Parmi les acteurs involontaires pris dans les filets de l’actualité médiatisée, le photojournalisme distingue deux catégories d’individus. Ceux susceptibles de faire appel à la justice pour protester contre l’utilisation de leur image, et les autres. Aux premiers, on demande leur autorisation avant publication, ou bien leur visage est flouté pour éviter qu’on les reconnaisse – à défaut on choisit une autre photographie. Aux seconds, souvent pauvres, citoyens de pays lointains ou anciennement colonisés, on ne demande pas leur avis.
Ces “anonymes”, qui ne le deviennent que parce que personne ne s’est préoccupé de leur identité, sont les figurants ordinaires de l’iconographie des catastrophes, indispensables participants malgré eux de la narration visuelle. Celle-ci recourt volontiers aux principes de la communication non-verbale, notamment à l’expression de douleur marquée sur les visages pour incarner de manière frappante le récit de l’actualité.
Qui a vu le visage éploré d’une victime new-yorkaise du 11 septembre1? En revanche, chacun se souvient de la pseudo-“Madone de Bentalha” pleurant la disparition de plusieurs membres de sa famille, sacrée World Press Photo de l’année 1997 (mauvaise pioche: quoiqu’algérienne, Oum Saâd a porté plainte contre le photographe et contre l’AFP pour atteinte à l’image et diffamation).
Parmi les photographies de témoignage des attentats de Bruxelles ayant circulé sur les réseaux sociaux, une image de deux femmes sous le choc de l’explosion à l’aéroport de Zaventem, rapidement désignée dans les rédactions comme «the Most Emotional Photo From the Brussels Attacks», a été retenue pour faire la Une de nombreux quotidiens. Il s’agit d’une prise de vue effectuée par une jeune journaliste de la télévision publique géorgienne, Ketevan Kardava, elle-même victime des attentats, dont les droits ont été achetés par Associated Press et par l’AFP.
Témoignage d’une évolution de la sensibilité du public, de nombreuses protestations ont accueilli cette publication, soulignant une atteinte à la dignité des personnes et l’absence de consentement des sujets, particulièrement la femme en partie déshabillée par le souffle de l’explosion.
Plusieurs journaux, comme Libération, ont décidé en connaissance de cause de ne pas publier cette image. Devant l’ampleur des réactions, le quotidien belge Le Soir, qui avait d’abord choisi d’en faire son illustration de Une, a modifié son édition du 23 mars et présenté ses excuses aux lecteurs. Il semble de moins en moins acceptable de se servir sans leur accord du spectacle des victimes pour nourrir le récit médiatique.
- Clément Chéroux, Diplopie. L’image photographique à l’ère des médias globalisés, essai sur le 11 septembre 2001, Le Point du jour, 2009. [↩]
23 réflexions au sujet de « En finir avec les anonymes? »
Les réseaux sociaux sont devenus des machines à produire des jugements moraux. Et l’utilisation de photographies qui « porteraient atteintes à la dignité des personnes photographiées » est devenue une des nouvelles tartes à la crème du net lorsque des événements violents se produisent. Dès qu’une photo montrant un individu que l’on peut associer à une situation de violence subie est diffusée, les tweets se multiplient pour dénoncer « les salauds, « les charognards », et demander que l’on cesse de retweeter ces images. C’est probablement une façon de se rassurer sur sa propre dignité, un affichage de son rejet du voyeurisme, mais ce qui me frappe c’est que c’est posture n’est jamais contestée, même lorsque la personne n’est de toute évidence pas identifiable ou que l’action se déroule trop loin ou est trop floue pour que la dignité des personnes filmées soit mise en cause.
