Derrière l’image

(Chronique Fisheye #19) Le nouveau maire de Londres, Sadiq Khan, a récemment demandé à la compagnie des transports municipaux de former un groupe chargé de surveiller les publicités, dans le but d’éviter les représentations sexistes sur l’affichage du métro, des trains de banlieue ou des bus. Sont particulièrement visées les images dites «non-réalistes» du corps féminin, soupçonnées d’exercer une pression imposant de se conformer à un modèle de perfection physique.

Une telle initiative rejoint une décision similaire adoptée en France en décembre 2015, imposant la mention «photographie retouchée» aux images «de mannequins dont l’apparence corporelle a été modifiée par un logiciel de traitement d’image afin d’affiner la silhouette».

Lutter contre le sexisme est un but louable. Mais cet objectif suppose d’analyser correctement le rôle des représentations. Les actions envisagées, qui relèvent d’un large consensus, dans la classe politique et au-delà, s’appuient sur un certain nombre de présupposés implicites, en particulier celui qui attribue à l’image un pouvoir d’influence occulte.

Développé par la théorie de la publicité dès le premier tiers du XXe siècle1, cette thèse a été renforcée par la critique de la propagande totalitaire, puis par l’étude des médias, et s’est installée comme une vulgate jamais remise en cause.

ProteinWorld2015b

La question est pourtant plus ardue qu’il y paraît. Suffit-il de voir une image pour avoir envie de la reproduire ou de l’imiter? Prenons l’exemple de la controverse à l’origine de la décision du maire de Londres. Au printemps 2015, une campagne pour des produits diététiques, largement diffusée dans le métro, montrant une jeune femme blonde en bikini, provoque un large éventail de protestations et de plaintes, qui jugent sexiste l’injonction de l’affiche, barrée du slogan «Votre corps est-il prêt pour la plage?» Après plusieurs semaines d’un vif débat et une pétition signée par 70.000 personnes, le visuel sera finalement retiré de l’affichage par l’autorité britannique de contrôle de la publicité.

Même si les mensurations parfaites de la top model australienne rendent très improbable d’apercevoir une telle image dans un album familial, il faut se poser la question de savoir si la même photo serait aussi offensante dans ce contexte. Il est probable que non, car ce n’est pas l’image seule qui provoque ces réactions courroucées, mais l’autorité que lui confère le support publicitaire.

Pouvoir de l’image? L’interprétation d’une affiche est le résultat d’un processus complexe, basé sur l’idée que le média s’adresse à un vaste public. C’est ce présupposé qui suggère que les signaux choisis ont un caractère représentatif ou normatif (la publicité reproduisant une image de la société acceptable pour le plus grand nombre), et simultanément qu’une partie importante de la population y est exposée (la publicité visant une diffusion maximale du message).

Le caractère d’injonction d’une affiche publicitaire ne relève donc pas d’une sémiotique visuelle, autrement dit de l’interprétation des formes visibles, mais d’une branche de la linguistique appelée pragmatique, qui analyse le contexte global d’une situation de communication.

Dans le cas de la campagne anglaise, un élément aggravant est la diffusion, via la publicité ou les médias féminins, de très nombreux messages exprimant l’impératif d’un corps parfait, en particulier à l’approche de l’été. L’affiche pour les produits diététiques est moins scandaleuse en elle-même que parce qu’elle propose un exemple flagrant d’une injonction largement répandue – la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

Inspirée des couvertures sportives de Women’s Health, la photo du top model est-elle particulièrement sexiste? L’attitude corporelle de défi, avec sa position de face, jambes écartées, en légère contre-plongée, est associée à une dimension de provocation sexuelle, marquée notamment par l’expression faciale, yeux et lèvres entrouvertes, comme le montre une réutilisation sous forme de publicité pour un club d’hôtesses. Pourtant, associée à un message moins péremptoire, cette image n’aurait été qu’un exemple banal de l’instrumentalisation du corps féminin. C’est la brutalité du slogan, et sa forme interrogative adressée directement au spectateur, qui confère à l’affiche son caractère impérieux, et la rend particulièrement agressive.

Autorité de la publicité, poids du contexte, impact du slogan: on le constate, derrière l’image, bien d’autres causes sont à l’œuvre qui expliquent l’intensité d’un message. Que l’on veuille lutter contre les effets des représentations, ou plus simplement comprendre leur efficacité, il serait judicieux de se souvenir que l’image n’est jamais seule, et que les effets qui lui sont si volontiers attribués proviennent plus souvent de l’ignorance et du préjugé que d’un pouvoir mystérieux des signes visuels.

