(Chronique Fisheye #43) A l’occasion de l’ouverture du procès des attentats des 7-9 janvier 2015, l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo a remis en Une les caricatures de Mahomet, accompagnées du titre: «Tout ça pour ça». Les 12 dessins publiés initialement par le quotidien danois Jyllands-Posten le 30 septembre 2005, ainsi que la couverture par Cabu du numéro spécial du 8 février 2006 qui les reprenait, constituent pour le magazine les «pièces à conviction» d’une histoire qui a abouti au tragique assassinat de 12 personnes, dont 8 membres de la rédaction et 2 policiers, par des terroristes islamistes.
Selon l’éditorial du numéro du 2 septembre 2020: «C’est la publication de ces dessins, considérée comme un blasphème par un certain nombre de musulmans, qui constitue le mobile du massacre du 7 janvier.» A en croire ce résumé, ces images constitueraient la plus terrible démonstration de l’efficacité des formes visuelles.
Pourtant, des questions se posent. Si les caricatures sont la cause du massacre, comment expliquer que l’attentat se soit produit près de dix ans après leur première parution en 2005, ou que seul Charlie ait été visé par les terroristes, alors que 19 journaux européens, et une centaine de journaux dans le monde, ont republié ces images en février 2006, pour manifester leur attachement à la liberté de la presse?
Malgré la fausse évidence du rôle des images, la chronologie ne laisse aucun doute. Les attentats de la période 2015-2016, les plus meurtriers en France, qui totalisent 238 victimes, répondent au déclenchement en septembre 2014 de l’opération Chammal par François Hollande, qui engage les troupes françaises contre l’Etat islamique sur le théâtre irako-syrien. La guerre menée par la coalition internationale contre l’organisation jihadiste mettra un coup d’arrêt au projet de création d’un nouveau Califat sur les ruines de l’Irak et de la Syrie. Mais elle a pour corollaire de nombreuses victimes en métropole, dans l’opacité d’une communication qui minimise le rôle militaire de la France. Charlie, comme le Bataclan, constituent des objectifs symboliques pour des terroristes à la recherche de cibles faciles d’accès.
En réalité, comme l’explique le dessinateur Art Spiegelman dans une analyse d’une rare lucidité, publiée en 2006 dans le Harper’s Magazine, les dessins relativement médiocres du Jyllands-Posten n’ont produit des effets que par le biais de leur instrumentalisation par des groupes extrémistes. Religieux fondamentalistes ou responsables néoconservateurs ont été prompts à exploiter le schéma d’un affrontement matérialisant la grille de lecture du Choc des civilisations qui, après le traumatisme du 11 septembre, désigne l’islam comme principal ennemi de l’Occident.
Comme le rappelle l’ethnologue Jeanne Favret-Saada dans son ouvrage consacré aux caricatures danoises, leur publication par le Jyllands-Posten s’inscrit dans le contexte de la fatwa décrétée par l’ayatollah Khomeini contre l’écrivain Salman Rushdie, et propose un test de la liberté d’expression des dessinateurs danois, confrontés à l’obscurantisme des intégristes. Malgré une crise houleuse entretenue par un groupe d’imams et plusieurs gouvernements arabes, les tensions s’apaisent début 2006 au Danemark, grâce à l’intervention d’une association de musulmans modérés.
C’est la republication collective des caricatures en février 2006 qui relance la polémique, et fait définitivement accéder ces dessins au statut de symbole de la sauvegarde des libertés occidentales face à la menace islamique. En motivant cette rediffusion par la défense de la liberté d’expression, ses acteurs abritent le pouvoir outrageant des caricatures derrière les principes fondamentaux des démocraties. Dès lors, s’offusquer de leur publication, ce n’est pas contester le bien fondé d’une mise en cause particulière, c’est s’opposer à la démocratie. On le voit, cette montée en généralité, basée sur l’hypothèse d’un affrontement civilisationnel, interdit toute objection. La colère que soulèvent les dessins dans les pays arabes est-elle la conséquence d’une lecture blasphématoire, ou la réaction à une provocation de l’Occident? Peu importe: on affectera de confondre les deux registres. Comme le dit Art Spiegelmann, «la tragédie de la guerre des caricatures danoises, c’est qu’elle ne concernait pas le moins du monde les dessins».
Références
- Jeanne Favret-Saada, Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Fayard, 2e éd., 2015.
- Art Spiegelmann, «Drawing blood. Outrageous cartoons and the art of outrage», Harper’s Magazine, juin 2006, p. 43-52 (pdf).
