Prises sur le vif le 12 juin au Texas, les photos par John Moore d’une petite fille en larmes lors de l’arrestation de sa mère, entrée illégalement en provenance du Honduras, semblaient fournir une illustration saisissante de la politique de «tolérance zéro» affichée par Donald Trump pour freiner l’immigration illégale.
Mises en Une par le New York Times dès le 14 juin, largement rediffusées sur les réseaux sociaux, elles deviennent les icônes de la dénonciation des mesures de détention séparée des enfants. Comme les images du petit Aylan, qui avaient servi de levier militant pour critiquer la politique migratoire européenne, la photo mute et prend une valeur de symbole, support d’évocation d’une action publique jugée scandaleuse et de sa condamnation.
Couronnement de ce processus, dont on peut mesurer les progrès au resserrement de la focale sur le personnage de la petite hondurienne, Time diffuse le 21 juin la couverture de son numéro à paraître du 2 juillet, montage sur fond rouge de la petite fille en pleurs faisant face au président, avec la légende: «Bienvenue en Amérique».
«J’avais déjà photographié des scènes comme ça à de nombreuses reprises, déclare le photographe. Mais celle-ci était unique, d’une part à cause des pleurs de cette enfant, mais aussi parce que cette fois, je savais qu’à la prochaine étape de leur voyage, dans ce centre de rétention, elles allaient être séparées.» Telle était également l’anticipation logique du New York Times ou du Time au moment où ils choisissent de publier l’image. Mais le 20 juin, dans un revirement spectaculaire, le président américain annonce l’abandon de la mesure controversée.
On peut penser que la diffusion de l’image a joué un rôle dans la décision présidentielle, qui a pour conséquence d’en modifier la lecture. La photo qui symbolisait le processus de séparation, suggéré par la terreur de la petite fille, redevient un document dont on interroge la réalité. Le Washington Post vérifie que Yanela Varela n’a pas quitté sa mère, et les partisans de Donald Trump s’empressent de dénoncer à leur tour l’utilisation abusive d’une icône qualifiée de «fake news».
Face à la polémique, Time annonce qu’il maintient son choix de couverture, arguant de la valeur de symbole de la photo. Mais cette position ne rencontre guère de soutien, et le message de l’image est visiblement affaibli. Comme le font remarquer plusieurs internautes, s’en tenir à une lecture strictement allégorique revient à dire qu’on aurait pu utiliser n’importe quel cliché de gamine pleurant. Une photo de stock d’une petite fille en larmes aurait-elle eu le même impact que le reportage de John Moore?
Agreed. If she was just a symbol they could have used any photo of a crying child.
— Fred deSousa (@freddesousa) June 22, 2018
De nombreuses photographies d’actualité sont utilisées à des fins allégoriques, dont la référentialité documentaire est sujette à caution. Mais toutes les illustrations ne jouent pas un rôle de symbole dans une polémique de premier plan, et ne sont pas examinées avec autant d’attention. Dans le cas du petit Aylan, le camp hostile à l’accueil des migrants n’avait pas manqué de contester la véracité des images. Leur pertinence n’avait été établie qu’après la vérification minutieuse des conditions de prise de vue, de l’identité des acteurs ou de leur histoire familiale.
Même minime, l’écart entre l’information et le récit ruine la représentativité d’une icône. Ce constat implique une leçon essentielle: la crédibilité documentaire de la photographie continue d’agir même dans le cas d’un usage symbolique. Loin d’opposer document et fiction, l’image d’enregistrement œuvre à la composition de ces deux dimensions antagonistes. La puissance de cette ressource narrative est la clé qui explique pourquoi la photo est devenue la reine des images.
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