Dans un article publié sur Slate, la journaliste Fanny Arlandis essaie de comprendre pourquoi le World Press Photo suscite régulièrement la polémique. Les réponses des experts sollicités (dont je suis) paraissent si contradictoires qu’on n’est pas plus éclairé après la lecture de l’article, qui se conclut sur les propos de Stuart Franklin et l’impossibilité de réduire le photojournalisme à une seule image: «Je pense que c’est une erreur d’essayer de définir une seule image comme la ‘photo de l’année’, c’est une idée démodée surtout aujourd’hui où il y a tant de diversité dans le monde. A la fin, c’est comme comparer des pommes et des oranges. Je me demande même si il ne serait pas préférable de ne pas chercher une seule image comme la photo de l’année.»
Stuart Franklin se trompe. Des prix littéraires aux Nobels, des Oscars aux Golden Globes en passant par les festivals de cinéma, on ne peut que constater que le monde culturel est structuré par des institutions dont le rôle est de produire à dates fixes compétitions et cérémonies, qui manifestent un consensus professionnel, mettent en valeur un champ et contribuent puissamment à écrire son histoire (qui n’est autre qu’une sélection de faits mémorables). Il existe des industries culturelles dépourvues de compétitions ou d’institutions suffisamment reconnues, comme les jeux vidéo, et l’on peut observer a contrario que cette absence n’est pas à l’avantage du champ concerné.
Interrogé par Fanny Arlandis, le directeur du festival Visa pour l’image estime que «le résultat de n’importe quel jury est polémique. Si vous prenez dans un jury quelqu’un de Paris Match et quelqu’un d’autre du New York Times vous n’aurez pas les mêmes choix. Est-ce que le choix de l’un est supérieur au choix de l’autre? Non, je ne crois pas.» On peut comprendre que Jean-François Leroy, qui décide seul des sélections du festival de Perpignan, soit allergique au principe du jury. Pourtant, la règle fondatrice des principales institutions culturelles est bien d’incarner un choix collectif, meilleur moyen de lui conférer une représentativité universelle.
Autrefois en concurrence avec le prix Pulitzer, dont les sélections sont aujourd’hui moins commentées par la presse, le World Press Photo (fondé en 1955) a su s’imposer comme l’institution la plus représentative du photojournalisme. Une telle reconnaissance n’est pas due qu’au savoir-faire médiatique de l’institution. On a pu le vérifier en 2016, alors que le choix du WPP, une photographie peu lisible en noir et blanc de Warren Richardson, était manifestement éclipsé par la sélection plus spectaculaire du Pulitzer, représentant un bateau de migrants par Sergey Ponomarev. En inversant momentanément l’empreinte médiatique respective des deux institutions, cet exemple prouve a contrario que c’est bien la pertinence de la sélection qui fonde la légitimité d’un prix.
La critique implicite de la dimension polémique dans l’article de Slate constitue une autre manière de passer à côté de la question. On a pu constater, avec le Nobel de littérature attribué à Bob Dylan, qu’une institution peut chercher à susciter le débat à son profit. L’écho de la controverse accompagne presque nécessairement la communication des institutions les plus puissantes, précisément en raison de la représentativité qu’on leur attribue, qui encourage la discussion de la sélection.
Une controverse n’est pas nécessairement contre-productive. Plus important est de vérifier quels sont les termes du débat, et à quel résultat celui-ci conduit. Dans le cas du WPP, le constat n’est pas seulement celui de la répétition des polémiques, mais l’existence d’une vraie contradiction sur les fondements esthétiques et journalistiques des sélections, qui oppose par exemple le prix 2015, attribué à Mads Nissen, et celui de cette année, attribué à Burhan Ozbilici.
Ce sont en effet deux écritures journalistiques opposées que le WPP a primé à deux ans d’intervalle. En couronnant en 2015 une photographie «pour montrer que le photojournalisme ne traite pas seulement de la guerre et qu’on peut trouver une bonne histoire juste de l’autre côté de la rue» (Patrick Baz), le WPP avait acté l’existence d’une querelle des Anciens et des Modernes, et pris fermement position en faveur du renouvellement du journalisme visuel (je renvoie à mon analyse de 2015 de cette évolution).
