Participé hier à Beaubourg à une table ronde organisée par le Comité du Mercredi de Paris 3, consacrée au phénomène caractéristique du mouvement étudiant de cette année: l’apparition masquée, autour du court métrage de Gaya Gaspar, Interdits de filmer. En écho à la séquence déjà célèbre de la Commune de Tolbiac, déclaration de trois militants masqués, accompagnés du chien Guevara (voir ci-dessous), ce film reprend la formule des corps coupés pour éviter d’exposer les acteurs du mouvement, préoccupation emblématique de la mobilisation de 2018.
Pour clarifier une discussion souvent embrouillée, qui mêle militance et protection de l’image de soi, et mobilise le souvenir d’Un film comme les autres (1968) de Godard pour défendre l’idée qu’il n’y a rien de nouveau dans ce phénomène, on peut noter que les mouvements sociaux comportent en effet souvent une part d’actions illégales, qui imposent la dissimulation.
En revanche, le droit de manifestation faisant partie des acquis fondamentaux des sociétés démocratiques, toute forme légale de mobilisation entraîne nécessairement une exposition dans l’espace public, qui participe de l’action et prend un sens politique, comme l’illustre par exemple la Gay Pride, revendication d’une présence et affirmation d’une légitimité. La séquence de Tolbiac comme le film de Gaya Gaspar ne montrent aucune action illégale, mais vont au-devant de la surveillance policière, intériorisant l’idée que l’exposition individuelle est par nature un risque en situation de mobilisation.
Ce phénomène est évidemment une réponse à la montée flagrante de la répression et des violences policières depuis 2016, qui visent à décourager la participation aux manifestations, et qui sont fortement ressenties par les acteurs des mobilisations.
Le problème engendré par ce masquage est de conférer une image inquiétante et deshumanisée à toute action militante, faisant glisser les formes légales de la manifestation vers un imaginaire de la violence et de l’illégalité. Ce glissement est précisément celui voulu par le gouvernement et les médias légitimistes, aux fins de décrédibiliser la contestation. Les corps coupés à la manière des reportages d’affaires criminelles en caméra cachée font déjà partie d’un régime narratif de dévalorisation des acteurs (voir ci-dessous).
Ces éléments de réflexion élémentaires, qui auraient pu déboucher sur un questionnement du réflexe de l’apparition masquée, n’ont pas constitué la colonne vertébrale du débat. Pour les nombreux étudiants présents, celui-ci a au contraire été constamment guidé par une série d’approximations et de stéréotypes sur l’image, qui peuvent se résumer à une vision moraliste et vaguement debordienne des images comme manifestations du capitalisme et instruments du pouvoir.
Cette vision est facile à déconstruire. Le pouvoir économique et politique recourt également aux instruments du discours, des éléments de langage ou du storytelling. Il ne viendrait pourtant à l’idée de personne d’abandonner le terrain de la parole ou de la production du récit au camp des puissants.
Seule une conception essentialiste qui met l’image à part de la rationalité et en fait un instrument d’influence occulte peut justifier la volonté délibérée d’un abandon de la représentation. On ne saurait avouer plus ingénument son incompréhension des dynamiques de l’expression publique comme de la puissance documentaire de l’incarnation. Nul souvenir des printemps arabes, qui avaient su mettre la diffusion de vidéos et l’automédiation au service des mouvements protestataires. Pour des acteurs qui ont intériorisé l’illégitimité imposée par le pouvoir, l’occupation de l’espace public n’est déjà plus un objectif.
15 réflexions au sujet de « Un printemps sans visage »
Mais André Gunthert, votre vision aussi est « facile à déconstruire »!
Vous écrivez « Seule une conception essentialiste qui met l’image à part de la rationalité et en fait un instrument d’influence occulte peut justifier la volonté délibérée d’un abandon de la représentation ».
Comme si « la représentation » se résumait à l’image, et comme si l’image se résumait au portrait, et comme si le portrait se résumait au portrait reproduit dans les media! Vous avez-vous-même souligné dans votre billet précédent que le mode de reproduction de l’image contrôle sa signification (que la « transparence » de l’image est un mythe). C’est votre vision qui est donc « essentialiste », pas la leur.
Je ne crois pas que ces étudiants mettent des masques dans leurs réunions privées. Ce ne me choque pas qu’ils en mettent lors de conférences de presse.
Ca me gène qu’on m’impose le portrait de l’auteur dans chaque interview, chaque article, ou qu’on me demande ma photo lorsque j’écris un article. Ca brouille le débat. Ca n’a rien à voir avec une conversation, ni avec une conférence ou un débat. Ni avec une interview en vidéo, où il est naturel de regarder la personne qui parle. Mais cette demande moderne d’associer systématiquement un portrait à l’écrit est une tentative de « naturaliser » ce qui ne l’est pas, comme dirait Derrida. C’est naïf et faux.