  1. Edward Bernays, Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie (1928, trad. de l’anglais par Oristelle Bonis), Paris, La Découverte/Zones, 2007. []

8 réflexions au sujet de « Derrière l’image »

  1. J’ai du mal à comprendre ce que se propose d’expliquer l’article. Poser des questions, réfléchir, à quelles seront les méthodes employées par ce groupe d’experts anglais pour juger de ce qui est acceptable ou pas, est intéressant. Et effectivement, il faut bien avoir conscience des multiples composantes d’une affiche (et bien au delà d’une publicité) qui gravitent autour de la simple photo exposée.

    Mais.

    Votre raisonnement ne sous tend-il que nous aurions besoin, alors, de réfléchir à une méthode « correcte » pour juger de si oui ou non une publicité puisse porter atteinte à la vie de certaine personnes ? Et là on sera alors pro- ou anti-publicité, mais si comme dans mon cas c’est plutôt la seconde option, alors la méthode de sélection est simple, ne gardons rien.

    Par contre attention, faire un article qui traite de sexisme et commencer le 6ème paragraphe par  » Même si les mensurations *parfaites* « , c’est un peu ambigu :)

  2. D’accord… mais l’usage de l’image est fait pour activer ces préjugés sous-jacents et ne fait que les renforcer. D’où l’utilité de bannir ces images intentionnellement (et non accidentellement ou secondairement) sexistes.

  3. Une image en soi n’est que de l’encre sur du papier. Donc, oui, une image ne signifie rien d’autre qu’une image. Mais quelle que soit l’image elle véhicules des symboles et des signifiants qui nous permettent de l’interpréter. Ici les signifiants sont les préjugés sexistes et c’est bien ça qui me semble être innacceptable.

  4. Ce billet est une critique de l’approche qui attribue aux images des “pouvoirs” ou une “performativité” particulière. Le terrain de la publicité et du débat sur le sexisme fournissent un bon exemple pour montrer que les effets attribués à l’image proviennent plutôt de causes sociologiques.

    Les mesures anti-pubs, qui visent explicitement les messages visuels, reposent sur plusieurs préjugés eux-mêmes sexistes. 1) La thèse de l’influence, qui vise des populations jugées faibles: les enfants ou les femmes, et exonère par principe les adultes mâles, supposés capables de composer librement avec les messages publicitaires. 2) Le rôle de l’image, toujours au coeur des mécanismes d’interdiction (images «non-réalistes» du corps féminin, photographie retouchée…), mais uniquement s’il s’agit d’images de corps féminins; là encore, les hommes ne sont jamais concernés. 3) Le rôle des apparences: seules les femmes sont supposées se préoccuper de leur apparence corporelle, au point de céder à des diktats médiatiques.

    Aucune étude ne vérifie ces présupposés, qui relèvent de la culture vernaculaire. Il est d’ailleurs tout à fait significatif que ce type de mesures soit systématiquement envisagé sans la moindre vérification scientifique ou la consultation de spécialistes.

    Ce type de mesurette, prise isolément, ne risque pas d’avoir un quelconque effet sur les représentations sociales. Comme pour les mesures anti-tabac, seule une politique globale et concertée, basée sur une analyse approfondie, et menée sur le long terme, est susceptible de modifier nos représentations.

    Notre société est sexiste: toutes nos représentations sont donc plus ou moins empreintes de sexisme. C’est la globalité de cette situation qui donne à cette représentation son caractère normatif. Interdire certaines publicités ne sert strictement à rien si le reste de l’imagerie dans d’autres médias, par exemple à la télévision ou au cinéma, continue à véhiculer une norme sexiste.

    Le problème n’est pas l’image, le problème est le rapport à la norme. Vouloir transformer notre rapport à la norme suppose de transformer la société, pas seulement de trier quelques visuels. A la limite, une controverse comme celle qui a accueilli la publicité pour Protein World, par son caractère de phénomène médiatique, la prise de conscience qu’elle favorise, et l’évolution des mentalités dont elle témoigne, a plus d’effet en profondeur que toute forme d’interdiction, qui occulte tout débat.

  5. La publicité a pour intention, et fonction, d’agir sur le subconscient des gens en activant des symboles et des représentations sociales plus-ou-moins enfuis. Personnellement, j’appelle cela de la manipulation et j’interdirais toutes publicités qui au nom du commerce (et du capital) se permettent tout et ne sont que timidement contestées. Le sexisme est particulièrement pénalisant pour les femmes -et pas indispensable à la réclame-, ce qui justifie une interdiction. Le sexisme masculin est très peu utilisé dans les médias mais c’est vrai qu’il devrait aussi être banni des publicités. Dire que la question sexistes n’alimentent pas le débat social est faux, elle est même de tous les débat et parfois à l’excès. Par contre, elle n’alimente pas le débat de la critique publicitaire. Interdire ces publicités sexistes c’est déjà introduire ce débat dans le monde de la publicité.
    Je ne suis pas pour interdire tout et n’importe quoi, mais il faut mettre des limites aux abus, manipulations et propagandes. je pense que le sexisme publicitaire dépasse toutes les limites, non que je sois puritain, mais parce qu’il renforce et, à tout le moins, valide les stéréotypes, les préjugés et comportements sexistes.
    Ce n’est pas parce que des comportements constituent une norme qu’il faut, par la publicité, les renforcer d’autant que par ailleurs on (prétend) lutte(r) pour modifier la norm, et ce même si interdire la publicité ne modifiera pas, par elle-même, la norme. Reste qu’il peut être difficile de déterminer ce qui est sexiste de ce qui ne l’est pas.

