Le meurtre de l’ambassadeur, embrayeur de fiction

Attentat atypique, l’assassinat de l’ambassadeur russe Andrei Karlov le 19 décembre 2016 par un jeune policier turc dans une galerie d’art d’Ankara est demeuré un fait divers isolé, non revendiqué par l’une ou l’autre des grandes organisations terroristes, et qui n’a pas eu de conséquences sur les relations russo-turques. Il ne restera donc dans les annales que par son archive photographique, qui a marqué les esprits par son caractère exceptionnel. Suscitant une réception paradoxale, le portrait frontal du tueur par le photographe d’Associated Press Burhan Ozbilici, repris le lendemain en couverture de plusieurs dizaines de quotidiens dans le monde, est décrit comme un instantané si parfait qu’il paraît étrangement irréel («Everything in the images is emotion articulated, caught, performed, and real. All of this triggers an unreal internal visual dance», Jerry Saltz, Vulture).

Il faut distinguer d’emblée le travail du photographe, qui décide dans l’instant de faire face au drame, de sa réception, qui interprète librement l’image mise en avant par la sélection éditoriale (diffusée notamment sur le compte Facebook d’AP, voir ci-dessus). La séquence vidéo enregistrée par la caméra disposée pour filmer le discours de l’ambassadeur, qui dévoile l’ensemble de l’action, donne une vision plus sinistre du meurtre et de sa revendication. D’abord diffusée par les chaînes d’information en continu, cette description plus complète disparaît rapidement des écrans, pour céder la place aux versions photographiques, qui en tempèrent la brutalité.

Comme dans toute actualité violente, le critère de décence reste la principale contrainte qui conditionne les choix éditoriaux. La vue du cadavre de la victime pose problème à de nombreuses rédactions (voir le traitement de Mashable/France 24, qui choisit de couper la partie inférieure de l’image). Comme dans la photo du petit Aylan, le visage caché par l’angle de la prise de vue ainsi que l’absence de traces sanglantes, qui trouble de nombreux internautes, sont autant d’éléments de modération visuelle qui favorisent la décision de publication.

Au-delà de la question classique d’une figuration atténuée de la violence, une nouvelle interrogation apparaît face à un terrorisme qui se met en scène et recherche l’exposition médiatique. Le tueur d’Ankara, qui énonce sa revendication face au public, dans le champ de la caméra, participe de ce paradigme qui place la presse dans la situation inconfortable de valoriser les faits par la simple diffusion de l’information. La discussion sur la représention des terroristes a attiré l’attention sur le choix des modalités expressives. Dans ce contexte, on remarquera que l’image sélectionnée par AP est celle qui présente l’assassin le visage déformé par un cri, dans une hyperexpressivité qui traduit la violence de l’action, tout en évitant une figuration trop favorable.

Libération, 29 juillet 2016.

A côté des contraintes éditoriales qui déterminent la sélection de la photographie, un processus d’iconisation se manifeste dans la réception de l’image. Il met en exergue ses caractères formels, soulignant son excellence du point de vue médiatique, mais aussi et simultanément sa dimension fictionnelle, et propose des associations avec des films d’action ou des performances artistiques (voir ci-dessous). Cet accueil exceptionnel, qui fait surgir certains détails, de l’ordre de ce que Barthes dénomme le punctum, au point de contredire ou de troubler sa lecture comme image d’information, produit une expérimentation grandeur nature des mécanismes à l’œuvre dans l’interprétation des images sociales.

Si la convention qui gouverne la perception des images d’information peut se ramener au principe d’une transparence qui minimise les effets de médiation, cette réception témoigne au contraire d’une lecture élaborée, manifestant en particulier une prise en compte des conditions de prise de vue de la photographie.

La frontalité de l’image et la proximité du sujet, qui place le photographe dans une zone de danger, face à un tueur armé, est le premier caractère frappant, qui se traduit notamment par l’éloge du courage de l’auteur. Un deuxième trait remarqué concerne la posture du tueur, immobilisé par l’instantané dans un geste emphatique très inhabituel, parfois rapproché du pas de danse de John Travolta dans Saturday Night Fever. Un autre détail, le costume-cravate, tenue standard du garde du corps, choisie par le meurtrier pour accomplir son dessein, rappelle le souvenir des films d’action, et joue vraisemblablement le rôle principal d’embrayeur de fiction.

A ces punctum s’ajoutent enfin les éléments de décor de la galerie d’art, dont la blancheur, la propreté et la luminosité contribuent à l’étrangeté de la scène. On peut penser que c’est la cohérence apparente de l’ensemble de ces informations qui dirige l’interprétation vers l’univers de la fiction, plutôt que vers celui de l’information documentaire. Une telle hypothèse implique de la part du spectateur une analyse spontanée basée sur la comparaison d’imageries, d’ambiances visuelles et de détails significatifs, pour produire une distinction de genres narratifs.