Nous savons que les portraits de ces étudiants seront mis en scène dans des media fixes, ou dans des extraits vidéos dont ils ne contrôleront pas la diffusion. Ca n’a pas de sens de comparer cela avec l’aisance avec laquelle le pouvoir joue de ses propres images, lorsqu’on sait le pouvoir quasi-total et les moyens presque illimités qu’il a pour fabriquer ces images et contrôler le contexte de leur diffusion.
Chacun a le devoir de contrôler autant que possible sa propre communication, avec les moyens à disposition. Si l’on ne possède pas les media, si l’on n’a pas cette puissance de feu, tolérez que l’on utilise d’autres moyens, qui loin d’être (et votre billet précédent le montre bien!), un « abandon » des images, sont plutôt un signe de leur maitrise.
Et soit-dit en passant, que ces étudiants ne soient guère inspirés par les soi-disant « printemps » soi-disant « arabes », indique plutôt leur lucidité.
Je suis assez d’accord avec les arguments de Laurent Fournier (j’entends bien que vous parlez des images et des mots) : cette façon de faire me fait penser à l’image du sous-commandant Marcos au Chiapas dont on ne sait pas le visage – il en va d’une dénonciation de cette image-là, mais pas du reste; si le ministère de l’intérieur ou d’autres cabinets noirs, fantômes fantoches ou agences DRH quelque chose se targuent de reconnaître ainsi (et de punir, on n’est pas sans le savoir quand même) les personnes elles-mêmes, elles en seront pour leur frais (l’image du film proposé à Rennes le 17 mai me plaît bien, je l’emprunte si vous permettez…)
Manifester une opinion ou protester contre un dispositif sont-ils devenus des actes illégaux? Telle est la question que pose le traitement policier et médiatique des mouvements sociaux. Contribuer à l’invisibilisation des acteurs et à la confusion des actions n’est pas un geste de résistance, mais un acquiescement à la dégradation du débat public. Comme le montrent les actions des minorités opprimées – femmes, racisés, LGBT… – il n’existe pas d’autre réponse à la volonté d’invisibilisation que la revendication de la présence et l’appropriation de l’espace public. Participer à une mobilisation, c’est s’exposer au regard de la société, pour changer ce regard.
André Gunthert, je suis bien d’accord avec votre explication. Se masquer le visage est bel et bien l’acceptation d’une défaite, ou en tout cas d’un rapport de force très défavorable. Mais je ne suis pas sûr que le problème principal soit l’identification par la police ou par les autorités. La manipulation par les media « dominés » est aussi un problème, probablement plus sournois, car ils sont de plus en plus indissociables du pouvoir, lui-même de plus en plus monolithique et sans fissures, derrière une façade d’alternance, à l’image des media de plus en plus unanimes derrière une façade de diversité. Contrôler sa propre image est non seulement un droit mais un devoir, et ce n’est pas facile à notre époque qui se croit tout permis, et où la manipulation atteint des degrés extrêmes de raffinement. Vous avec vous-même documenté dans un de vos billets l’artificialisation croissante des portraits officiels des présidents de la 5eme république, jusqu’à celui de Macron qui a atteint un pic de fausse naturalité. Pensons aussi à l’étrange tableau de l’Américain qui se fait appeler « Obey », qui surplombe Macron. Se méfier des portraits et de la personnalisation à outrance me parait une attitude saine aujourd’hui. En somme, je prends votre billet comme un constat, grave, et une question: Comment en sommes-nous arrivés là?
Salut André,
On peut en effet voir (!) cela comme une auto-censure. Celle-ci est favorisée par l’utilisation de plus en plus prégnante des visages comme moyen, réel ou fantasmé, de contrôle par la vidéosurveillance, la reconnaissance faciale automatique, etc. Le visage est devenu l’équivalent de l’empreinte digitale ou de la trace ADN. Il n’est plus considéré comme une signature.
Inquiétant, en effet, pour la notion même d’espace public. Paradoxalement l’ampleur des réseaux s’accompagne du contrôle numérique qui a tendance à renforcer l’espace privé au détriment de la démocratie.
Perso, je suis aussi géné par la vue de ma photo dans un journal, mais je crois que cela a plus à voir avec la psychologie qu’avec le culte de la personnalité. Soyons lucide et modeste dans nos analyses…
Anecdote : il m’est arrivé qu’un douanier US, me demande si c’était bien moi sur une photo affichée sur son écran, photo dont j’ignore où elle a été prise…
Bonjour André Gunthert,
Terminologie « sans visage » discutable. Tout le contraire dirais-je. Voir V for Vendetta (comics de préférence).