Lorsque Madame Guigou a porté en 1999 sa fameuse loi sur la présomption d’innocence et les droits des victimes, je pense que c’était la première fois que l’on introduisait cette notion d’atteinte à la dignité des personnes photographiées dans le droit français. A l’époque, il y avait clairement, ne serait-ce que dans les commentaires des membres du cabinet du Ministre, d’un coté tout ce qui se passait loin, sous d’autres cieux, dans d’autres cultures, et où la nécessité de la manifestation de l’information supposait que l’on montre les photos telles qu’elles avaient été réalisées, et ce qui se passait chez nous, où le respect de la dignité des personnes photographiées supposait que les photos ne soient pas publiées ou soient retouchées. Depuis, grâce à la mondialisation, il y a eu effectivement une perception plus universelle du bien et le mal et la prise de conscience qu’ailleurs aussi cette notion de dignité à respecter pouvait faire sens.
(C’est d’ailleurs cette même loi qui nous vaut aujourd’hui cette grande tartuferie de prévenus aux mains dissimulés sous une pastille pudique pour cacher leurs menottes et protéger leur présomption d’innocence, alors qu’ils sont encadrés par des robocops surarmés et masqués.)
Maintenant sur le fond, ne parler de la violence subie par les victimes que par l’écrit ou au travers d’images édulcorées, sans victimes et sans souffrance, c’est mettre en scène cette violence sous une forme présentable, la rendre acceptable, supportable. Ce peut même être un premier pas vers un processus négationniste. Lorsque la guerre n’est qu’un concept abstrait, elle n’est pas dérangeante. Elle peut même devenir excitante. Je pense à la deuxième guerre du Golf filmée comme un jeu vidéo. Ce qui rend la insupportable, ce ne sont pas des chiffres ou des analyses d’experts, c’est la violence subie à laquelle on peut s’identifier.
L’image ne fait pas tout. Malgré l’émotion suscitée par la photo du petit Aylan, des enfants meurent toujours au large des cotes grecques. Mais ce n’est pas un hasard si cette photo a suscité l’ire de tous ceux qui étaient opposés à l’accueil des réfugiés.
Toutes les dictatures et tous les gouvernements en temps de guerre cherchent à censurer ces images, ou n’en conserver que celles qui mettent leurs victimes dans des postures héroïques. Je suis persuadé que la démocratie suppose l’information des citoyens, y compris avec des photographies dérangeantes. On peut débattre sur la mise entre parenthèse de la démocratie en temps de guerre. Le terrorisme met en scène ses actions pour qu’elles aient un maximum d’impact au travers de la couverture médiatique dont elles bénéficieront. Censurer les images, c’est une façon de le combattre. Mais alors assumons, discutons en et ne nous réfugions pas dans un discours moral sur la dignité humaine.
P.S. Demander leur consentement aux victimes, alors qu’elles sont en souffrance, hébétées, ne sachant plus si elles sont mortes ou vivantes, ce serait pour le coup du harcèlement.
Pourquoi si peu de gens en cette occasions rappelent les ecrits de Ariella Azoulay sur le contrat civil de la photographie? Il y a des réponses pas mal, là, sur la triangulaton photographe-victime-lecteur.
« Qui a vu le visage éploré d’une victime new-yorkaise du 11 septembre? » Vous oubliez un peu vite une des photos les plus emblématiques de cette tragédie: http://www.lepoint.fr/monde/11-septembre-a-42-ans-la-dust-lady-succombe-a-un-cancer-26-08-2015-1959348_24.php
A thierry : Il ne s’agirait évidemment pas ici de demander leur consentement à ces personnes mais plutôt de ne pas mettre en circulation une telle image. Cette jeune journaliste a dû faire plus d’une photo dont certaines devaient être plus pudiques, et de ce fait plus respectueuses.
@Thierry: Toutes ces grandes phrases et ces grands principes font effectivement partie de l’argumentaire habituel des photojournalistes pour tenter de légitimer une exception guère justifiable. Pour éviter de s’emballer sur la censure ou la liberté d’expression, il suffit de rappeler que le traitement iconographique du 11 septembre s’est bel et bien conformé à la charte non écrite du respect de la dignité des victimes, qui s’applique spontanément aux citoyens des pays riches. Rien de neuf, si l’on se souvient que Doisneau photographiait déjà des figurants en 1950 pour son célèbre “Baiser”, dans le but avoué d’éviter les risques juridiques. L’information télévisée respecte elle aussi de façon beaucoup plus stricte le principe de la demande d’autorisation ou du masquage des témoins, ce qui ne l’empêche pas de rendre compte de l’actualité.
