Voir tristement s’installer la routine. Qui consiste essentiellement à ruser avec l’horreur. Eviter la confrontation en boucle des chaînes d’info, zapper dès que l’anchorman passe la parole à un expert en bavardage, qui ne sait rien, mais a pour mission de « meubler le vide » et de différer de quelques minutes le retour du même – surtout tôt dans la matinée, à une heure où les informations sont peu nombreuses et peu sûres.
Préférer les réseaux sociaux, où l’on partage images et commentaires. Deux ambiances diamétralement opposées entre les médias de l’amplification de la terreur et ceux de la réaction et du partage, où l’on se tient chaud tous ensemble. Où l’on exprime soi-même sa douleur et son horreur, et où l’on collectionne les images symboles.
Images de deuil et de solidarité, et commentaires de ces images, à défaut d’autre chose. S’indigner de l’opportunisme d’un Le Roux, discuter Plantu, voir des Tintins partout, se demander si Moulinsart laissera passer. Trois fois rien, mais une forme d’action minimale, qui dit l’envie de reprendre pied, de résister à l’effritement de la panique.
Toujours mieux que les images de dévastation, que l’on regarde de biais, vite, pour éviter l’indélébile, mieux que les cris d’enfants du métro, mieux que l’horreur étalée, entre deux pubs pour une belle voiture ou l’abonnement premium du Figaro, rendus audibles grâce à la campagne anti-adblocks, on a compris la leçon: paye pour voir le pire.
Tenir à distance. Remettre un peu de la perspective que le journalisme obstinément refuse, collé à l’événement, toujours au plus près, sur un seul mode. Non, il faut du flux, des allers-retours, du bistrot et de la machine à café, un peu de respiration et de conversation pour encaisser le choc.
Le pire est de voir qu’on s’y fait. Ce n’est plus la sidération des premières fois. Plutôt l’accablement de la répétition, l’empathie pour ces pauvres gens. Et vite, la colère. Que certains réservent aux terroristes, mais que d’autres étendent au messager, le journaliste transformé en exploitant de la terreur, et plus sûrement aux ministres de la peur, qui jouent aux importants en faisant un signe à la caméra tandis qu’ils grimpent quatre à quatre les escaliers de l’Elysée, puis tentent de nous rassurer en nous paniquant ou de nous paniquer en nous rassurant.
Pas besoin de Cazeneuve pour constater que malgré l’accumulation des mesures, des plans rouges et des états d’urgence, malgré l’assurance en boucle de la mobilisation des forces et des services, rien, strictement rien n’empêche quelques personnes déterminées de nous jeter dans le chaos. Alors oui, la répétition assomme, parce qu’elle réduit à néant ce qui restait d’espoir. Transforme en pantins les costumes-cravate dépourvus du moindre commencement de stratégie pour faire face. Et nous enferme dans un destin à l’israélienne de société barricadée dans ses checkpoints. Préférable, vraiment?
Face à l’odieuse routine, qui est déjà celle d’un journalisme rôdé à la catastrophe, celle d’une politique impuissante mais jamais en reste de coups de menton, que reste-t-il sinon d’apprendre à faire avec? En attendant le jour où, comme dans le Brazil de Terry Gilliam, on pourra dîner parmi les bombes.
9 réflexions au sujet de « Faire avec la terreur »
Merci. Bravo.
Merci pour ce billet qui concrétise avec sensibilité les sentiments éprouvés par la plupart de ceux qui doivent composer avec cette triste situation. En observant de loin le partage en boucle des symboles culturels belges sur les réseaux sociaux, une tendance lancée par les dessinateurs que tu as observé dans le cas du petit Aylan, je me demande, à la lecture de ce billet, si ce partage en boucle des symboles n’est pas justement une stratégie d’évitement, de ne pas voir des images de la terreur, du sang et de violence dans son flux social.
@Fatima Aziz: Je ne crois pas qu’il faille interpréter la (re)diffusion d’images de solidarité comme une stratégie délibérée d’évitement. Cette pratique a une dimension active, positive, consolante (et accessoirement de manifestation identitaire) particulièrement précieuse pour répondre à des événements aussi douloureux.
Merci! Je suis d’accord sur la fonction cathartique de la (re)diffusion de ces symboles et le fait que l’un n’exclut pas l’autre. Il est aussi intéressant de noter l’absence de deux éléments observés antérieurement dans les cas semblables: la fabrication d’une icône médiatique (Aylan) et du filtre drapeau pour la profile picture Facebook (Attentats du 13 nov). Pour ce dernier, la manifestation identitaire et solidaire à travers la profile picture me semble devenir aussi une pratique de distinction, moins de manifestation du drapeau belge sur les réseaux (mes observations sont approximatives, mais je pars de la réaction négative d’une partie du public français face à la mobilisation des symboles nationaux) que les Tintins.
moi toutes ces images m’agacent. Je les trouvent poisseuses. J’ai vraiment du mal avec tout cet émotionnel qui délaisse totalement la raison. Je ne vois pas à quoi cela sert.
@Olivier Montulet: L’opposition émotion/raison est un cliché que je préfère pour ma part laisser aux Annales du bac, aux côtés de l’antithèse du Primitif et du Civilisé, de l’Image et du Discours, ou des stéréotypes de genre…
Je vous recommande en revanche la lecture d’un ouvrage comme Sidérations. Une sociologie des attentats (PUF, 2016), du sociologue Gérôme Truc, qui montre très bien comment l’expression personnelle et collective de l’émotion ne s’oppose pas à la raison, mais constitue au contraire un passage de l’extériorité de la sidération vers une intégration raisonnée d’un événement traumatique. A quoi ça sert? C’est une étape de réaction et d’appropriation, dont on comprend qu’elle constitue un progrès en comparaison de la consommation passive de l’information – celle à laquelle nous exposent les médias traditionnels.
Bonjour, intéressant de lire des mots plus simples, moins théoriques, moins universitaires que d’habitude. L’homme derrière le chercheur.
Et pourtant l’image est bien là, le rapport à l’image tel que vous en parlez, tel que vous vous l’appropriez, est très juste.
Et de pouvoir le partager est juste un plus. Merci.
« Préférer les réseaux sociaux » dites-vous… C’est vrai que ces déversoirs à merde c’est vachement mieux que la télé.
@Olivier: A quelqu’un qui le traitait de « c… », Jacques Chirac aurait répliqué: « Enchanté, moi c’est Chirac! » On pourrait vous faire une réponse du même genre. Etant donné qu’un compte de réseau social est le résultat des sélections et des interactions de son titulaire, ce que vous y apercevez est malheureusement le strict reflet de votre activité et de celle de vos contacts… ;)
Les commentaires sont fermés.