… et même en considérant le Sans-visage du Voyage de Chihiro (pas tout à fait « neutre »).
Proposition : essayez un stage de masque (théâtre).
Merci d’avance de me répondre,
Bien à vous.
Merci pour ces commentaires, où j’aperçois une critique commune de l’image de soi, à la fois comme outil d’une autopromotion désormais perçue comme importune, et comme instrument d’une surveillance généralisée à laquelle nous cherchons, bien naturellement, à nous soustraire.
J’ai insisté ci-dessus sur le contexte particulier de la mobilisation militante, distinct à la fois de la présentation sociale de soi, mais aussi de la dissimulation qui s’impose aux comportements illégaux (les Anonymous et leur célèbre masque s’inscrivent explicitement dans cette dernière catégorie). Le principe de la manifestation publique requiert au contraire la manifestation d’un engagement, qui met en jeu la personne. Nous sommes d’accord que les règles ont changé: la force publique souhaite museler l’expression démocratique. Dès lors, nous assistons à des comportements paradoxaux, que le mouvement étudiant me paraît illustrer de façon exemplaire.
Il pourrait s’agir des signaux d’une mutation de grande ampleur. Pour le dire vite, Gisèle Freund a décrit le portrait photographique comme la démocratisation de la capacité de se représenter – autrefois réservée aux puissants. L’accès à l’autodocumentation par l’image a toujours été perçu comme une conquête et un progrès. Or, alors qu’on arrive au terme de cette démocratisation, le schéma aujourd’hui se renverse. Ce qui était décrit (avec le web 2.0) comme un espace d’expression accessible à chacun est maintenant dénoncé comme un espace de surveillance, à la merci du contrôle policier comme de l’exploitation économique.
Tout se passe comme si l’opacification du rapport documentaire allait de pair avec la crainte de la perte de la protection des droits des individus. Au fond, l’idée serait que l’opération documentaire, la transparence et la circulation de l’information qu’elle implique, dépendent d’une société suffisamment ouverte, égalitaire et confiante. Dès lors que s’installent la fragmentation, l’inégalité et la défiance, les conditions de la transparence ne sont plus remplies, le contrat documentaire se lézarde ou s’effondre. La modification du rapport à l’image agirait alors comme un indicateur de l’évolution des équilibres politiques et sociaux.
Bonjour,
Mettre sur une même ligne critique une photo représentant un groupe de black blocs et celle de la conf du « chien de Tolbiac » c’est faire l’impasse sur le désir d’exercer une violence anonyme (et lâche) des premier et de succomber à la culture WTF sans conséquences professionnelle ultérieure des seconds.
Les uns comme les autres se « couvrent » dans tous les sens du terme, biens conscient de la volatilité de leurs positions.
Les placer du côté des victimes est bien naïf, et révèle une méconnaissance totale de se qui s’est passé à Tolbiac où des débats racisés ont été organisés au nom d’un antiracisme paradoxal : seuls les individus non blancs ont eu le droit de participer à certains débats sur l’immigration et le racisme.
La tendance de ces groupes dans la tranche d’âge des activistes de l’ultra-gauche 18-25 ans est la suivante : si vous êtes un homme européen blanc et hétérosexuel vous avez le droit de rester silencieux et invisible au nom de l’oppression que cet individu type a exercé pendant des siècles.
@José: En bref, vous avez découvert les réunions non-mixtes (qui avaient déjà fait couler beaucoup d’encre à l’époque de Nuit debout). Renseignez-vous: c’est un outil classique de la lutte contre les discriminations. https://fr.wikipedia.org/wiki/Non-mixit%C3%A9
@André Gunthert
Je pense aussi que ces mouvements sans visages renvoient un miroir inversé à une société qui peut décider ou non d’oublier. Le cas des mouvements délictueux ou criminels doit à mon sens faire l’objet d’une analyse séparée. Cependant la photo des communards de Tolbiac renvoie irrésistiblement à celle des autonomistes corses ou autres, selon un même dispositif de personnages masqués, attablés devant des slogans bombés au mur et/ou sur des draps, et donc à l’évocation, même parodique, d’une démonstration de violence.
@José
Concernant la racisation, on peut dire aussi que les opposants fourbissent la même arme : la fragmentation, la défiance et l’exclusion à partir de critères d’apparences qui nient l’individu en tant que personne, par ailleurs dénoncés par ces mêmes activistes… renvoyant les adversaires dos à dos.