Le cas de la photo de Zaventem est particulier, puisqu’il s’agit d’une photographie qui n’a pas été effectuée dans des conditions professionnelles (même si c’est une journaliste qui en est l’auteur), et qui relève du document de témoignage. Il est clair que les rédactions qui ont choisi de publier cette image ont profité de ce statut d' »image amateur » (voir par exemple le Making-of de l’AFP) pour passer outre une demande d’autorisation en bonne et due forme. D’autres ont en revanche flouté les visages, ou bien choisi après débat une autre illustration (« A Libération, le choix a été fait de diffuser la photo d’une femme à terre dans une position jugée moins dégradante ») – ce qui montre bien que cette discussion ne relève pas d’une hystérie morale des réseaux sociaux, mais bien d’une évolution globale de la sensibilité.
@Sylvie Huet La pudeur est indissociable des valeurs de ta communauté. Cette photo me semble personnellement très pudique si tu fais référence à ce que l’on voit de son corps, et très impudique si tu te réfères à la situation de détresse qui est la sienne. Mais si j’étais originaire du moyen-orient, je suppose qu’une photo réalisée avant l’explosion, avant que le souffle n’ai déchiré son chemisier, m’aurait déjà semblé impudique parce que l’on voyait ses cheveux, ses mains etc.
@André Le terme est présent dans la législation française, mais comment écrire la charte?
Qui dit ce qui définit l’atteinte à la dignité des victimes et surtout sur quelle base.
Où mets-tu le curseur? Ce que l’on voit de peau? La nature de l’événement? Faut-il se féliciter de ce qu’il existe si peu de photos des camps de concentration? Oui à Aylan au nom d’un esthétisme réel ou supposé, non à la dame de l’aéroport parce qu’il y a du sang?
Un portrait du baron Empain pris par ses ravisseurs avait fait l’objet d’une couverture de Paris-Match. Pour une fois tout le monde était contre, même les journalistes, parce que la photo avait été prise par les ravisseurs pour obtenir une rançon. Le baron Empain, à son retour, s’était félicité de cette photo parce que l’on mettait alors en doute les souffrances qu’il avait subies.
Ce sont d’ailleurs les mêmes qui sur tweeters dénoncent les charognards qui en faisant suivre les info surs les attentats ajoutent, « n’oublions pas le Yemen ». Le Yemen tout le monde s’en fout parce que l’on a pas d’images que ce soit parce qu’elles ne sont pas prises ou parce qu’elles ne sont pas publiées.
@André J’ai du mal avec le masquage des témoins. C’est comme les menottes et la loi Guigou, j’ai l’impression d’être en présence d’un sommet d’hypocrisie.
Lors des attentas à St Michel, une femme photographiée nue de dos avait portée plainte en disant que ses proches pouvaient la reconnaître. Et je peux imaginer qu’elle se sentait plus touchée dans sa dignité en étant reconnue par des proches que vue par des inconnus.
Mais pourquoi devoir toujours attiser l’émotion? Est-ce une nécessité ou plutôt une dérive sociale? Il semble bien que l’émotion fasse vendre, n’est-ce pas là la seule vraie motivation de son déballage public?
Il y a de solides raisons à l’usage de l’émotion, et plus exactement de son expression visible par l’intermédiaire des traits du visage, en photo de presse. Il s’agit en effet d’un ressort narratif fondamental, qui fait reposer le récit visuel sur sur le vocabulaire de la communication non-verbale. Ce principe introduit en photographie dès le début du XXe siècle, après une longue préhistoire dans l’illustration de presse, est aujourd’hui très largement utilisé pour renforcer la lisibilité et les options éditoriales du journalisme visuel, par exemple dans l’illustration de l’actualité politique. C’est bien sûr la grande accessibilité des signaux émotionnels qui leur donnent leur valeur expressive, et qui contribue à expliquer le goût des photographes pour un instrument narratif largement éprouvé.