12 réflexions au sujet de « L’art de l’outrage des caricatures de Mahomet »
En d’autres termes, voudriez-vous dire que les attentats sont les dommages collatéraux d’une politique internationale interventionniste et qu’ils sont un épiphénomène géo-politique, je dirais même geo-realpolitik?
Pourquoi un épiphénomène? Les attentats de 2015-2016 sont des actes de guerre, et un traumatisme majeur. Ce n’est pas ainsi qu’ils ont été racontés aux Français, qu’on a baladé entre liberté d’expression et « culture des terrasses de café », dans un brouillard mythologique très éloigné des déterminations du conflit. Cette opacité narrative, entretenue par les responsables politiques pour des raisons parfaitement cyniques, a contribué à accroître l’ampleur du traumatisme, plongeant la France dans l’incompréhension et le désarroi.
Ce sont des actes de guerre, à n’en pas douter. Ces actes m’ont atteint douloureusement, comme ils ont atteint encore plus douloureusement d’autres que moi. Ces actes ne sont, à mon niveau et visiblement au vôtre, loin d’être anodins et donc loin d’être des épiphénomènes. Mais il m’avait semblé, à vous lire, que ces actes sont, pour certains, à un autre niveau que le notre, je veux dire à un niveau supérieur dans la hiérarchie du pouvoir social et politique, probablement considérer comme dommageables, malencontreux, mais servant des intérêts non dits qui s’arrangent tant bien que mal des morts sans un masque compassionnel d’unité nationale, culturelle et idéologique.
Pour le dire nettement, je pense en effet que François Hollande, qui ne pouvait pas ignorer les conséquences d’un engagement militaire contre une organisation terroriste, n’a jamais assumé publiquement les répercussions de ses choix géostratégiques. La martyrologie Charlie a servi d’écran à un processus opaque, à l’écart de tout contrôle démocratique.
Merci pour ces explications
J’ai regardé à l’instant sur une de mes étagères « Maus » d’Art Spiegelmann (Flammarion, 1992, préface de Marek Halter)), cette BD incroyable, en noir et blanc, sous-titrée « Un survivant raconte (mon père saigne l’histoire et c’est là que mes ennuis ont commencé », prix Pulitzer 1992.
Oui, l’Histoire bégaie…
Vous confondez grossièrement attentats des frères Kouachi contre Charlie Hebdo et attentats du commando Abaaoud contre le Bataclan et les terrasses. Les frères Kouachi, vous pourriez au moins leur laisser cette dignité, ont explicitement revendiqué leur affiliation à Al Quaida au Yémen et non à Daech. Le blasphème était au coeur de la problématique de leur engagement. Al Quaida au Yémen n’avait pas de raison d’élaborer une riposte tactique aux bombardements français contre le califat de Daech. A l’inverse, Al Quaida devait faire la démonstration de ses capacités tactiques résiduelles au terme d’un long conflit avec la coalition occidentale en Afghanistan par exemple (bizarrement, votre genèse des engagements français ne dit rien de cette intervention sous la cohabitation Chirac Jospin) et l’organisation était d’évidence aiguillonnée par la concurrence émergente du califat de Daech.
Questions légitimes, qui traduisent une vision répandue des événements en France. Je ne suis pas spécialiste du terrorisme islamiste (mon intervention se concentre sur les images), mais il existe d’autres lectures. L’étrange assemblage des attentats des frères Kouachi (revendiqués par AQPA) et d’Amedy Coulibaly (qui se revendique de l’EI) a surpris les spécialistes, les deux organisations étant effectivement en concurrence. Mais ce sont bien les frappes de la coalition en Irak qui ont changé la donne: «Les bombardements de la coalition ont unifié, rapproché ces deux frères ennemis. Le problème pour nous, aujourd’hui, est que nous sommes face à deux menaces différentes, émanant de deux organisations puissantes, qui manifestement coopèrent sur le terrain» (https://www.francetvinfo.fr/monde/proche-orient/offensive-jihadiste-en-irak/l-etat-islamique-et-al-qaida-se-sont-ils-unis-pour-attaquer-la-france_798139.html)
Ce qui a également frappé les observateurs, c’est que le mode d’action, la préparation ou l’armement des Kouachi n’a plus rien à voir avec les attentats précédents, et évoquent des actes de guerre, annonciateurs du massacre du 13 novembre (https://www.lexpress.fr/actualite/societe/justice/charlie-hebdo-un-attentat-inedit-selon-le-parquet_2054978.html). Ces éléments confirment le caractère déterminant du conflit armé au Proche-Orient dans l’émergence d’un nouveau type de terrorisme sur le sol français. Même si cette interprétation surprend en France, elle n’a rien d’original: elle figure déjà dans les livres d’histoire contemporaine en langue anglaise (cf. Robert Gildea, Empires of the Mind, 2019).