  6. L’intérêt du publicitaire n’est pas de faire débat, mais d’inciter à la consommation et si faire débat y incite alors voilà son mandat accompli. Voir à ce propos le cas d’école d’une série d’affiches dont l’un des slogans était: « le 4 septembre, j’enlève le bas ». Ce cas date déjà de 1982: https://fr.wikipedia.org/wiki/Affiches_Myriam

    Or, la viralité de la publicité en question fait probablement partie de la stratégie publicitaire. Et quoi de mieux que de choquer la morale pour cela?

    Alors, en fait, qui est le plus sexiste, le plus amoral? Le publicitaire qui choque la morale? Les spectateurs qui sont attirés naturellement et plus ou moins honteusement par cette image? Ou le pouvoir censeur qui valide la morale et acquiesce ainsi que cette image dégrade les femmes?

    D’ailleurs, concernant les spectateurs, ne faudrait-il pas se demander quelle est la proportion de spectateurs, rapportées à la population, qui ont une intention ou un sentiment sexistes à la vue de cette image et quelle est la proportion d’hommes et celle de femmes dans ce corpus de « spectateurs » ? Dans la même veine, quelle est la valeur d’un débat sur le sexisme quand y apparait un biais flagrant par la surreprésentation d’hommes à s’exprimer dans ce débat?

    Vouloir obtenir le corps de pareille créature (au sens de personnage engendré par l’esprit humain) c’est prêter une intention aux femmes qui pourrait se réveler sexiste. En d’autres termes c’est prendre les femmes pour des idiotes. Je suppose que nombre d’entre elles sait pertinemment que ce type de corps est inaccessible, d’autant plus que ce type, à force d’être représenté, n’a plus l’aura d’une quelconque naturalité (du moins dans ses proportions). À part, bien sûr, les cas marginaux dont certains dramatiques tels que l’anorexie. Par contre, ce qui est atteignable dans ce modèle féminin, c’est son habillement, ou plutôt son déshabillement, et sa pose. C’est-à-dire que, puisque la société accepte pareil accoutrement sur des personnages féminins dans l’espace public, ainsi que dans les autres médias (revues, cinéma, télévision, jeu video, Internet, etc.) alors pourquoi des femmes ne pourraient pas avoir réellement pareil accoutrement et pareille pose. Le débat à proposer est peut-être là.

  7. Dire qu’une image ne prend sens que dans un contexte (visuel, discursif, social) plus large parait frappé au coin du bon sens. Qui pense réellement le contraire d’ailleurs ? Et n’est-ce pas précisément ce que fait Sadiq Khan en interdisant cette campagne particulière et pas une autre ? C’est en effet moins l’image elle-même, isolée, que l’image + le slogan + le contexte (métro, vaste public) qui sont visés ici. Comme vous le faites remarquer, le même type d’image, dans d’autres contextes, associé à d’autres messages, n’est pas interdit. Difficile donc de soutenir qu’il y aurait, aux sources de l’interdiction, une croyance démesurée dans les « pouvoirs » ou l’ »influence occulte » de l’image seule. Sadiq Khan et ses conseillers me semblent avoir la même position que vous à ce sujet. Après, je vous suis pleinement sur le caractère pour le moins incomplet et cosmétique de ce genre de décision et sur l’hypocrisie que cette affaire révèle.

  8. Sadiq Khan n’a pas interdit cette campagne, celle-ci a été retirée par l’autorité de contrôle de la publicité, avant sa nomination à la mairie.

    Comme la loi adoptée en France, les déclarations de Sadiq Khan visent non seulement spécifiquement les images, mais bien la représentation des corps, et ses effets supposés sur les femmes (et en particulier les jeunes femmes). On se trouve donc, non face à une démarche analytique des processus de communication, appuyée sur des constats ou des démonstrations scientifiques, mais bien dans l’expression confuse d’une croyance populaire.

    http://www.nytimes.com/2016/06/15/world/europe/london-bans-ads-with-unrealistic-body-images.html

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