Extraits texte et vidéo d’un entretien avec Ariel Kyrou, diffusés sur les sites Culture mobile et Digital Society Forum les 26 juin et 1er juillet 2016 (texte intégral pdf).
Culture Mobile: Dans votre blog et carnet de recherches, L’image sociale, vous parlez du sens qu’a pris sur la Toile une photo de violence policière, «instantané saisi au vol par le photographe Jan Schmidt-Whitley (CIRIC), le jeudi 14 avril 2016 à 16h32, au croisement de la rue Jean Jaurès et de la rue Bouret» ; vous montrez comment cette photo, par sa justesse allégorique, est devenue un mème, c’est-à-dire une image détournée pour alimenter les conversations « par l’image » sur Twitter. L’image serait-elle donc devenue sur la toile un nouveau langage de conversation ?
André Gunthert: On est là dans quelque chose de fascinant: l’intrusion des usagers, du tout venant sur le terrain de l’éditorialisation médiatique. Car ces internautes font exactement le travail qui est habituellement celui d’une rédaction. Il s’est déjà passé quelque chose d’approchant avec la photo du petit Aylan dès le matin du mercredi 2 septembre 2015 : une sorte de présélection sur Twitter et sur Facebook, avant que les journaux ne choisissent cette image pour la mettre en Une des journaux, le lendemain, jeudi 3 septembre. Elle a donc d’abord circulé du côté des internautes, qui l’ont en quelque sorte choisie après un débat nourri entre non spécialistes.
Sur Twitter, on comptait en effet le mercredi 2 septembre 2015 vers 17 heures plus de 250.000 tweets à propos de la photo du petit Aylan, mort sur la plage, d’après les estimations de Linkfluence, société spécialisée dans le web social.
De cette photo du petit Aylan à celle de la violence policière contre une femme à Nuit debout, on constate donc ce même phénomène de sélection éditoriale par les internautes d’une image, pour le coup réalisée par un professionnel… Dans les deux cas, il s’agit d’une image volée (ou du moins saisie, captée en ligne)… mais volée à un professionnel pour mieux la valoriser! C’est donc tout le contraire du cliché des photographes amateurs prenant la place des professionnels, puisqu’il s’agit d’usagers qui donnent de la visibilité à une image réalisée par un photographe.
Il faut se rappeler que dans les années 2000, en particulier dans la presse, s’est développé le credo que les images d’amateurs allaient envahir le monde des médias, et ruiner le monde professionnel par leur gratuité. Aujourd’hui, l’on constate, à l’inverse, que ce sont les internautes qui sélectionnent, les images de professionnels les plus parlantes, les plus efficaces, les mieux composées. On parle en l’occurrence de deux photos de très grande qualité, qui mériteraient des prix. C’est bel et bien au sein du grand public, via les réseaux sociaux, que se produit une sélection éditoriale, sur les mêmes critères que ceux des rédactions ou des concours. Soit le choix d’excellentes images, avec un fort potentiel allégorique, une signification symbolique que l’on saisit tout de suite, à l’instar de l’enfant mort sur la plage ou du coup pied dans le ventre de cette jeune femme par un CRS lors des manifestations liées à Nuit Debout.
Avec, dans ce dernier cas, un autre phénomène: la réappropriation de l’image via une multitude de collages, sortant le cœur de la photo de son contexte pour mieux en raconter la pertinence…
C’est là la signature du réseau social : la réappropriation de l’image sous la forme de ce qu’on appelle des mèmes, c’est-à-dire des détournements par divers collages, au sein d’autres contextes visuels choisis par les internautes. C’est un phénomène important. Beaucoup, plutôt experts de l’image que simples internautes, se plaignent de l’explosion des images, de leur flux incessant, de leur surabondance. Ce type de discours naît de la croissance de la production, mais aussi de la visibilité, du commerce avec les images, de leur intégration dans des conversations. Ces contenus ne sont pas uniquement de l’ordre du spectacle, sans aucune prise pour leurs simples spectateurs : leur intérêt, leur sens sont discutés et débattus, dans des forums, dans des chats, sur Facebook C’est par exemple ce qui s’est passé avec les couvertures de Charlie, qui ont suscité beaucoup de polémiques publiques.
