(Chronique Fisheye #17) La conviction que nous vivons dans une “civilisation des images” ou que le voyeurisme est un trait caractéristique de l’homo occidentalis semblent autant de justifications à la mise sur le marché de nouvelles technologies propres à assouvir notre supposée fringale visuelle. Le dernier dispositif à la mode est le casque de réalité virtuelle, dans lequel on cale un smartphone affichant une image stéréoscopique pour permettre un visionnage à 360°.
Plusieurs vidéos circulent, montrant les effets de ces immersions sur des spectateurs ébahis, particulièrement celles de séquences pornographiques, d’un réalisme à couper le souffle. Le plus intéressant n’est pas la réaction enthousiaste des usagers les plus geeks, mais le malaise exprimé par d’autres à propos d’images si manifestement intrusives.
Tout spectacle est-il a priori désirable? Il est peut-être utile de réviser ce présupposé, au moment où la télévision 3D s’apprête à quitter le marché. En annonçant l’abandon prochain de la fabrication des téléviseurs 3D, Samsung et LG ont confirmé la mort clinique d’une technologie qui n’a pas trouvé son public. Malgré un lancement en fanfare en 2009, dans la foulée du film Avatar de James Cameron, la vision stéréoscopique appliquée à la télévision soulevait de nombreux problèmes, par son dispositif de consultation inconfortable, mais aussi par sa captation contraignante, impliquant une faible disponibilité de contenus.
Une des surprises de l’expérience 3D aura été de constater que la télévision est un média beaucoup plus social qu’on ne le croyait. Entre regarder un match de foot à plusieurs et limiter le visionnage parce que les lunettes sont chères et les modèles incompatibles entre eux, les spectateurs ont choisi.
Même constat avec les Google Glass, qui devaient incarner le futur de la perception augmentée, et dont l’abandon a été beaucoup moins bruyant que les présentations dithyrambiques longtemps à la Une des journaux high-tech. Oubliée la hype de privilégiés lors des avant-premières chic à Los Angeles, ou la promesse d’un univers perpétuellement documenté. Outre les difficultés techniques et un prix dissuasif, les lunettes dites “intelligentes” ont suscité de nombreuses manifestations d’hostilité dans l’espace public, peu de personnes considérant avec enthousiasme l’idée d’être filmées à leur insu.
La réponse du public à ces propositions montre que l’approche des industriels de nos pratiques visuelles est d’une grande naïveté. L’image ne relève pas simplement de l’amélioration de performances techniques ou de l’offre de nouveaux champs à explorer. Elle existe au contraire comme une forme sociale au sein d’un tissu d’interrelations fortement structurées, dans une histoire longue où la photographie succède certes à la peinture, mais lui emprunte d’abord l’ensemble de ses codes et de ses usages.
C’est ainsi qu’on peut comprendre les fortes réticences qui ont accueilli la propagande visuelle du terrorisme jihadiste, qui se distingue par des images insoutenables et un discours spécifiquement adressé aux populations occidentales. Si les censeurs de la société du spectacle avaient raison, ces “images-choc” devraient être rediffusées par toutes les télévisions et occuper le top des algorithmes des réseaux sociaux. Ce n’est pas ce qui s’est passé. Malgré les impératifs de l’information et des outils de diffusion plus puissants que jamais, la vision d’une violence extrême a été épargnée à la société. Plusieurs controverses journalistiques ont posé les limites à ne pas franchir, et si une minorité a tenté le visionnage en ligne, la plupart d’entre nous n’a pas souhaité être confrontée à l’immontrable.
S’apercevoir qu’image et morale peuvent se conjuguer en surprendra plus d’un. Mais c’est le préjugé tenace d’une image exclusivement perçue comme un vain divertissement ou une illusion néfaste qui doit être corrigé. L’image qui informe, l’image qui enseigne, l’image qui révèle est une image utile. Et si le spectacle est le mot qui désigne la relation du visible avec un public, alors la société du spectacle est en réalité une société de la négociation avec le visuel. On n’imposera pas un spectacle vain. Les images que nous retenons de manière durable sont celles que nous pouvons articuler avec nos savoirs et nos usages. Mieux comprendre cette articulation permettrait d’éviter les gadgets, et de proposer des innovations profitables.
Une réflexion au sujet de « Au-delà de la société du spectacle »
Le risque de basculer dans un autisme social
http://choses-dingen.tumblr.com/post/118432123083/quand-ils-marchent-en-rue-ils-ne-regardent-plus
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