Paul Ricœur caractérise avec Aristote le récit par l’intrigue, ou agencement des faits, qui subordonne la considération des caractères à celle de l’action, et présente une histoire comme une temporalité close, auto-organisée et signifiante1. Le roman policier ou le récit historique fournissent les exemples achevés de cette narration méthodique, strictement orientée par sa fin.
Il existe cependant un autre mode narratif, critiqué par Aristote en raison de son caractère «décousu»: celui du récit par épisodes. Cette organisation qui s’impose à la forme fictionnelle au cours du XIXe siècle, portée par l’essor de la presse périodique, sous le nom de feuilleton, encourage un style narratif aux caractères antithétiques, privilégiant le personnage sur l’intrigue et déployant une temporalité ouverte, toujours susceptible de faire place au rebondissement, à la surprise voire à l’incohérence.
Les traits distinctifs du feuilleton ont partie liée avec son développement commercial: une temporalité de la longue durée permet de fidéliser un lectorat qui prend des habitudes de consommation régulière. Les plus grands succès du genre, comme Les Mystères de Paris ou Fantômas, impliquent le public dans un dialogue en mesure d’influer sur l’intrigue. La non-clôture de l’œuvre permet sa reprise par d’autres auteurs, qui peuvent en modifier sensiblement les traits. Marie-Eve Therenty et Alain Vaillant font le lien entre la narrativité du feuilleton et le style du journalisme, auquel sa temporalité répétitive confère un rythme haletant2.
Le contexte qui détermine le développement de la forme sérielle lui assigne également une valeur culturelle inférieure, ce qui explique que Ricœur caractérise le récit par les traits narratifs valorisés par la culture savante. L’évolution qui place aujourd’hui le feuilleton télévisé au sommet de la hiérarchie des formes culturelles, détrônant l’œuvre filmique qui avait elle-même succédé au roman d’auteur, est donc moins une innovation formelle qu’une modification de l’équilibre des systèmes narratifs.
Si la forme close favorise l’unité de l’action, une temporalité qui s’allonge amoindrit le rôle de l’intrigue au profit d’une structuration par les personnages. La sérialité renverse le schéma aristotélicien. Devenu point de référence de l’organisation narrative, l’acteur du récit change également de nature. Dans la narration historique, le héros est défini une fois pour toutes par ses actes, qui lui confèrent la dignité de sujet du récit. Dans une série comme Game of Thrones (David Benioff, D. B. Weiss, 2011>), en revanche, la logique de l’action se cale sur les traits distinctifs des personnages, qui deviennent les guides narratifs du feuilleton.
Inaugurée avec des personnages comme Œdipe ou Hercule, la répétition sérielle et le déplacement de l’action vers l’acteur font apparaître la structuration narrative par le caractère, que l’on retrouve lorsque Umberto Eco évoque les séries comme Columbo ou Derrick, non à partir de leur trame anecdotique, mais des singularités du personnage-titre3. Ce type de déplacement atteint des sommets avec des personnages comme Tarzan, James Bond ou les super-héros des comics, si souvent repris et modifiés que leur schéma narratif se réduit à une sorte de tremplin adaptatif, un décor pour des variations qui deviennent le principal intérêt de l’appropriation.
Les atouts de la sérialité ont métamorphosé les formes les plus triviales de l’exploitation industrielle en œuvres puissantes, qui reconfigurent jusqu’aux modalités de consommation du drame audiovisuel. Celles-ci mettent en avant une narrativité du personnage qui, si elle n’est pas nouvelle, accompagne une évolution fondamentale de notre manière de nous représenter, au travers des revirements et des surprises de la personne humaine.
- Paul Ricœur, Temps et récit. 1. L’Intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983. [↩]
- Marie-Eve Therenty, Alain Vaillant, L’An 1 de l’ère médiatique. Analyse littéraire et historique de La Presse de Girardin, Paris, Nouveau Monde, 2001. [↩]
- Umberto Eco, De Superman au surhomme, Paris, Grasset, 1993, [↩]
5 réflexions au sujet de « Le retour du personnage (théorie du récit) »
On change de support, mais on garde les trames : on pourrait aussi indiquer dans cette logique le rôle de la « bible » dans l’élaboration du scénario des séries (ou des romans comme ceux qui composent la série « Le Poulpe ») .