@Olivier Montulet On est un peu dans un sujet de bac là. L’émotion s’oppose à l’indifférence. L’émotion suscite l’empathie. L’émotion suscite la violence et la peur. Est-ce une bonne ou une mauvaise chose? J’aurais tendance à dire oui, mais je suis de culture catholique, photographe qui plus est. Je suppose que si j’étais un sage Hindou mon discours serait autre. :)
Si la presse ne se vend pas, c’est qu’elle ne suscite pas l’intérêt de lecteurs. Alors oui vendre c’est l’objectif premier de la presse.
@Thierry
L’émotion est humaine autant que la raison. Il ne s’agit pas de les opposer car ce sont deux faces différentes et complémentaires de l’humanité.
La question est « faut-il s’enfermer dans l’émotion, dans la spirale des émotions? » Ne faut-il pas plutôt nous extraire de nos émotions pour ne pas agir en réactionnaire mais en réfléchi? L’émotion ne fait-elle pas que réagir? Regardez la photo du petit Ayan. Elle a suscité l’émotion…provoqué des réactions en tous sens avec toutes les récupérations possibles et les plus opposées.Qu’est-ce qu’il en reste? Combien d’autre Ayan ne sont pas morts et ne meurent pas encore depuis? L’émotion n’a pas empêcher les gouvernements Européens de ne rien faire sauf à rejeter à la mer d’autres Ayan. Qu’elles leçons en tirent les photographes et la presse? On continue à émouvoir, à faire réagir? Ne faut-il pas plutôt mettre de la distance et faire réfléchir?
Ne remarquer l’émotion (et se plaindre de son excès) que lorsqu’il s’agit de l’expression de la souffrance, c’est avoir une vision très limitée de la question. Le registre émotionnel est bien plus étendu, avec par exemple le sourire, qui fait partie des codes non-verbaux les plus familiers. Il comprend aussi l’expression de la surprise, de la colère, de l’ennui, de l’indignation, de la lassitude et de centaines d’autres émotions caractéristiques, qui font intimement partie du langage de la peinture ou de la statuaire depuis plusieurs siècles, et ne sont pas près de disparaître… ;)
Le cas examiné ci-dessus montre que, loin de se laisser enfermer dans une « spirale de l’émotion », de nombreux acteurs ont discuté, protesté ou refusé un usage excessif du spectacle de la douleur. La pornographie émotionnelle, c’était plutôt de dénommer « Madone » et d’ériger en icône l’image d’une femme en pleurs. A noter que dans ce cas, la visibilité de l’émotion n’a créé aucune identification, puisque la photo a immédiatement été décrite comme un exercice de style, une Pieta, une œuvre d’art… S’il y avait eu empathie pour la souffrance ressentie par cette femme, le public aurait dû réagir en demandant comme ici son retrait ou son masquage, par respect pour sa douleur. Le fait que nulle rédaction n’ait alors songé à flouter son visage est la preuve d’une réception raciste et paternaliste. Mais les temps changent, et grâce à internet, on peut imaginer qu’une image comme celle-ci susciterait aujourd’hui un débat nourri.
Concernant la photo du petit Aylan, deux précisions. La mise en avant par les médias sociaux, puis par certains médias traditionnels, de cette image correspond à une véritable opération d’agit-prop en faveur de la cause des migrants, sur le modèle des campagnes des organisations caritatives. Il s’agit donc d’une mobilisation volontaire de l’émotion pour réveiller les consciences, dans un contexte qui était celui d’un océan d’indifférence. On peut donc parler ici d’un usage vertueux de l’émotion, qui n’a certes pas changé la politique générale des Etats européens, mais qui a au moins témoigné d’une dimension de la sensibilité populaire, dont on peut se réjouir qu’elle ait pu se manifester, en contrepoint de la propagande raciste des partis ou des intellectuels d’extrême-droite. Par ailleurs, cette image est construite autour d’un détail que la discussion d’aujourd’hui permet de mieux comprendre: l’image soigneusement construite par Nilüfer Demir ne permet pas d’apercevoir le visage de l’enfant. Cette photo habilement « auto-masquée » s’inscrit donc à sa manière dans la nouvelle sensibilité que je souligne, et témoigne de la recherche de possibilités expressives compatibles avec cette évolution.
