(Fisheye #49) Existe-t-il une justice de la visibilité? C’est en tout cas face à ce tribunal virtuel que s’effectue le travail de rééquilibrage de l’exposition publique des minorités de genre, de race, de classe – et bien d’autres jusque-là reléguées dans l’ombre. Plus que toute autre, cette revendication d’égale dignité passe par l’image, à la fois comme vecteur, comme mesure et comme trace de l’espace symbolique accordé. Engagé de longue date sur le terrain militant, ce processus atteint depuis peu les terrains de l’histoire de l’art et de l’histoire de la photographie. Les questions qu’il pose à des disciplines jusque là peu enclines à remettre en cause les hiérarchies sociales et culturelles sont passionnantes, et dévoilent des horizons nouveaux pour la recherche.
En mars 2021, le Rijksmuseum d’Amsterdam a ainsi présenté une exposition consacrée à l’histoire de l’esclavage, pierre angulaire de la prospérité des Pays-Bas. Pour mener à bien ce projet, l’équipe a entrepris une longue réflexion muséographique, alimentée par le constat de la rareté au sein des collections des traces de cette réalité infamante. Comme l’esclavage a été tenu à l’écart du territoire métropolitain, la présence noire a fait l’objet de diverses formes d’invisibilisation, qui attestent la volonté de perpétuer l’état subalterne des Africains.
Comme dans l’ouvrage publié en 2019 par l’historienne de l’art Anne Lafont, L’Art et la Race. L’Africain (tout) contre l’œil des Lumières (Les Presses du réel, 2019), cette absence a poussé les enquêteurs à imaginer des voies de traverse. A commencer par la redécouverte au sein des œuvres de la figuration discrète d’acteurs que leur statut relègue au second plan, mais aussi l’extension de l’investigation aux supports habituellement écartés, dans les domaines des arts décoratifs ou de la culture populaire. La recherche sur les conditions de vie des populations esclavagisées a permis de faire appel à d’autres éléments de témoignage, comme les instruments de l’asservissement: fers, carcans ou pièces de bois destinés à immobiliser les membres, qui ont également laissé leur trace dans l’iconographie.
Par un retournement que l’on retrouve dans l’exposition présentée en 2019 au musée d’Orsay «Le modèle noir, de Géricault à Matisse», le souhait de mettre en lumière les dominés a aussi imposé au Rijksmuseum de choisir de raconter l’histoire du point de vue des sujets soumis à la servitude. La reconstitution de bribes d’histoire à partir de sources parcellaires rappelle l’entreprise du grand historien Alain Corbin, s’efforçant de restituer la trajectoire des destins ordinaires (Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu, Flammarion, 1998).
L’histoire de la photographie suit le même chemin. Un article récent du New York Times présente comme un coup d’éclat l’acquisition par le Smithonian Museum de Washington de la collection réunie par Larry West, qui comprend un groupe inédit de 40 portraits au daguerréotype réalisés par trois des plus importants photographes noirs américains du XIXe siècle: James P. Ball (1825-1904), Glenalvin Goodridge (1829-1867) et Augustus Washington (1820-1875), qui étaient également d’ardents abolitionnistes.
L’extrême rareté de ces documents (jusqu’alors, la librairie du Congrès ne comprenait que 26 portraits de ces trois auteurs) fait de cet ensemble une source susceptible de contribuer à réécrire les débuts de l’histoire de la photographie Etats-unienne. Elle atteste que les africains-américains ont compté parmi les premiers clients et les premiers producteurs de ce que François Brunet appelait l’«art social» du portrait photographique, participant à la grande démocratisation de l’image de soi engagée par le nouveau média.
Si l’effort militant vise à restituer aux minorités une visibilité conforme à leur contribution à l’histoire, la mobilisation des instruments muséaux fait ressurgir de l’oubli l’acharnement à en effacer les traces. Derrière le défaut des sources, ce que manifeste cette histoire encore fragmentaire est le travail qui visait à dissimuler la part des dominés. Au-delà des questions morales et politiques que posent ces enquêtes, le tour de force de révéler l’invisibilisation contribue à expliquer l’intérêt qu’elles rencontrent. Par le renouvellement des méthodes et la richesse des interrogations qu’elles suscitent, elles sont déjà en train de changer la façon de faire et de montrer l’histoire culturelle.
