Nicolas Sarkozy est-il raciste? Invité le 10 septembre à l’émission Quotidien, a-t’il intentionnellement associé le mot «singe» au sous-entendu «nègre», reproduisant ainsi un vieux cliché raciste? Du côté droit de l’échiquier politique, la réponse ne fait aucun doute. D’ailleurs, pour cette sensibilité, existe-t-il un racisme autre que celui des minorités – racisme inter-ethnique des arabes et des noirs, ou racisme anti-blanc? Les racistes ne pensent pas qu’ils sont racistes. C’est Nicolas Sarkozy qui nous l’explique: au contraire de l’angélisme d’«élites» embourgeoisées qui ne veulent pas voir les signaux de la société, à l’instar du symbole des trois singes, les patriotes sont conscients des vraies menaces – «ensauvagement» ou «grand remplacement». Et ne sont donc nullement racistes – mais simplement attentifs à la préservation des privilèges de la communauté blanche.
Si les racistes ne sont pas racistes, ils savent néanmoins qu’ils évoluent dans un monde où le racisme fait l’objet d’une large réprobation morale. Leur parole est donc constamment ponctuée de trous, de non-dits ou d’implicites, manifestations en creux d’une autocensure qui leur évite d’être accusés de discrimination. Jean-Marie Le Pen s’était fait une spécialité, dans ses discours publics, de ce double langage du clin d’œil, de l’allusion et de la blague, conçu à la fois pour égarer l’auditeur naïf, et satisfaire le public connivent, invité à compléter les omissions et à comprendre à demi-mot1.
Invité chez Yann Barthès, l’ancien président n’a pas prononcé le mot «nègre» («On n’a plus le droit maintenant»). Evoquant à grand renfort de gloussements le contexte de la «cancel culture», ou censure du politiquement correct, il s’est livré à un festival de discours à trous, mangé par les bafouillis, les interruptions, les gestes venant compléter le non-dit, les hochements de tête pleins de sous-entendus – bref, un manifeste de l’autocensure comme seuls les racistes peuvent en produire.
Mais la manipulation du second degré demande une maîtrise dont on sentait qu’elle n’était plus tout à fait à la portée de l’ex. Dépourvu de coach et privé de la préparation d’éléments de langage, il a reproduit en studio le registre de la plaisanterie adressée à un cercle de familiers. Jouant avec les limites de l’interdit, l’association du mot «singe» au roman Les dix petits nègres était supposée faire rire un public acquis à la dénonciation de la censure postcoloniale.
Mais sur le plateau de Quotidien, ses clins d’œil appuyés et ses appels à la connivence n’ont rencontré qu’un silence gêné et froid. A tel point que Nicolas Sarkozy, redoublant d’hésitations, a dû préciser son allusion au titre du roman d’Agatha Christie (mal cité) et s’y reprendre à deux fois pour caser sa petite blague.
Comme la caricature de Danièle Obono par Valeurs actuelles, cette tentative de faire place à un racisme plus ostensible s’est heurtée à la réprobation sociale. Elle illustre cependant les progrès d’un nouveau révisionnisme, qui n’hésite plus à faire craquer le vernis des faux-semblants.
- Catherine Kerbrat-Orecchioni, «Discours politique et manipulation. Du bon usage des contenus implicites», Le Discours politique, Presses universitaires de Lyon, 1984, p. 213-227. [↩]
6 réflexions au sujet de « La visibilité de l’autocensure »
On peut juste regretter le manque de réaction nette sur le plateau à ce discours masqué par le flou.
@Dominique Hasselmann: gène, sidération, je ne sais pas trop ce qui pouvait être répondu, du tac-au-tac, à l’ancien président. Ne reprochons pas ses errances aux autres!
D’une part, ça va vite: quand on regarde l’émission, ce passage est juste une incise, qui arrive comme un cheveu sur la soupe – et comme Sarkozy voit que ça ne prend pas, il change vite de sujet, et revient à son livre. D’autre part, c’est tellement foutraque, que le temps de comprendre de quoi il parle, on est déjà passé à autre chose. Barthès ne s’est pas exprimé sur le sujet, mais Sarkozy lui-même est décontenancé par l’accueil froid de sa blague, et de la façon dont l’animateur l’interrompt pour préciser le nom d’Agatha Christie, je l’imagine en effet plutôt stupéfait ou interdit.
c’est juste du Le Pen honteux, à la sauvette, une tentative de retour en arrière de plusieurs crans,
ce type qui a gouverné la France est une quintessence de l’arriviste de droite assez mal dégrossi, c’en est incroyable ! pour n’avoir pas encore compris que son prétendu humour, sa logique inversée et son cynisme ricanant étaient des survivances terriblement archaïques du colonialisme le pire, celui qui se fondait sur l’inégalité des « races » humaines
Merci pour l’excellent article!
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