Nous assistons là à la naissance d’une nouvelle compétence des images. La production, mais aussi le commentaire, l’analyse de l’image ne concernaient autrefois que des experts autorisés. Je suis depuis longtemps ces affaires d’images. Et je me souviens très bien, qu’il y a dix ou quinze ans, les gens n’osaient pas parler des images, s’emparer des formes visuelles, laissant ce discours-là aux spécialistes, qui étaient les seuls légitimes pour donner leur avis. Les mèmes, pour revenir à eux, ne signifient pas seulement une réappropriation de contenus; ils sont le symbole de la réappropriation d’un pouvoir de comprendre les images, qui se traduit notamment par un détournement visuel de ces mêmes images. Ce qui était jusqu’à il y a peu le privilège des médias est en train de devenir une compétence largement partagée. Pour moi, historien et observateur de ce monde des images et de ses pratiques, c’est un tournant absolument fondamental.
Sachant qu’il y a deux dimensions que vous soulignez: la première est de l’ordre du débat, et du jugement collectif ; la seconde, tout aussi forte à mon sens, est de l’ordre de la création. La conversation dont vous parlez passe en effet à la fois par les mots, des débats s’exprimant de façon classique, et par des détournements d’images qui sont eux-mêmes de vraies créations à partir d’autres créations, et ça c’est une dimension nouvelle, non ?
Cette dimension dont vous parlez peut être reliée pour l’essentiel, dans l’histoire, à la caricature. On avait déjà, assez largement au XIXe siècle, ce type d’intervention sur d’autres formes visuelles. Dans des journaux comme Le Rire, vous avez à l’époque des caricatures de peintures, du Radeau de la Méduse par exemple ; c’est déjà une sorte de détournement, voire de «mème à l’unité» pour utiliser un oxymore. Cette mécanique existe déjà dès ce moment, mais elle est bien plus rare qu’aujourd’hui, et ne s’exerce qu’à l’intérieur du petit cercle médiatique. Lorsque je parle d’un développement de compétences des internautes, par rapport à hier, je signifie un saut quantitatif et qualitatif vers une appropriation des images. Il s’agit de l’application concrète d’une lecture et d’une interprétation qui se jouent et se donnent à voir comme une nouvelle création. Et c’est bien pourquoi l’on peut parler d’un langage, sur et à partir des images. On a tellement bien intégré les outils expressifs visuels qu’on est capable de s’en servir pour, à son tour, créer un visuel inspiré ou utilisant directement l’image qu’il s’agit de commenter, comme si l’on remettait cinq centimes dans la machine pour que la conversation sur les images puisse continuer de plus belle.
Sauf que même si les outils de retouche et fabrication d’images se sont démocratisés de façon considérable, tout le monde n’a pas les compétences nécessaires pour créer des collages et ainsi détourner des clichés…
Evidemment, dans les mèmes ou les mashups, films conçus à partir d’autres films et vidéos, il y a une dimension créative qui, pour être anonyme, n’en est pas moins, aujourd’hui encore, mobilisée par des gens qui sont souvent des professionnels de l’image : des dessinateurs, des illustrateurs, des directeurs artistiques, des gens qui de près ou de loin pratiquent des logiciels comme Photoshop dans leur métier. Ce n’est pas le cas de tout le monde. Tout le monde a un smartphone, mais tout le monde n’est pas capable de se servir d’un logiciel de retouche. Il y a là un degré supérieur de compétence qui se manifeste par un travail créatif.
Mais ce jeu autour des images mobilise une autre compétence, peut-être plus passive en apparence, mais tout aussi importante dans le phénomène dont nous parlons : la capacité à interpréter et choisir des images suffisamment fortes pour mériter une diffusion dans les réseaux sociaux. Reprendre et rediffuser à son tour une création qui vous a plu suppose une compétence plus facile à acquérir que le travail direct sur une œuvre, mais elle est primordiale et donne tout son impact à l’action virale. Car bien sûr, ces deux niveaux de compétence communiquent : le sens du mème ou du mashup est d’être communiqué afin qu’il circule comme un virus, ce qui lui donne toute son efficacité dans l’espace public. La viralité et la création sont donc directement liées l’une à l’autre. Ce sont les deux volets d’un même système : tout autant que le détournement, la diffusion virale des images manifeste une compréhension, mais aussi une action à travers l’image.