Je note avec surprise ne pas avoir aperçu d’évocation des précédents célèbres du cliché d’Ozbilici, comme l’assassinat de Inejirō Asanuma, photographié par Yasushi Nagao (1960), ou l’exécution d’un prisonnier par le chef de la police du sud-Vietnam, par Eddie Adams (1968). Comme si le référent fictionnel écrasait définitivement toute généalogie journalistique.

La réception incrédule de l’image d’Ankara constitue à cet égard une critique en creux de la photographie d’information. Malgré le souhait exprimé de longue date par les professionnels de reproduire le cœur de l’action, il faut bien reconnaître que le reportage visuel intervient plus souvent dans l’après-coup de l’événement. Le critère de décence constitue un autre frein à la représentation de la violence, qui n’est précisément tolérée que lorsqu’elle relève de la fiction. La combinaison de ces contraintes cantonne l’iconographie des attentats à une imagerie du secours et de la douleur.

La contradiction insolite entre un «air de fiction», déduit des informations visuelles, et le statut d’information de la source est d’un grand intérêt théorique. Si elle confirme les hypothèses différentialistes des spécialistes qui définissent la fiction comme une catégorie nécessairement opposée à la non-fiction1, elle indique également que ces corpus peuvent être associés, comparés ou interrogés simultanément. Elle suggère de penser les mécanismes d’identification visuelle à la manière de la sémiologie médicale, qui ne reconnaît pas les symptômes de manière isolée, mais leur attribue une signification en fonction d’un tableau clinique global. Le ressort primordial de la lecture semble être une analyse de situation, basée sur un choix d’informations visuelles, mais aussi sur l’interprétation des conditions de prise de vue.

Le phénomène d’iconisation, qui place l’image au centre de l’attention, modifie son appréhension et amplifie les processus herméneutiques. La question de la lecture de l’image dans des conditions de transparence reste donc posée. On peut en revanche formuler dès à présent l’hypothèse que l’efficacité de la lecture des images d’information tient essentiellement à leur conformité à des situations déjà identifiées, dont les caractères ont pris la forme de stéréotypes.

L’interprétation sauvage de la photographie de Burhan Ozbilici témoigne enfin d’un sérieux problème dans la représentation du terrorisme. Contrairement à l’époque Ben Laden, où l’image du terrorisme islamiste était stabilisée autour du moudjahidin barbu, la figuration récente du djihadisme est à la fois plus diffuse et plus incertaine. Entre l’absence pure et simple d’images des tueurs en situation, les portraits privés diffusés post mortem, ou le refus légitime de tomber dans le piège de la valorisation, le public est confronté à la représentation hésitante d’un ennemi indiscernable, au point qu’il ne reconnaît pas comme telle l’image d’un assassin bien réel. Apportant de nouveaux référents, la photographie du tueur d’Ankara contribue à faire évoluer cette représentation.

  1. Françoise Lavocat, Fait et Fiction. Pour une frontière, Paris, Seuil, 2016. []

10 réflexions au sujet de « Le meurtre de l’ambassadeur, embrayeur de fiction »

  1. La fiction n’est pas la réalité, mais les images de l’une nourrissent toujours plus ou moins les images de l’autre…
    Confirmation avec ce triptyque de Robert Longo qui donne possiblement à voir, par anticipation, ce qu’il advient du “tueur d’Ankara” juste après qu’il a abattu Andrei Karlov. On neutralise plus facilement les “terroristes” que les images.

    http://www.mamac-nice.org/francais/exposition_tempo/musee/longo2009/

    http://www.robertlongo.com/portfolios/1030/works/32561

  2. Comme certains le prévoyaient, la photo de Burhan Ozbilici a été choisie hier comme image de l’année par le World Press Photo.

    Quelques remarques à ce propos: en retenant cette option, le prix revient à une modalité qu’il avait délaissé ces dernières années, celle de valider une image connue plutôt que de produire un lauréat sui generis. Alors que le WPP n’avait pas retenu la photo du petit Aylan en 2016, le retour à un choix plus consensuel est probablement le signe d’une autorité contestée de l’institution.

    De manière tout à fait remarquable, ce choix a par ailleurs soulevé une discussion au sein du jury, répercutée notamment par son président, Stuart Franklin, qui a exprimé ouvertement ses réserves dans un article du Guardian, jugeant cette «photographie de meurtre» «moralement problématique», et soulignant que l’événement qu’elle relate a eu «des conséquences politiques limitées».

    https://www.theguardian.com/commentisfree/2017/feb/13/world-press-photo-year-turkey-russian-assassination

    http://time.com/4668281/world-press-photo-2017/

  3. C’est une photo atypique pour le WPP. quasiment un retour aux origines et aux premiers prix.
    On nous montre le bourreau et non la victime. Ce qui rend la photographie exceptionnelle (au moins au premier niveau de lecture) c’est que c’est un exploit photographique (un moment décisif que le photographe a su saisir) et non une allégorie intemporelle autour de la souffrance des victimes.
    Je suis désolé, mais mon article est ancien et tous les liens sont rompus http://blog.dehesdin.com/2012/03/05/le-photojournalisme-a-laune-du-world-press-photo/

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