Dit il en publiant à plusieurs reprises les clichés incriminés !
C’est sans doute nécessaire pour étayer sa démonstration.
Comme ces photos portent témoignage d’une horreur difficilement appréhendable autrement.
La question se pose forcément, et je me la pose à chaque fois. A noter que je ne publie pas « à plusieurs reprises » la photo de Zaventem, mais je reproduis un ensemble de Unes de quotidiens, chacune différente, avec des variations particulièrement intéressantes, dont la présentation que je propose permet la comparaison.
La spécificité de ce blog est en effet de prendre pour objet les images ordinaires – une proposition qui n’a guère d’équivalents à l’heure actuelle. La réponse qui paraît la plus évidente est qu’il est peu pertinent de censurer ses sources dans un tel contexte. Cela m’est toutefois déjà arrivé, à propos d’images qui posaient précisément la question d’une limite de la visibilité, et quand je pouvais penser que ce blog participerait à leur diffusion (http://imagesociale.fr/627 http://imagesociale.fr/2731). La question se pose me semble-t-il de manière différente pour des images qui ont déjà fait l’objet d’un processus de publication multiple sur une large échelle, et dont c’est l’iconisation elle-même qui fait débat.
L’argument selon lequel les organes d’informations seraient « obligés » de publier de telles images pour rendre compte d’un drame me paraît largement discutable. L’horreur insoutenable des effets d’une explosion au sein d’une foule sont en réalité dissimulés. Une photo comme celle reproduite ci-dessus en propose une traduction narrative. D’autres propositions, comme par exemple la Une du Figaro du 23 mars, me paraissent très convaincantes sur le plan du réalisme, tout en respectant les victimes, et n’ont pas suscité de protestations.
J’estime que l’étalage des émotions est une dérive sociale contemporaine occidentale (et singulièrement de la presse). Il serait temps de valoriser la tempérance, la discrétion et la prise de recul plutôt que l’emporte pièce (qui empêche bien souvent tout retour en arrière). Au nom de la transparence et de la « liberté » à l’information on tombe dans l’irrespect et le voyeurisme.
@André ça peut encore venir en ce qui concerne la couverture du Figaro (ou plutôt ça pourrait venir en France car je ne connais pas la législation et la jurisprudence Belge) et surtout, sur tweeter j’ai vu des photos qui me semblaient toute aussi respectueuses des victimes, immédiatement dénoncées.
Ce qui pose le pourquoi de l’appréciation. Sur cette couverture des gens sont identifiables. Est-ce que c’est pour des raisons esthétiques ou parce que l’on voit le visage de ceux qui ne saignent pas mais pas de ceux qui saignent (auquel cas c’est le sang et non les visages qu’il faudrait interdire) que cette photo te semble respecter les victimes ? Si on demandait leur avis à 50 personnes sur différentes images sur ce qui leur semble assez réaliste mais pas trop irrespectueux des victimes, ne rejouerait-on pas « Un art moyen »? Avec des avis très différents parce qu’au travers de ce que les gens vont trouver réaliste mais respectueux, c’est probablement à la fois la signification qu’ils entretiennent avec leur condition et leur identification ou non aux victimes mises en scène par le photographe qui vont s’exprimer .
L’interdiction du visage, si elle ne résout pas tout, a au moins l’intérêt de la simplicité. Elle pourrait être d’ailleurs étendue à toutes les images réalisées dans le domaine public quelque soit le contexte. Il y a une forte demande sociale en ce sens. Mais notre perception du monde au travers des images va en prendre un coup. Les visages sont la première chose que l’on regarde, comme malgré nous, sur une photo.
