L’effondrement, nouveau récit social

2019 aura été l’année de la vulgarisation du récit de l’effondrement, qui est passé du stade de thèse groupusculaire à celui de récit social. Après plusieurs dossiers parus l’été dernier dans Science & Vie, Libération ou Le Monde, sans oublier la vidéo très partagée de l’ancien ministre Yves Cochet, donnant une illustration concrète du survivalisme, le mois de novembre a vu la diffusion du premier épisode d’une mini-série éponyme sur Canal +. L’Obs lui consacre cette semaine sa première couverture. Enfin, un sondage, publié à l’occasion de l’ouverture de la COP25 à Madrid, suggère que plus de la moitié des Français redoutent un effondrement de notre civilisation.


Brut, « Yves Cochet, prêt pour la fin du monde », 9 juillet 2019.


Partager c’est sympa, « Effondrement, La résistance s’organise », 4 septembre 2019.


Canal +, « L’Effondrement », ép. 1, Le supermarché, 12 novembre 2019
(Jérémy Bernard, Guillaume Desjardins, Bastien Ughetto).

Cette dernière indication confirme qu’un récit social se déploie dans la mesure où les producteurs culturels constatent l’existence d’un public intéressé. Constitué par accumulation, rediffusion et multiplication de motifs autour d’une trame narrative commune, un récit social à succès prend rapidement la densité d’une rationalité autonome. Peu connu en dehors de cercles spécialisés il y a encore trois ou quatre ans, l’effondrement est en train de s’imposer comme un nouveau stéréotype du paysage intellectuel. Comme le recours à l’illustration, le passage à la fiction est une manifestation de la reconnaissance du récit comme production culturelle.

Comment a-t-on pu passer en moins de vingt ans des promesses d’avenir de l’an 2000 à une perspective de fin du monde? Certes, le succès du motif tient en partie à sa polysémie. Pour certains, agiter la menace de la catastrophe est le meilleur moyen d’accélérer la prise de conscience et l’acceptation de choix douloureux. D’autres ne croient déjà plus à la résilience de la société confrontée à des crises trop nombreuses, et perçoivent dès à présent les signes d’un effondrement en cours. On rencontre également de nombreuses critiques du récit catastrophiste, assimilé par ses adversaires à un nouveau millénarisme.

Cette critique, qui participe à sa manière à la mise en place de la nouvelle mythologie, a des allures de panique morale. Qu’elle soit brandie comme une menace ou perçue comme un horizon, le pessimisme foncier que traduit la vision effondriste contredit le modèle progressiste qui a fourni l’armature de la perception de l’histoire depuis plus de deux siècles. Mais c’est bien ce modèle qui est en crise. Face à l’urgence climatique et aux appels de plus en plus pressants de la communauté scientifique, le constat s’impose d’une société qui peine à répondre autrement que par des faux-semblants. Comme pour Venise, qui subit chaque année des inondations plus sévères, le sentiment est que la civilisation industrielle n’oppose que de vagues protestations ou des systèmes de protection illusoires – trop peu, trop tard.

Le facteur-clé de la diffusion de la doctrine paraît inversement proportionnel au degré de confiance dans l’action politique. Alors que les Américains semblent plus sensibles aux perspectives du Green New Deal, il n’est pas anodin que ce soit la France d’Emmanuel Macron qui se montre la plus réceptive à la thèse de la catastrophe. L’effondrement est la signature de l’écart entre les politiques productivistes et un objectif de sobriété qui paraît hors d’atteinte.

La thèse de l’effondrement apparaît dans le cadre des travaux du club de Rome sur les limites de la croissance, publiés en 1972, sous la forme d’une prédiction paradoxale1. Coup de force performatif, l’annonce d’une fin de l’abondance est censée provoquer une prise de conscience et une réponse sociale de grande ampleur. Mais ces prévisions se heurtent à la critique des économistes néolibéraux et sont réfutées comme l’expression d’un «catastrophisme écologique».