Cela signifie-t-il donc que ce qu’on appelle parfois la culture LOL, la culture du détournement, que l’on retrouve dans les mashups et les machinimas notamment, est intrinsèquement liée à cette culture conversationnelle des images ?
Cette culture et ces expressions permettent au public qui en maîtrise les codes et les outils d’explorer un nouveau registre d’expression, parfois politique. Car ce mode d’expression par le détournement d’images fortes offre finalement à ceux qui l’utilisent plus de liberté et de pouvoir immédiat, au sens de l’empowerment, plus de capacité d’action politique sur le vif que les voies classiques. Par sa force d’évocation, l’image est dotée d’une remarquable puissance pour transmettre et faire partager un message, et c’est cette puissance-là dont s’emparent ces internautes, ces usagers désormais très loin d’être de simples «amateurs».
Pourrait-on dès lors parler d’une « nouvelle culture », voire d’un nouveau genre de contre-culture ?
Plutôt que de contre-culture, je parlerais d’une culture autonome. Prenons un exemple : il y a eu ce très beau cas des mèmes de chatons, en réponse au blocage de Bruxelles, au sortir des attentats de novembre 2015 en France. La ville de Bruxelles avait été bloquée une nuit lors de recherches policières pour trouver des terroristes, et les autorités belges avaient appelé à «ne pas communiquer sur Internet des informations que les terroristes pourraient utiliser». Pour répondre à cette injonction, les internautes belges ont réagi très rapidement en diffusant sur Twitter et sur Facebook des photos de chatons détournées, par exemple un chaton avec une kalachnikov.
C’est selon moi un magnifique exemple de ce que vous décrivez, c’est-à-dire une culture complètement autonome, de l’ordre de la sous-culture ou d’une culture underground ; en tout cas une culture en soi qui se construit selon ses propres points de repère et références. Car le chaton représente ce qu’il y a de plus futile dans la culture Internet. Les internautes belges ont donc répondu à une demande d’interdiction, de non communication sur Internet, par un trait d’humour subtil, clin d’œil à ce qu’on appelle la culture LOL ; pour ridiculiser, au second voire au troisième degré, les autorités belges et l’emprise du pouvoir policier, ils ont détourné le symbole le plus éculé de l’insignifiance du Net. Les internautes se sont moqués gentiment, sans agression ni violence, via une expressivité à la fois bon enfant et extrêmement efficace.
Ces images de chatons armés ou menacés d’un revolver fonctionnent comme des caricatures, pour dénoncer une injonction aux internautes, une décision contre laquelle ils se sont rebellés tranquillement. Pour un révolutionnaire radical, les chatons, ce n’est pas terrible, cela ne remet pas en cause la société. Sauf que dans le contexte, et via les collages et détournements mettant en scène la violence des chatons voire contre eux, le message était fort. Car aujourd’hui plus que jamais, la société bourgeoise est horripilée par la moindre manifestation de violence, même verbale. Une insulte, c’est déjà la fin du monde. Souvenez-vous de la chemise déchirée du DRH d’Air France. Dans ce contexte, l’usage de chatons transformés de façon apparemment inoffensive en monstres impossibles à prendre au sérieux, grâce à des outils de détournements, me semble plutôt fine, pleine de jeux de sens et d’ouverture aux interprétations, racontant beaucoup de choses sur ce qui se passe dans les tréfonds de la société, et que les médias et les pouvoirs politiques ne savent pas aujourd’hui analyser.
6 réflexions au sujet de « Une nouvelle culture de l’image »
La dernière phrase de la vidéo tranche sur le reste.
Logiquement, elle devrait ouvrir à des analyses d’images d’“empowerment” décalé : sur la “quenelle”, l’“ananas”, les lazzi accompagnant les politiques en province, etc.
Mais sans doute est-ce là beaucoup demander à un institutionnel.
Dès lors, la toute nouvelle culture de l’image – et ces “visual studies” qu’elle suscite depuis l’Empire – ne serait-elle qu’un défouloir pour ex-citoyens tenus de n’être plus que des consommateurs, en particulier d’images conniventes, déstressantes face à nos crimes sourdement consentis de par le Monde, et commentées, accompagnées, voire suscitées par les élites aux ordres avec un art consommé de la dém-agogie ?