3 réflexions au sujet de « A la découverte des invisibles, une nouvelle histoire »
Dans une émission de France Culture, vous parliez, à propos des éléments qui nous permettent d’aborder l’image, des stéréotypes visuels. C’est peut-être ces stéréotypes visuels, dés lors qu’ils bougent, qui contribuent à ce que certains groupes sortent de l’invisibilité. En danse classique, d’avoir des danseuses noires. En musique classique, Ibrahim Maalouf le dénonçait, d’avoir des musiciens d’origines diverses. Dans le sport, c’est Kathrine Switzer qui prenait le départ d’un marathon interdit aux femmes en 1967, pour que les femmes soient visibles pour les jeunes filles devant choisir une discipline sportive.
Faire bouger les stéréotypes visuels.
Magnifique portrait, le « ambrotype, coll. L. J. West »!
Parmi les exemples « d’invisibilisation » il y a aussi les « ateliers de traduction » de Tolède au début du XII siècle, lorsque pour la première fois les européens ont décidé de traduire les livres arabes au lieu de simplement les brûler. Mais dans ce processus ils ont attribué tous les livres à des auteurs grecs, au besoin inventés comme le fameux « euclide », un nom qui sonne grec et qui rappelle le nom sous lequel le principal livre de géométrie, « Ucli Des » = clé de la géométrie en arabe, était alors connu. Ce processus « de contrebande » a donné lieu à de nombreuses confusions, certaines drôles, comme le mot « sinus » qui signifie « poche » en latin, et « cosinus » qui ne signifie rien du tout, et cela vient des interpréteurs de Tolède qui croyaient que « jb » était une abréviation pour « jaib »=poche en arabe alors que c’était la manière savante (grammaticalement correcte) d’écrire en Arabe le sanskrit Jya (=corde, ce qui est très parlant !), car les voyelles sont implicites en Sanskrit. Il y avait aussi Koti-jya, et koti signifie en sanskrit l’angle complémentaire, et la aussi c’est très clair, ce que nous appelons le « cosinus » étant la projection de l’arc complémentaire de l’arc qui se projette en « sinus ». Mais certaines conséquences de cette traduction en contrebande, ou « invisibilisation », furent beaucoup plus sérieuses, comme l’incapacité des européens à naviguer en haute mer jusqu’a la fin du 18 siècle, lorsque le « problème des longitudes » fut enfin résolu avec une précision acceptable. Jusque là les navires qui devaient franchir la mer d’Oman dans la dernière partie du voyage pour l’Inde dépendaient de navigateurs des iles Lakhswadeep. Ou encore, la confusion sur la nature du calcul dérivé, qui a duré en Europe jusqu’à Dedekindt à la fin du 19 siècle! Alors que pour Aryabhata, l’Indien (dalit = de très basse caste ! Ce qui est souvent délibérément « oublié ») qui a probablement inventé le calcul dérivé, en tout cas on n’a pas de traces antérieures, ce calcul était la définition même du sinus, la méthode qui permettait d’en trouver la valeur dans la pratique! Et le calcul dérivé permettait non seulement la navigation en mer, mais un calendrier précis, aussi. Ce qui a d’immenses avantages pratiques.
Donc, « l’invisibilisation » a un prix très fort pour « l’invisibilisateur »… Aussi !
http://ckraju.net/papers/Academic-imperialism-final.html
Ce beau portrait photographique de la jeune femme inconnue (« coll. L.J.West) me rappelle l’emouvant portrait de sa femme par Nadar, ou les extraordinaires portraits de sa femme et de leur fils par Odilon Redon. Je crois que seul Redon a su donner à la figure humaine cette lumière intérieure. Raphaël peut-être s’en est approché (la vierge à la chaise) mais pas si lumineux. Ce qui est peut-être intéressant c’est que la femme de Redon était métisse. Ca ne saute pas aux yeux mais en regardant bien, c’est assez évident. Beaucoup de figures humaines chez Redon ont une lumière intérieure. Le Bouddha par exemple. Mais malgré la grande simplicité de moyens, ceux de sa femme sont les plus lumineux.
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