Cette option emblématique avait rencontré l’opposition résolue de la vieille garde, incarnée par Jean-François Leroy, qui avait pris la lourde décision de supprimer cette année-là l’exposition du World Press Photo dans son festival perpignanais. En revenant à une vision plus traditionnelle d’un journalisme de l’événement et du spectacle de la violence (voir mon analyse de la photographie d’Ozbilici), le prix 2017 annule cette avancée et prend une position régressive, à un moment qui est précisément celui de l’émergence d’un nouveau journalisme visuel.
Plus qu’une simple polémique, c’est ce paradoxe que manifeste la prise de position sans précédent de Stuart Franklin, président qui dénie à la sélection de son propre jury les qualités de photo de l’année. Cette tribune signe un triple échec du WPP. Après le clash de 2015 et le raté de 2016, et alors même que l’institution souhaitait manifestement afficher une sélection moins contestable, la critique de la décision (à peine majoritaire) du jury montre que, loin de régler la question, le prix 2017 laisse à vif les blessures du photojournalisme.
Ce qui n’est pas une surprise. Contrairement à ce qu’affirme l’irascible Jean-François Leroy («cette histoire de réinventer le photojournalisme est une imbécillité»), ces zig-zag confirment de manière exemplaire la crise du photojournalisme. In fine, que le World Press Photo documente ces convulsions, y compris par ses contradictions ou les débats provoqués par ces choix, vaut mille fois mieux que de faire comme si rien n’avait changé dans la photo de presse. Témoigner du photojournalisme, c’est aussi témoigner de ses crises.
Lire également sur ce blog:
- Le World Press Photo redessine le photojournalisme, 14 février 2015.
- Le meurtre de l’ambassadeur, embrayeur de fiction, 9 janvier 2017.
9 réflexions au sujet de « A quoi sert le World Press Photo? »
Ce qui me semble idiot est de vouloir récompenser une image unique, la plupart des photographes travaillant en série, de Eugene Smith avec son Country doctor aux photographes contemporains d’agence (Magnum, Seven) travaillant en reportages soit des séries tentant de produire plus de sens qu’une image seule.
De manière plus générale, on peut estimer à juste titre qu’une œuvre est toujours plurielle. Mais le travail des prix ne se résume pas à départager des œuvres ou des auteurs. Il s’agit plus fondamentalement d’un rôle de médiation en direction du public, ainsi que d’un travail de sélection pour l’histoire. L’image mise en valeur par un prix n’est plus seulement l’œuvre d’un auteur, représentative d’un événement d’actualité, elle devient une icône, c’est à dire une allégorie dotée d’une signification plus générale, dont la sélection modifie le sens et la portée. Une icône n’est plus une photo de reportage, mais un symbole qui se mesure aux autres images de l’histoire.
J’ai plutôt l’habitude de défendre le travail de la presse mais je suis atterré de voir (ou d’entendre) comment les médias (y compris la radio !) relaient le WPF.
A noter que le palmarès du WPP comprenait cette année 46 sujets différents, dans 16 catégories. Mais la plupart des reprises presse se focalisent uniquement sur ‘l’image de l’année’.
Le palmarès a toujours comporté plusieurs catégories (peut-être pas 16 tout de même :-) ), mais « l’image de l’année » a toujours été centrale dans sa communication.
Et de fait entre des genres photographiques définis comme « Contemporary Issues », « Daily Life », « General News », « Long-Term Projects », « Nature », « People », « Sports », « Spot News » et la consécration, la sanctification de la qualification de « Photo of the Year », il n’y a pas photo.
Je suppose que sans la « photo de l’année », le WPP serait resté un concours photo comme les autres.
Je suis plutôt de l’avis de Stuart Franklin. En tout cas, je ne vois pas en quoi il se trompe puisqu’une telle photo sert surtout à imposer une narrative comme la plus importante ou la plus significative. Vivant en Amérique du sud, l’image choisie cette année ne m’aura pas marqué plus que ça.
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