Les bébés du remplacement viennent de la diversité

Après Valeurs actuelles en 2014, le mensuel réactionnaire Causeur a consacré en septembre sa couverture au «grand remplacement». Cette thèse complotiste prisée à l’extrême-droite suppose qu’une proportion croissante d’enfants nés en France est issue de l’immigration arabo-africaine, et a vocation à se substituer à la population blanche. Tous les démographes ont contesté cette vision alarmiste, qui repose sur l’antagonisme supposé irréductible des ethnies et des cultures, et sur l’hypothèse de la non-intégration des descendants d’immigrés – deux postulats contredits par l’observation.

L’illustration de couverture reprend une photo de stock de l’agence Getty montrant cinq bébés de différentes origines. Pourquoi des bébés? Selon Elisabeth Levy, interrogée par Arrêt sur images: «Les bébés, c’est mignon! Nous ne pensons pas qu’il y ait un projet délibéré de remplacement de la France. D’où le choix de ces charmants bambins, personne ne peut les soupçonner d’avoir un projet.»

Cette explication lénifiante laisse de côté plusieurs éléments clés. Il n’est pas anodin que la photo retenue par Causeur soit une image standardisée de la diversité, héritée des campagnes antiracistes des années 1980, qui se trouve ici recontextualisée et comme retournée contre sa vocation première: l’affirmation de l’égalité des origines. A la manière de la satire esclavagiste de Valeurs actuelles visant la députée Daniele Obono, qui retourne délibérément des éléments de l’histoire du racisme contre une militante antiraciste, cette relecture participe d’une stratégie de brouillage des signes et de banalisation du racisme.

Le choix de l’image des bébés renvoie par ailleurs à la dimension programmatique du grand remplacement qui, comme toutes les thèses déclinistes, est un scénario dont l’accomplissement est situé dans le futur. L’observation du présent ne dévoile que les prémices d’un processus. Derrière l’apparente innocence des enfants se cache la menace d’une expansion catastrophique. Ce qui semble une promesse d’avenir masque une évolution mortelle.

Les bébés incarnent l’imaginaire de la génération. La force irrépressible du processus biologique est l’archétype qui confère à la thèse remplaciste sa séduction et sa puissance. Loin de l’affirmation joyeuse de la diversité, l’image des bébés détournée par la paranoïa décliniste suggère le caractère inéluctable d’un déterminisme naturel. Comme un enfant qui grandit, quoiqu’on pense, quoiqu’on fasse, ça arrivera.

«Souriez, vous êtes grand-remplacés!»: la légende du magazine décrit ironiquement la photo des bébés de la diversité comme notre portrait – celui d’un présent qui porte en germe, pour peu qu’on sache voir le dessous des cartes, la promesse de notre disparition. Un coup de pied de l’âne à l’antiracisme – et une illustration fidèle de l’imaginaire morbide et insidieux du racisme.

3 réflexions au sujet de « Les bébés du remplacement viennent de la diversité »

  1. Nous voici alors avec une image polysémique dont le cadre textuel (ou l’ancre légendaire) restreint le sens et conforte émotionnellement en creux le sens du texte masqué par une ironie rhétorique.
    Mais alors comment exprimer l’inverse avec un texte masqué par un effet rhétorique et soutenu par une image dont le texte aura restreint le sens ? Avec quel texte et quelle image faire cela ?
    Relever le sens des texte/image est utile à la compréhension et l’annonciation d’un discours, mais ne faudrait-il pas y répondre point par point, pied à pied, par un langage similaire texte/image plutôt que par un texte illustré, certes clair et érudit, mais dont la portée est réduite par son caractère même qui n’utilise ni la même voie, ni le même niveau que le discours critiqué ?

  2. Un problème qu’il ne faut pas éluder avec cette image, c’est que le vers était dans le fruit ! En effet elle semble avoir été faite soit pour une pub immonde genre Benetton, soit pour un magazine (riche) qui voulait illustrer la question posée par le magazine (et par la American Psychological Association). Question profondément stupide, posée à l’envers! On ne peut pas « éduquer » les enfants à être « anti-racistes ». La seule chose qu’on peut faire, et qu’on doit faire, que l’on soit parent ou non, éducateur ou non, c’est s’efforcer, en toute humilité, de ne pas être raciste. Et ça demande du travail! Pensons a l’introduction par Michel Foucault à l’édition Américaine de l’Anti-Oedipe de Deleuze et Guattari: « ce livre est une introduction à la vie non-fasciste ». Voilà le niveau d’humilité à partir duquel on peut commencer à travailler.
    Mais penser que l’on peut « éduquer » les enfants à « l’anti-racisme » c’est partir d’un très mauvais pied. Comme si nous savions nous-mêmes très bien ce qu’est le racisme et qu’il suffisait d’éduquer les enfants afin qu’ils ne le deviennent pas ! Mais si nous n’étions pas racistes par quelle magie les enfants le deviendraient ils? Cet aveuglement pétri d’arrogance ne peut qu’enfoncer le racisme dans des profondeurs encore plus impénétrables. Pauvres gosses, avec des parents comme nous !!!

  3. Faut-il rappeler ce qu’est une photo de stock? Suivez le lien ci-dessus sous ce terme, et vous tomberez sur l’image « nue », telle qu’elle est proposée à la vente chez Getty. Oui, bien sûr, comme toutes ces images standardisées réalisées à l’avance, il s’agit d’un stéréotype, conçu pour pouvoir s’adapter à un éventail de demandes. Sur le site de Getty, on peut découvrir les mots-clés qui permettent aux clients de trouver cette image, ainsi que de nombreuses variantes de photos de bébés… Bienvenue dans le marché des images!

    L’exemple alternatif de l’American Psychological Association que je reproduis ci-dessus illustre simplement un usage standard parmi d’autres de cette photo, dont la construction est prévue pour être utilisée dans un contexte qui évoque la « diversité », autrement dit une vision égalitaire sans égards pour l’origine ou l’apparence, inspirée par les mouvements antiracistes, et qui a également été exploitée pour donner une coloration progressiste à des chansons (Michael Jackson, « Black or White », 1991, https://www.youtube.com/watch?v=F2AitTPI5U0) ou à des publicités (« United Colors of Benetton », par O. Toscani)… Loin d’ignorer cette imagerie, le choix de Causeur s’inscrit délibérément dans cet héritage, et le détourne à son profit…

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