Défoulez-vous ainsi, en “ça m’selfie”… et dès lors soyez sages comme des images…
@Bug: Votre grille n’est pas la mienne. A l’évidence, la course au radicalisme et le mépris pour la culture de masse, bien illustré par votre commentaire, ont depuis longtemps coupé la gauche de la gauche des classes populaires. Ne reste plus que l’aigreur et le sarcasme, du haut d’un Aventin définitivement hors d’atteinte.
@ andré Gunthert
je vous trouve bien cruel avec Bug. Je ne sais pas quel est votre contentieux avec lui mais je trouve sa remarque pas si idiote: les réseaux sociaux ne se résument pas à ce que vous en décrivez. A mon sens vous les identifiez bien trop au peuple, peuple que vous parez un peu trop facilement de toutes les vertus. En effet, la réalité des réseaux sociaux c’est aussi la volonté d’expression de l’espace médiatique dans ce qu’il a de plus traditionnel. Dans un fil Facebook, il y a autant de post venus de ce fameux peuple que de post issus de la sphère médiatique traditionnelle (le monde, libé, vous-même, des publicités…). Des études montrent même que les contenus personnels tendent à disparaître. Les réseaux sociaux sont de plus en plus des médias au sens strict, mais des médias sans hiérarchie de l’information. Au final, on a tout de même raison de s’en plaindre puisque tout à chacun n’a pas forcément ni le temps ni le goût de détricoter toutes les volonté de manipulations et de participer à l’élaboration d’une information (vous assimilez les réseaux sociaux à une salle de rédaction): je veux bien m’informer mais pas toujours être pris dans le chaos de rumeurs, de fake et de commentaires imprécis ou haineux à éliminer avant d’être informé. Pour moi, en ce sens, les réseaux sociaux sont une régression: les exemples vertueux que vous mettez en exergue ne cachent pas le désarroi informationnel dans lequel ils nous plongent au quotidien.
@olivier: Lisez L’Espace public de Habermas, qui décrit l’émergence d’une expression partagée au XVIIIe s., via l’édition et la presse, et vous verrez que nous avons fait quelques progrès depuis, en partie grâce aux formes d’interaction autorisées par les médias sociaux. Je suis historien: peut-être est-ce cette forme de perspective qui est difficile à percevoir? Non, je n’embellis pas les choses, simplement, par rapport à tous les systèmes d’expression dont l’humanité a disposé, il y a de sérieuses raisons de croire que ceux d’aujourd’hui procurent une marge plus importante que ceux du passé aux anonymes, qui n’ont jamais eu la part belle dans l’espace public. A condition de ne pas me faire dire ce que je ne dis pas (ou de ne pas omettre ce que je dis: je parle par exemple bel et bien, comme vous le faites remarquer, de la mixité des contenus personnels et des sources médiatiques: http://imagesociale.fr/1537), et si l’on tient compte du fait que le « peuple » (ou disons plutôt une expression non filtrée) fait par définition place au pire comme au meilleur, le bruit que vous évoquez – rumeurs, fakes, commentaires haineux, etc. – est bien la preuve d’une évolution sensible d’un espace public plus polyphonique qu’il ne l’a jamais été.
Cette polyphonie est-elle vraiment le peuple? Tous les commentaires sous, tous les posts sur un dashboard ont-ils été écrit par un anonyme? C’est quoi un anonyme? Un troll, travaillant pour les services russes, syriens, ou autre, est-il encore un anonyme. On peut voir dans l’effervescence des réseaux tout autant un signe de santé démocratique que l’indice d’une guerre civile numérique en cours. On peut voir les réseaux comme une salle de rédaction mais aussi comme un champ de bataille. Ce qui frappe dans les discussions sur les forums, c’est la façon dont la communauté laisse discourir ceux qui parlent le plus fort: c’est le dernier qui a parlé qui a raison, c’est celui qui a les capacités techniques, intellectuelles et temporelles (et oui il faut du temps) qui s’impose. Dans ce contexte, le peuple n’est qu’un décor: il applaudit, il lâche, il lynche.
Un bel exemple du renouvellement du débat public via la diffusion virale: la réponse de l’historienne Mathilde Larrère à la malheureuse tentative d’instrumentalisation de l’iconographie républicaine par Manuel Valls: http://madame.lefigaro.fr/societe/marianne-au-sein-nu-qui-est-la-femme-qui-a-donne-une-lecon-dhist-300816-116085
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