Cependant quand je lis :
« L’évolution qui place aujourd’hui le feuilleton télévisé au sommet de la hiérarchie des formes culturelles… »
je me demande à quel sommet tu fais référence : peut-on comparer le lectorat des « Mystères de Paris » ou de « Fantomas » (furent-ils d’ailleurs, des « sommets » ?), avec l’assiduité télévisuelle (disons) de GoT ou HoC (j’adore ces acronymes, en tout cas). J’ai vaguement l’impression d’une prédiction autoréalisatrice (cette impression, d’ailleurs, me semble bien ne dater que d’hier…)
Ce point (et quelques autres) reste à établir, mais les indices sont nombreux. Il existe en particulier un accord inédit des acteurs de la production, du public et de la critique sur le haut degré d’attention suscité par le feuilleton comme format, qui en fait aujourd’hui le produit d’appel phare de la télévision. Cela ne suffit pas à en établir la valeur culturelle, mais celle-ci semble par ailleurs en bonne voie d’élaboration via un discours critique que je qualifierai d’enthousiaste (voir par exemple la dernière couv. des Inrocks). La production française, qui a longtemps accordé aux séries un statut mineur, et a démontré son hostilité à Netflix, a rendu hommage à sa manière à cette évolution en tentant de copier HoC, dans une production certes totalement ratée, mais qui arborait tous les signes du prestige cinéphilique: la série Marseille, avec son Depardieu à l’affiche.
Partir de la poétique d’Aristote pour en arriver à Depardieu et Marseille en passant par Tarzan me semble un des sommets de votre critique de l’image sociale. Je vous en félicite.
@Jacques Bienvenu: Vous voulez probablement dire que vous ne comprenez pas pourquoi j’interroge la notion de récit (et vous pensez faire preuve d’humour en confrontant Aristote et Tarzan ou Depardieu; lisez Umberto Eco, et vous trouverez bien d’autres associations amusantes… ;)
J’accueille toujours favorablement une demande d’explication, à plus forte raison à propos d’un billet qui se présente en titre sous la forme de « notes », qui peut en effet paraître obscur au lecteur de passage.
J’utilise dans mes séminaires la notion de « récit visuel », ce qui nécessite d’en proposer une définition. Recourir à l’œuvre essentielle de Paul Ricœur pour répondre à cette question n’a rien d’original. La notion d’intrigue y est présentée comme l’élément fondamental de la définition du récit.
Mes recherches sur les emplois narratifs des formes visuelles montrent qu’il faut rouvrir ce cadre. Ce billet pose quelques jalons dans cette direction. Mon blog me servant d’outil de prise de notes, il y en aura d’autres à ce sujet (identifiées sous le tag « narration« ). Je suis bien conscient que la lecture d’une réflexion en cours impose des efforts particuliers à mes lecteurs. Je propose l’envoi d’une photo dédicacée de Rimbaud en dédommagement de leur application.
@André Gunthert.
Ainsi, selon vous, je serai un « lecteur de passage » n’ayant rien compris à votre billet qui nécessiterait qu’on assistât à vos séminaires pour en lever les obscurités.Vous m’attribuez aussi l’intention d’une « demande d’explication ». Où l’ai-je formulée ? Détrompez-vous. Je vous lis dans le texte sans aucun effort. La poétique d’Aristote a engendré la scolastique et son jargon. J’y suis rompu. Umberto Eco que vous citez fort justement a transcendé toutes les scolastiques de son temps. Sens de l’humour, de la parodie, du secret, merveilleuse érudition. Voilà la vraie culture ! Par ailleurs, votre petite taquinerie finale sur Rimbaud m’autorise à vous dire que votre dernier article sur l’image du poète ne montre pas toute une première partie, fort instructive, publiée sur votre ancien blog de l’atelier des icônes. On en voit un aperçu dans la vidéo de ma conférence sur les images de Rimbaud. Vous comprenez alors que votre blog m’attire comme un aimant et que j’y trouve des sujets qui nourrissent ma réflexion.Je reste toujours votre dévoué, admiratif et fidèle lecteur.
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