Que dit la théorie de la photographie?

EP34_couvA l’occasion de la parution du n° 34 de la revue Etudes photographiques, je reproduis ci-dessous mon éditorial.

 

Après avoir abondamment nourri l’intérêt pour la photographie à la fin du XXe siècle, le questionnement théorique s’était brusquement tu avec le choc du numérique. L’abstraction du pixel ne contredisait-elle pas la matérialité du grain d’argent, garant de la trace photographique? Mais la continuité des pratiques a fini par rassurer. Le motif de la photographie comme preuve ou comme empreinte refait surface, témoignant que la croyance dans une forme d’authenticité spécifique n’a pas disparu1. Héritage prestigieux, le réalisme indiciel n’en finit pas de hanter un champ en mal de considération intellectuelle. Alors que la revue Etudes photographiques a tenté dès ses origines de proposer une autre approche, plus attentive à la variété et à l’historicité des usages2, il nous a semblé opportun de nous joindre aux efforts de mise en perspective des thèses essentialistes3.

L’exposition Qu’est-ce que la photographie? proposée en 2015 par Clément Chéroux et Karolina Ziebinska-Lewandowska au centre Pompidou4 a donné l’occasion de réunir une journée d’études5, dont le présent numéro reprend plusieurs contributions.

Les éléments qui ressortent de cette discussion peuvent être résumés en trois points. Tout le monde tombe d’accord pour dénoncer la dimension identitaire abusive de la théorie ontologique, qui ne tient pas compte de la diversité des pratiques photographiques. Reste toutefois à mesurer les bénéfices en termes d’image culturelle d’une posture qui n’est pas propre à la photographie, mais qui a largement profité à la littérature, à la peinture ou au cinéma.

Il existe également un assez large consensus pour discuter les postulats techniques trop sommaires de la théorie, qui réduisent le dispositif photographique au seul support d’enregistrement, et n’expliquent pas les dimensions construites ou intentionnelles que l’on rencontre dans les pratiques professionnelles.

Puisque le réalisme indiciel repose à la fois sur le postulat d’une identité de la photographie et sur celle d’une unité de sa technique, ces deux critiques devraient suffire à en déconstruire le substrat. Le déploiement de l’éventail des usages fictionnels de l’image devrait par ailleurs contribuer à produire un paradigme susceptible de se substituer à celui de la trace, ainsi que le suggère Philippe Dubois. Mais le constat peut-être le plus frappant de cette discussion est au contraire celui de la résistance, contre vents et marées, d’une croyance dans la nature d’empreinte de la photographie. Comme l’explique Georges Didi-Huberman: «opter pour le point de vue diamétralement inverse revient à troquer le tout pour le rien. Cela revient à perdre de vue la puissance photographique elle-même et le point – problématique, il va sans dire – où l’image touche au réel6».

Il est plus facile de décréter épuisé le paradigme de la trace que d’invalider un effet de croyance. Comprendre la force de l’idée d’empreinte, c’est apercevoir à quel point l’idée de photographie incarne et clôture une mythologie de la représentation séculaire. C’est donc bien en replongeant la photographie dans une histoire des images que l’on pourra résoudre les paradoxes du réalisme indiciel. Au risque de faire perdre à la photographie ce qui a été si longtemps sa signature essentielle? Celle-ci doit à son tour devenir l’objet d’une investigation en termes d’histoire culturelle et d’histoire des idées. Comme on le voit, le débat est loin d’être clos.


Sommaire

Que dit la théorie de la photographie ?

  • Joel Snyder, Photographie, ontologie, analogie, compulsion
  • Herta Wolf, Montrer et/ou démontrer. Index et/ou indice?
  • André Gunthert, Une illusion essentielle. La photographie saisie par la théorie
  • Philippe Dubois, De l’image-trace à l’image-fiction. Le mouvement des théories de la photographie de 1980 à nos jours
  • Michel Poivert, La photographie est-elle une «image»?

Interroger l’historicité

  • Olivier Ihl, Dans l’œil du daguerréotype. La rue du Faubourg-du-Temple, juin 1848
  • Daniel Foliard, Orientalismes? Pionniers français et britanniques de la photographie au Levant

Séminaire

  • Stephen Brown, Rediscovering the lost photographs of the Exhibitions of the Royal Photographic Society

Printemps 2016, 134 p. 22 €. Commander en ligne


  1. Horst Bredekamp, Théorie de l’acte d’image (trad. de l’allemand par F. Joly), Paris, La Découverte, 2015, p. 176. []
  2. André Gunthert, «Au doigt ou à l’oeil», Études photographiques, n° 3, novembre 1997, p. 4-5 []
  3. James Elkins (dir.) Photography Theory, Londres, Routledge, 2007; Herbert Molderings, Gregor Wedekind (dir.), L’Evidence photographique. La conception positiviste de la photographie en question, Paris, éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2009. []
  4. Clément Chéroux, Karolina Ziebinska-Lewandowska, Qu’est-ce que la photographie? (cat. exp.), Paris, éd. du Centre Pompidou/Xavier Barral, 2015. []
  5. Colloque “Où en sont les théories de la photographie?”, 27 mai 2015, Centre Pompidou (avec la participation de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (HiCSA), de l’EHESS et de la revue Etudes Photographiques), contributions de: Clément Chéroux, Philippe Dubois, Jacqueline Guittard, André Gunthert, Johanne Lamoureux, Michel Poivert, Joel Snyder, Jean-Marie Schaeffer, Herta Wolf, (enregistrement vidéo). []
  6. Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Minuit, 2003, p. 93. []

2 réflexions au sujet de « Que dit la théorie de la photographie? »

  1. Quelques extraits de ce que je prône depuis presque 15 ans sur une usage de la photographie qui n’a qu’un lien circonstanciel avec le réel:

    « La photographie est une fiction! »
    Marcol, 2002
    Bulletin d’information de l’Association des musées suisses.

    « La photographie diverge de sa fonction documentaire pour devenir un art abstrait du réel. »
    Marcol, 2013
    http://bit.ly/matiere_numerique_theorie

    « Pourquoi ne pas assumer soit la continuation de la photographie argentique avec ses aléas, ses mystères, son rituel chimique, sa chorégraphie du tirage; soit exploiter la photographie numérique dans la richesse de sa matière (pixellisation, artefact de compression, etc.)? »
    Marcol, interview express, 2013.
    http://bit.ly/interviewexpress

  2. prof. gunthert, cher collègue,

    pourriez-vous s’il vous plaît me dire si le numéro 34 d’études photographiques serait prochainement disponibles dans la version en ligne? J’avais été témoin du colloque sur théories de la photographie au centre pompidou l’année dernière, et depuis lors, j’ai attendre la publication de ces débats dans votre journal.

    mes salutations,

    benjamim picado
    departamento de estudos culturais e mídia
    universidade federal fluminense
    niterói, rio de janeiro, brasil

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