On se souviendra aussi que le fait de ne pas faire apparaître les visages des humains présents contribue, d’un point de vue financier, à leur anonymisation (point de droit d’auteur ou quoi que ce soit de cet ordre rétributif) : cela peut apparaître anecdotique, mais ça n’en est pas moins important du point de vue minimale des conditions sociales de production de ces objets particuliers. Est-ce la peur ou la prévision des exactions institutionnelles – policières ou autres – je ne sais pas, mais pour ma part je préfère qu’ils (ou elles, hein) s’anonymisent et merdalimage (qui porte en elle, qu’on le veuille ou pas, outre son aspect preuve incontestable, son pesant de dénonciation – on pourrait aller jusqu’à l’adjectiver « collaborative » en souvenir des années 45 et suivante)
Est-ce que cette volonté d’anonymat est à rapprocher de la protection des données privées et pas seulement de la crainte de l’oppression?
Je m’explique.
Le visage d’un être participe de son identité et n’appartient qu’à cet être. Un portrait représentant un visage est porteur d’informations, de données. Ces données permettent, a posteriori, d’identifié un être.
Or, avec l’avènement des GAFAM, des NATUM, des BATX et du Big Data, l’enjeu sur les données privées est devenu particulièrement sensible, que ces données ressortent de l’image d’un visage, d’un état de santé, de caractéristiques morphologique ou génétiques, économiques ou sociales, etc.
Il ne s’agirait donc pas de ne se prémunir, par l’anonymat, que de l’oppression étatique, mais aussi de l’exploitation par quiconque de ce qui forme notre identité, même partiellement. En d’autres termes, cela participerait à une culture de défiance au tiers et de la sauvegarde de notre intégrité face à un autre nuisible, même mythifié.
En bref, même si l’acte manifestant est, ici, légal et protégé, est-ce que le risque n’est pas tant de subir une réaction étatique, qui, soit dit en passant, est passablement contrôlable en démocratie, que de subir les actes malintentionnés de tiers privés (pourvoir économique) ou publics (autre état que le nôtre)?
La crainte ne s’inscrirait donc pas forcément dans notre entourage, du cercle d’amis aux frontière de l’état reconnu, mais dans un au-delà en qui notre confiance n’est pas accordée, hors des questions de légalité et de bellicisme.
Il n’a pas du tout été question des GAFAM pendant le débat. Mais on ne peut que constater que l’attitude des étudiants mobilisés fait écho au nouveau récit de la surveillance qui a remplacé celui du web comme espace de l’expression de soi.
Franchement Mr Gunthert, vous êtes complétement hors-sol. Quand les étudiants se masquent, ils se protègent simplement d’un repérage des flics, d’interpellations en manif dans une atmosphère de répression tout azimut.
Prêter une signification autre, quasi intentionnalite à un arrangement pragmatique, montre votre décalage par rapport à la prise de risque qu’implique de manifester aujourd’hui.
Le biais intellectualiste/ scholastique, cela vous dit quelque chose ? Les gens ne se masquent pas, ou ne mettent pas des vêtements noirs parce qu’ils ont une telle ou telle conception de l’image ou de la représentation, parce qu’ils ont mal lu Debord.
Merci de ne pas inférer sur le monde social depuis vos colloques, et de nous épargner vos conseils moralisants : » Participer à une mobilisation, c’est s’exposer au regard de la société, pour changer ce regard. » . Ce qui dise les étudiants sur l’image n’explique pas nécessairement que toutes leurs pratiques mettent en application ou découlent de ce qu’ils ont pu en dire – surtout par rapport à un spécialiste dont c’est le métier et qui peut toujours les coincer.
Dernier exemple pour finir : J’ai participé au 1er dans le cortège de tête couvert et à la fête à macron le visage découvert. Une mobilisation a plusieurs formes, plusieurs contextes, la participation peut recourir à plusieurs modalités. Les gens masqués ne sont pas tout le temps et pas partout : déjà de poser le problème ainsi devrait vous faire réfléchir.
@Madeleine: Vous prenez pour un jugement ce qui n’est qu’un constat. Tout le monde a bien compris les raisons pragmatiques du masquage. Qu’on le veuille ou non, ce comportement a des conséquences objectives en termes d’image, que je ne suis pas le seul à avoir noté. A-t-on le droit d’en discuter? Peut-on se prémunir contre le glissement vers l’imaginaire de la violence et de l’illégalité, qui fait les affaires du pouvoir? Ou bien faut-il accepter de voir ce piège se refermer sur l’expression démocratique? Telles sont les questions qui se posent. Faire mine de ne pas les voir ou engueuler le messager n’aidera pas à y répondre.
Les commentaires sont fermés.