Aujourd’hui si cette photo était contemporaine, le visage de Fortino Samano serait flouté…
http://foggedclarity.com/wp-content/uploads/2013/11/Fortino-Samano-700.jpg :-)
Tu concentres ton attention sur les réactions du public. Je propose pour ma part de revenir à la dimension juridique du choix, sachant qu’un bon professionnel (comme le montre l’exemple de Doisneau) prend toujours en compte ce paramètre.
De ce point de vue, les critères sont relativement précis, comme le montre le raisonnement de l’avocat cité par l’article de Libération, et peuvent se résumer à deux arguments principaux: 1) être ou non reconnaissable, 2) être photographié dans une attitude ou une posture défavorable – ce qui reste évidemment un facteur soumis à interprétation, mais qui correspond bien à la jurisprudence du droit à l’image. En d’autres termes, si l’on n’est pas reconnaissable, ou si on l’est mais pas dans une attitude qui peut être considérée comme défavorable, il n’y a pas matière à poursuites. Ainsi, dans la photo considérée, ce n’est pas la femme avec son portable (reconnaissable) qui pose problème, mais celle qui est photographiée à la fois sanglante, hagarde et déshabillée. Du moins à partir du moment où cette présentation, que beaucoup jugent défavorable, n’a pas fait l’objet d’un consentement explicite.
Il y a donc plutôt une palette de possibles que la situation que tu décris comme une simple alternative oui/non. On peut avoir une personne reconnaissable dans une situation défavorable avec autorisation. On peut avoir une personne reconnaissable sans autorisation si la situation n’est pas défavorable. On peut avoir une personne dans une situation défavorable non reconnaissable (cas d’Aylan ou de la photo du Figaro, car les victimes sont trop loin ou cachées). Enfin, on peut avoir une photo qui ne respecte pas les critères professionnels, mais qui s’autorise de sa nature documentaire particulière (photo amateur exécutée par une victime) pour présenter un cas hors-norme: c’est bien ce dernier raisonnement qui s’applique ici, pour ceux qui ont choisi de publier cette image (« c’est une forme de journalisme citoyen » se justifie pour sa part le bureau de Paris de l’agence Associated Press qui distribue l’image).
@André Je concentre mon attention sur le photographe…
Je suppose que lorsque tu affirmes que Doisneau prenait en compte le risque juridique dans ses photos, tu te réfères au fait qu’il a souvent travaillé avec des comédiens qui lui signaient des autorisations de publication. Pour moi ça s’inscrivait plutôt dans une approche du reportage qui serait aujourd’hui un objet de scandale et que Willy Ronis résume dans son ouvrage “Photo-Reportage et chasse aux images” (1951 éditions Paul Montel page 22)
“En fait certains reporters usent volontiers de mise en scène pour réaliser telles images que le développement de la vie ne fournit pas d’emblée. Ils justifient cet artifice en disant : “Je vais photographier une scène qui ne se passe pas en ce moment, mais qui a dû se passer ainsi; j’ai donc le droit de la reconstituer.” Manié avec tact et mesure, un tel argument n’a rien d’abusif. Il peut en tout cas être utilisé lorsqu’il n’altère pas la véracité des faits. Il aide souvent à se sortir d’une impasse, et représente l’équivalent graphique de la relation d’évènements qu’un rédacteur a pu rétablir au cours de son enquête sans qu’il y ait assisté en personne.”
Doisneau a écrit une préface au livre de Pierre Frémond “Droit de la photographie Droit sur l’image” qui bien que remontant à 1982 (deuxième édition Dalloz) me semble bien poser le problème actuel. Il commence sa préface par “Je ne puis apporter que le point de vue du délinquant.” Le texte est un peu long pour le reprendre ici intégralement (mais magnifique) et montre, me semble-t-il, que la problématique n’a guère évoluée pour les photographes depuis cette époque, et combien il est difficile pour un “bon” professionnelle de maîtriser le risque juridique: “Sous cette épée de Damoclès, il faut un goût morbide du risque pour continuer à capter les images Il est admis que l’image de la personne humaine représente une valeur, mais veiller aux fluctuations des cours de cette nouvelle bourse est une activité mineure. Devant les problèmes créés par des moyens audio-visuels, il est plus urgent de rechercher un équilibre entre les droits à l’information, et les droits de la personne humaine sur son image.” (1982 c’est la deuxième édition. La première édition est de 1973 mais je ne sais pas si elle comportait déjà la préface de Doisneau.)