La crise climatique, vulgarisée au début des années 2000, relance le débat sur la fragilité des sociétés développées2. L’essai du géographe Jared Diamond, Effondrement, paru en 2005, propose une synthèse brillante et controversée sur le déclin de sociétés confrontées à des évolutions environnementales imprévisibles3. En 2015, Pablo Servigne et Raphaël Stevens publient Comment tout peut s’effondrer, qui prolonge les travaux du club de Rome en leur associant le constat de l’effondrement des écosystèmes4. En phase avec l’expérience du dérèglement climatique, la nouveauté radicale de ces propositions est la description de seuils naturels que la puissance technologique n’est pas capable de surmonter.

Issue d’une culture de l’ingénieur, appuyée sur les sciences physiques et l’exercice de la projection statistique, l’idée d’un effondrement systémique présente notamment le défaut de faire l’économie de toute réflexion sociale et politique. Il existe pourtant des perspectives encore plus sombres que la déréliction d’une société laissée à l’abandon, sur le modèle de Ravage de Barjavel (1943). Selon l’anthropologue Alain Bertho, les effets de la crise du néolibéralisme sont déjà observables, sous la forme de l’installation de dirigeants qui font peu de cas des principes démocratiques et de la montée d’une réponse autoritaire et répressive, comme le traitement essentiellement policier du conflit des Gilets jaunes5.

En un très court espace de temps, notre vision du futur s’est profondément altérée. La peur de l’effondrement est celle de l’échec de la civilisation productiviste. Malgré l’abondance des fictions apocalyptiques, et à l’instar des premières illustrations du réchauffement climatique, on peut noter que les rares images qui tentent de donner corps au retour au premier plan de la catastrophe en présentent une vision sagement allégorique, très en-deça de la panique que suscite cette perspective. La couverture de L’Obs, qui choisit un dessin de Chris Morin-Eitner, dans une série qui végétalise les grandes capitales, confirme cette volonté d’édulcorer le récit effondriste, comme si son nouveau statut d’hypothèse réaliste invitait à la prudence.

  1. Dennis Meadows, Donella Meadows, Jorgen Randers, Les Limites à la croissance (dans un monde fini), 2e éd., 2004, trad. de l’anglais par A. El Kaïm, éd. Rue de l’Echiquier, 2017. []
  2. Al Gore, Une vérité qui dérange, 2006. []
  3. Jared Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard,  2006. []
  4. Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Seuil, 2015. []
  5. Alain Bertho, «L’effondrement a commencé. Il est politique», Terrestres, n° 9, 22 novembre 2019. []

8 réflexions au sujet de « L’effondrement, nouveau récit social »

  1. à l’appui de la démonstration au plan culturel, on peut sans doute ajouter (noter en remarque) la production/distribution/exploitation du film (assez abscons par ailleurs, je reconnais) « Dans la brume » (Daniel Roby, 2018 – 4 avril 18 date de sortie – 400 mille entrées quand même) qui explore (à peine) une espèce de futur (irrespirable) (mais francophone) possible

  2. Le reportage sur Yves Cochet, vu dans « M, le magazine du Monde » il y a quelques mois, était un morceau d’anthologie.

    Ce type, « vert » de peur, au milieu de sa propriété perdu en presque rase campagne, faisait peine à voir.

    Si tous les « collapsologues » sont de cet acabit, on aura encore la possibilité de rire pendant quelque temps ! :-)

  3. Est-ce que l’effondrement comme fantasme, comme « image » émotionnelle et mentale, est une manière de se représenter le monde et d’avoir ainsi un sentiment de prise sur celui-ci?
    Dès lors, sans contester les dangers contemporains exprimés (principalement sociaux et écologiques), cette image sera-t-elle remplacée, par effet de mode et lassitude, par une autre mieux à même de cristalliser, à un moment donné, les peurs et les espérances humaines?

