Le stéréotype iconique, ou l’installation du récit

A la Une du Monde du week-end dernier (01-02/09/2019), une composition géométrique peu lisible. Sur une demi-page, la photographie de Julien Goldstein sert d’affiche au lancement d’une série d’articles consacrés à «La démesure de l’alimentation de masse», qui rebondit sur le dernier rapport du GIEC, invitant à diminuer la consommation de viande. Il faut lire la légende pour interpréter correctement son contenu: l’empilement des cages d’un élevage intensif de poussins dans une ferme hollandaise, éclairés par des leds qui reproduisent l’alternance du jour et de la nuit.

Pourtant, à propos d’un sujet inscrit par le titre à la surface même de l’image, le lecteur a déjà identifié une figure familière. Depuis quelques années, la dénonciation de l’élevage intensif par des groupes militants comme L214, par l’intermédiaire d’enregistrements vidéos diffusés en ligne, a produit une imagerie narrative: vision répétitive de ces perspectives géométriques, associées avec le récit de l’enfer concentrationnaire que subissent poules, vaches, cochons et autres animaux soumis à une taylorisation effrayante.

Le choix d’illustration à la Une du Monde, qui fait accéder une iconographie d’origine militante à la reconnaissance d’un média installé, témoigne de l’émergence d’un nouveau stéréotype iconique. L’enfilade des enclos rejoint la série des tas d’emballages plastiques ou les paysages sous-marins envahis de déchets qui scandent la montée des thèmes écologiques et la dénonciation d’une production industrielle hors de contrôle. Dans une dynamique de succès d’un récit répété, le passage au stade du stéréotype s’effectue quand la mobilisation de l’image vise moins la restitution d’une réalité que la convocation d’une figure déjà installée dans l’imaginaire – un iconogramme qui associe à l’information visuelle sa clé de lecture narrative. Le choix de Une du Monde illustre très précisément ce passage.

3 réflexions au sujet de « Le stéréotype iconique, ou l’installation du récit »

  1. Je suis toujours surpris par l’habileté d’André Gunthert à faire dire aux images tellement plus que ce qu’elles voudraient! Elles ne le disent pas, et pourtant elles le disent! Ou plutôt, elles ne « voudraient pas » le dire…

    On est vraiment là, dans la mise à jour du « mythe du texte », (l’angle mort) complètement différent du « mythe dans le texte »! Une sorte d’équivalent visuel de René Girard, ou de Jacques Derrida.

    Pour les vieux: Voici peut-être d’où est venue l’idée graphique du « Monde »: Hara-Kiri Mensuel, Mai 1969.

    https://media-et-terrorisme.blogspot.com/2019/09/1969-les-halles-demenagent-du-centre-de.html

    50 ans, Presque 2 générations. Est-ce obligatoirement le destin d’un « quotidien de référence », de ne parvenir à saisir que la réalité, non de la génération précédente, mais celle d’avant? C’est-à-dire de gens qui sont presque tous morts?

  2. Merci! Il me semble que s’il faut rechercher des analogies à l’imagerie de l’élevage intensif, celle qui s’impose est évidemment l’iconographie des camps de concentration – ainsi que l’avait déjà montré Bong Joon-Ho dans la scène de la sortie de l’abattoir à la fin d’Okja:
    https://imagesociale.fr/4790

  3. L’imagerie de l’élevage intensif dénoncée par L214 est peut-être la seule qui aujourd’hui fait réagir et suscite l’indignation. Bien plus que les images de migrants s’échouant sur les côtes. Des images souvent très violentes.
    La différence de ces images avec cette photo du Monde, c’est peut-être la teinte bleue, inhabituelle dans l’univers de l’alimentation (il n’y a quasi pas d’aliments bleus)qui renvoie aux alignements des data centers que l’on voient partout dans les médias. Cet aspect industriel qui avait surpris avec les teintes roses fluo des cultures de tomates sous serre en Bretagne.

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