Le droit n’est pas je crois de façon générale une science exacte, mais lorsqu’il s’agit de droit à l’image (ou de se prononcer sur le caractère d’originalité d’une œuvre mais c’est une autre affaire), le magistrat ne dit pas le droit. Il s’exprime, en son âme et conscience, sur ce qu’il pense du préjudice supposé de la personne photographiée. Si on ajoute à cela que la règle c’est que droit à l’information prime si la photographie est nécessaire à la manifestation de l’information, l’origine sociale du magistrat, le fait qu’il s’identifie ou non à la personne photographiée, son regard sur la photographie (un art mineur accessible à tous, un art majeur qui a sa place dans les Musées), sa conception de ce qui est ou non de l’information et la sensibilité de l’opinion au moment du procès (après le décès de Lady Diana, il ne faisait pas bon d’avoir un procès pour un photo reporter), vont être à l’origine de jurisprudences contradictoires avec, du point de vue des photographes, des avancées et des reculs selon les époques. Mais aucune sécurité juridique.
Je suppose que l’on entre maintenant dans une ère nouvelles, mais la messe n’est pas encore dite, dans la mesure où avec la généralisation des smartphones et la diffusion des photos sur les réseaux sociaux l’opinion est partagée aujourd’hui entre deux sentiments contradictoires:
L’idée que dis-je l’évidence que quelque soit l’évènement il doit en exister des photos et des vidéos et que l’on doit avoir accès à ces informations;
Une représentation négative de la photographie associée désormais aussi à la pédophilie, au revenge porn et aux sex tape de vedettes ou de jeunes adolescentes, là où autrefois c’était plutôt un raisonnement économique qui était à l’origine des plaintes.
Dans la pratique, bon ou mauvais, les photographes professionnels se censurent, à la prise de vue et surtout à la diffusion pour des raisons économiques. Je me souviens d’un débat entre une magistrate et des représentants de la profession qui nous avait déclaré, après que nous ayons expliqué que nous nous censurions pour éviter d’aller au tribunal « surtout ne vous censurez pas, les tribunaux vous donneront ensuite tort ou raison. » C’est ce que Doisneau appelait un goût morbide du risque qui n’est finalement pas tellement répandu.
D’un point de vue purement patrimonial, je pense qu’il faudrait envisager une loi genre “tout est pardonné” 20, 30, ou 40 ans après la prise de vue pour inciter les photographes, et éventuellement leurs héritiers, à ne pas effacer les photos qu’ils n’osent pas publier et que nous ne nous retrouvions pas avec pour seul héritage les photos qui convenaient à l’époque où elles ont été réalisées.
Désolé pour ce post un peu long… mais j’ai une insomnie :-)
A lire: http://www.investigaction.net/A-propos-de-la-caricature-de.html
et http://www.arretsurimages.net/chroniques/2016-04-01/Charlie-Hebdo-et-Stromae-de-la-difference-entre-humour-et-satire-id8615
Et aussi …
En finir avec les anonymes slogans d’interdiction ? Voire commentaires anonymes, hors caste de plume entre-soi ? Quant aux milliards de « selfies » anonymes, d’un goût… J’en baisse les bras.
@Martial Maurette Photographe: Dans « selfie », il ne vous aura pas échappé qu’il y a « self », un mot anglais qui veut dire: soi-même. La différence entre les photos faites et postées sur les réseaux sociaux par leurs auteurs et celles exécutées par un professionnel, c’est tout simplement que dans le premier cas, ceux qui sont dans l’image l’ont librement décidé, dans le second, non. C’est plus clair comme ça?
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