Vous avez eu votre diplôme de maître de conférence en bossant pour Pif Gadget ?
1-les frères Kouachi ont crié après avoir commis leur forfait qu’ils avaient « vengé le Prophète ». Vous avez bien vu ces images ? (A moins que ce ne soit un complot juif mondial peut-être ?)
2-Coulibaly l’auteur des tueries de l’Hypercasher est bien venu dans ce magasin pour tuer des Juifs. Et selon le témoignage de la caissière, il a fait des allusions à des Musulmans tues, mais d’une manière générale.
3-les attaques du 13 novembre sont liées au bombardement contre l’Ei, mais elles interviennent 11 mois après le 7 janvier 2015 et une fois que la France s’est engagée concrètement dans des actions armées contre Daesh.
4-ne pas vouloir voir que les attaques contre Charlie sont liées aux caricatures, c’est nier la réalité. Vous inventez une justification géopolitique à des actes de demeures. Vous ne méritez pas d’enseigner.
Merci pour le rappel ces informations bien connues, qui ont dû en effet être publiées jusque dans Pif Gadget, et qui constituent à ce jour la doctrine française. Votre erreur sur la chronologie, bien documentée, de l’opération Chammal, est typique de la volonté d’écarter toute information militaire du récit du terrorisme islamiste. La répétition ad nauseam de cette mythologie explique la difficulté pour certains d’admettre qu’il existe une autre vision, plus rationnelle et moins romancée, des attentats de 2015-2016.
Je constate par ailleurs que les avocats de la liberté d’opinion oublient vite leurs principes, perdent leurs nerfs et s’abaissent à l’attaque ad personam dès lors que le dogme est remis en cause. On peut compter sur moi pour ne pas enfumer les étudiants avec la fable Charliste d’un terrorisme qui n’aurait d’autres fins que lui-même.
Monsieur André Gunthert, bonjour.
J’ai su pour votre article grâce au visionnage de la vidéo de la conférence de Monsieur François Burgat sur YouTube qui vous a cité.
Je vous remercie pour cette incroyable explication terre-à-terre, prosaïque sans romantisation aucune des faits politiques ici et là par le biais des dessins de Charlie Hebdo. Et je suis admiratif quant à votre stoïcisme et humour à froid face aux attaques presque (?) insultante et vos réponses argumentées et référencées. J’ai bien compris ici l’exégèse des caricatures qui n’a rien à voir avec la rhétorique habituelle des pseudos-sociologues.
Puisque votre analyse permet l’hypertexte, même si la cible principale de votre sujet ici sont les caricatures, qu’il y a traitement de manière assez régulière entre opposition d’une vision djihado-arabe du monde qui s’offusque et se rebiffe versus la phobie occidentale se hérissant contre l’invasion arabo-musulmane. Alors que les musulmans non arabes sont bien plus nombreux que ceux qui le sont sur la planète. Qui ont une sensibilité, mais qui ne se sentent pas du tout concernés par ce clash « civilisationnel ». C’est qui me fait dire que c’est bien un problème franco-français et comme les français rechignent à faire « un zoom arrière » comme dirait monsieur François Burgat, leur récalcitrance culturelle face aux explications les plus rationnelles (surtout concernant l’Histoire, contemporaine ou postérieure) n’annonce rien de bon pour la communication apaisée et claire entre la population hexagonale et sa minorité musulmane (toute ethnie confondue).
Merci pour votre commentaire bienveillant (c’est assez rare en ce moment pour être souligné)!
Concernant la supposée « sensibilité » des musulmans face aux caricatures du prophète (implicitement opposée à une tolérance occidentale, forgée par la culture démocratique), il s’agit à l’évidence d’un stéréotype primitiviste qui vise à suggérer une différence de « civilisation ». En réalité, la sensibilité aux outrages à caractère symbolique n’est pas moins forte dans les pays occidentaux, prompts à se scandaliser d’un drapeau brûlé en place publique, d’un refus de chanter la Marseillaise – voire …d’une caricature de Charlie, quant elle s’attaque par exemple aux USA…
https://www.huffingtonpost.fr/2017/09/01/les-americains-choques-par-la-une-de-charlie-hebdo-sur-les-sinistres-dharvey_a_23193204/
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