(Chronique Fisheye #36) Les tribunes et les pétitions qui se multiplient ces derniers mois dans la presse française pour dénoncer l’emprise des théories féministes ou décoloniales en apportent la preuve. Les minorités ont commencé à se faire entendre. Un peu trop au goût des partisans de l’ordre, qui dépeignent en ennemis de la démocratie tous ces empêcheurs de dominer en rond. Mais ce n’est pas avec des cris d’affolement que l’on éteindra le feu qui gagne. Par la rencontre de l’action militante, qui arme les acteurs, de la recherche en sciences sociales, qui déploie de nouveaux outils de pensée, et des médias sociaux, qui ouvrent la sphère publique, la voix des laissés pour compte fait apparaître les infirmités d’une société défaillante.
Cette nouvelle visibilité bouscule les certitudes du positivisme, en substituant la prise de parole directe des intéressés au tamis de l’approche descriptive. La richesse des témoignages et l’accès qu’ils donnent à l’expérience vécue des discriminations est le plus puissant outil pour alerter les consciences. Technique nativement muette, la photographie n’a pas seulement été tenue à l’écart de cette révolution épistémologique. Elle a aussi apporté son concours historique à l’invisibilisation, en réduisant les sujets au silence, comme dans l’imagerie anthropologique ou coloniale.
Pourtant, une petite avant-garde a décidé de secouer le joug du mutisme photographique. Dans leurs dernières productions, par des techniques différentes, Samuel Bollendorff ou Vincent Jarousseau montrent qu’une photographie qui donne la parole aux acteurs est possible.
Pour ces reporters expérimentés, soucieux de la question sociale, cela fait déjà plusieurs années que l’interrogation des moyens de la photographie les a poussé à sortir du cadre. Pionnier du webdoc, Samuel Bollendorff a créé de nouveaux espaces documentaires autour des images pour faire entendre les témoins. Avec Les Racines de la colère, reportage sur les classes populaires à Denain, Vincent Jarousseau poursuit l’exploration des instruments de la bande dessinée et du roman photo qu’il avait entrepris avec L’Illusion nationale, enquête sur le Front national publiée en 2017 avec Valérie Igounet.
L’un comme l’autre restent des artisans rigoureux de l’image. Dans l’approche de Bollendorff, l’image sert à faire écouter. Dans son dernier film, Les Détachés, diffusé en mars sur France 3 Pays de Loire, le photographe déploie l’univers des travailleurs détachés en provenance d’Europe de l’Est sur les chantiers navals de Saint-Nazaire. Dans une ambiance souvent nocturne, des décors improbables filmés en plan fixe servent de cadre à des dialogues ou des confessions, qui restituent dans un brouillard de langues la souffrance de l’exil ou les tentatives de recréer une sociabilité.
Dans le travail de Jarousseau, l’image ne sert pas seulement de preuve documentaire. Elle guide et organise puissamment le récit, qui passe aussi bien par la myriade des informations visuelles – postures, costumes, expressions, décors ou intérieurs – que par les dialogues, présentés dans les bulles empruntées à la bande dessinée. Un système narratif original qui demande un temps d’adaptation, mais qui convainc et amène en douceur le lecteur à partager la vie des deshérités de Denain.
La première leçon de ces expériences, c’est qu’il y a plusieurs façons de faire valoir la parole minoritaire. La ressource audiovisuelle doit faire partie des instruments du reportage. Ainsi Jarousseau mène-t-il son enquête avec des outils d’enregistrement sonore, archive nécessaire de l’information orale. La prise de son chez Bollendorff fait l’objet d’une virtuosité qui n’a rien à envier à la composition iconique. Mais rien n’oblige à rester dans le cadre audiovisuel pour la restitution de l’enquête. Comme dans l’analyse ethnographique, la validité des propos recueillis peut s’appuyer sur d’autres garanties que la phénoménologie de l’enregistrement.
L’importance de la médiation par l’image est la seconde leçon de ces travaux. Bollendorff comme Jarousseau sont conscients qu’il ne suffit pas de montrer pour faire voir. Fins connaisseurs des paradoxes de la représentation des défavorisés, ils connaissent l’obstacle de la tentation misérabiliste, et celui de nos défenses construites pour éviter d’être confrontés à la souffrance. Face à ces pièges, leur arme est un travail de l’image qui préserve la dignité des acteurs par la qualité du traitement iconographique. L’apport spécifique de la photographie refait ici surface, comme un fondement pour rétablir les ponts d’une familiarité perdue.