avez bien compris le principe.

  7. S’il n’y a pas de secret que le lecteur ne pourrait savoir, sur quels arguments (de votre côté) basez-vous pour interpréter cet énoncé au travers d’une grille de lecture instituion-ancien / moderne ?

    et puisque nous ne sommes pas dans un contexte de querelle ou controverse pourquoi souhaitez-vous utiliser ce cadre pour comprendre, analyser cet énoncé?

    « mais l’insistance sur la réparation permanente d’un ordre ou sur le maintien d’un sens commun éloigne d’un examen des ajustements plus complexes. Le traitement le plus courant de ces moments sera contenu dans une définition macroéconomique ou macrosociale d’une crise structurelle ou d’un conflit collectif. En abordant d’un point de vue des acteurs l’inquiétude critique, on peut espérer mieux comprendre les exigences qu’implique la recherche d’un ordre ou d’un ajustement, fut-il local et éphémère. » Laurent Thévenot, agir avec d’autres.

    Robert

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