  4. Merci pour cette analyse qui met parfaitement en perspective le croisement entre la prise de conscience des dégâts majeurs causés à la planète par la civilisation industrielle et la perte de sens (sur la vie, le travail, les liens sociaux) engendrée par le modèle libéral productiviste en expansion planétaire. En effet, la thèse d’un effondrement systémique «présente notamment le défaut de faire l’économie de toute réflexion sociale et politique ». Edgar Morin, qui a mis en lumière (La Voie) le fait que la « barbarie glacée fondée sur le calcul et le profit de notre civilisation » ( via la mondialisation économique, scientifique, technologique) mène à des catastrophes, ne privilégie pas l’hypothèse d’un effondrement généralisé et rappelle que les pensées déviantes finissent par fleurir lorsque les conditions favorables se réalisent. (cf. son dialogue avec Pablo Servigne dans le n°1 de Yggdrasil).
    En revanche, il serait abusif d’assimiler les dirigeants néolibéraux démocrates (tels que E.Macron) aux dirigeants populistes autoritaires (Trump, Orban, Bolsonaro, etc) ou sui generis (Xi Jinping). Les « gilets jaunes » ont pu investir longtemps les ronds points sans subir une répression féroce et s’il est indéniable que la gestion des manifestations a été déficiente, au risque d’encourager les phénomènes délétères de guérilla urbaine, la violence policière est restée globalement contenue en dépit de regrettables excès. (Imagine-t-on pouvoir endosser un uniforme in situ samedi après samedi sans se départir un instant de la sérénité bienveillante exigée des forces de l’ordre ?). Et quid des magistrats qui voient défiler des cohortes de grands nigauds venus là pour lutter contre l’ennui plus que pour une cause ? Bien sûr, à ce stade aussi il y a eu de regrettables bavures.
    Mais enfin, est-ce en réclamant « toujours plus » à l’Etat que l’on trouvera des solutions à la déréliction de nos sociétés plus que jamais scindées entre exclus et inclus ? Quel est le sens de l’émotion suscitée par la nécessaire réforme des retraites, si ce n’est la crainte d’une exclusion différée dans un monde dont on fait le pari qu’il ne changera pas fondamentalement ? Pari d’autant plus chimérique et désespérant que la croissance verte apparaît irréaliste (rendements décroissants de l’innovation, limites de la dématérialisation de l’économie etc, qui invalident l’hypothèse d’un découplage entre croissance et impacts environnementaux). Or sans croissance (production et productivité ) quid du financement des retraites et de l’Etat-providence ?
    Combien de nouvelles catastrophes et déconvenues faudra-t-il endurer (individuellement et collectivement) pour qu’au « récit social » de l’effondrement se substitue un nouveau récit social articulé sur la frugalité, la convivialité et le partage ?

  5. @Gilles Granger: «il serait abusif d’assimiler les dirigeants néolibéraux démocrates (tels que E.Macron) aux dirigeants populistes autoritaires (Trump, Orban, Bolsonaro, etc).» Désolé, mais Macron n’est pas si loin de Trump, voire pire à certains égards, car Trump ne cache pas ses intentions, alors que l’agenda néolibéral de Macron est soigneusement dissimulé sous des éléments de langage pseudo-républicains (la réforme des retraites promue au nom de l’«égalité», etc…).

    En tant que fonctionnaire, et face au sabordage des services publics que je vois de l’intérieur, je pense que nous vivons aujourd’hui dans une démocratie d’apparence, qui ne satisfait que les nigauds, ou ceux qui profitent de sa destruction (on pourra reparler de démocratie lorsque les services publics, agents de l’égalité réelle, seront à nouveau soutenus). Tenter de se rassurer en comparant les dirigeants européens aux pires crapules est déjà le signe d’une situation désespérée. Mais la vérité est surtout que des responsables comme Macron n’ont plus grand chose à voir avec des présidents comme Mitterrand ou Chirac, qui tenaient encore un certain compte des forces sociales et de l’opinion publique. En cela, Macron est bel et bien représentatif de l’évolution globale que décrit Alain Bertho, qui n’a rien de rassurant.

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