Singulier épisode de la précampagne: le 25 octobre 2021, un bref extrait de l’émission «Face à la rue», réalisée en direct à Drancy et diffusée par CNews, montre un dialogue entre une femme voilée et Eric Zemmour, probable candidat à la présidentielle, et suscite un buzz aux caractères inhabituels. Clou de la séquence, la scène du dévoilement qui clôt l’échange éveille un sentiment de scandale, qui se traduit notamment par le refus de plusieurs internautes de rediffuser la vidéo.
Introduite par Jean-Marc Morandini (à 13 min.), l’intervenante est interrogée sur le port du voile, que Zemmour définit comme une contrainte. L’échange est vif, et prend un tour inattendu lorsque le polémiste lui propose: «—Enlevez-le, si le foulard n’a pas d’importance. A quoi elle réplique: — Mais enlevez-votre cravate à ce moment-là!». Zemmour ôtant sa cravate, l’intervenante s’exécute à son tour, mettant en avant sa liberté de choix.
Evoquant les épisodes de dévoilement forcé de l’histoire coloniale, le geste est spectaculaire, et suscite l’enthousiasme des nostalgiques autant que la colère des démocrates. Rapidement, des photos copiées du compte Facebook de l’intervenante circulent. Celles-ci montrent une femme dévoilée, souriante. Sur l’une des images, on la voit revêtue d’un t-shirt siglé «Bolloré logistics». Les commentateurs critiques dénoncent un «bidonnage», les internautes patriotes insistent sur les «menaces de mort islamistes» que subit la jeune femme. Tentant dans l’urgence de recadrer le débat, CNews coupe court à la viralisation de la vidéo en effaçant son propre tweet, tout en multipliant les commentaires de l’épisode en plateau. Mais l’émission qui devait, selon Cyril Hanouna, constituer «l’événement télévisuel de la rentrée», a fait pschitt. Une séquence aux allures de dérapage et le soupçon de manipulation ont tué le buzz.
Dans le camp favorable au spectacle de la musulmane dévoilée, on n’a pourtant pas ménagé ses efforts. Invitant le soir même la jeune femme sur C8, autre chaîne du groupe, Hanouna, toujours prompt à soutenir son compère, tente sans succès de convaincre ses propres chroniqueurs du caractère nécessaire des aménagements du direct. Alors que l’intervenante confirme qu’elle a bien été castée, l’animateur explique qu’il n’est pas envisageable de proposer une telle émission sans une préparation préalable. Oui mais alors pourquoi appeler «Face à la rue» une confrontation arrangée?
La question n’est pas que de pure forme. Les images d’enregistrement passent pour une représentation forcément fidèle. Selon les termes de Roland Barthes: «dans la Photographie, je ne puis jamais nier que la chose a été là.» Mais comme le montre le cinéma, le dispositif enregistre avec la même fidélité le réel et la fiction. La différence entre une mise en scène et une situation authentique ne tient pas à la technique utilisée, mais seulement à la préparation préalable de la scène. Généralement dépourvu d’informations sur ce point, le spectateur doit s’en remettre à des suppositions sur le degré de réalité de ce qu’il voit, à partir de catégories génériques ou du contexte de présentation des images.
Ces contextes forment autant d’horizons d’attente, qui déterminent la lecture. Une image documentaire implique que la scène enregistrée n’a fait l’objet d’aucune intervention. Un portrait posé admet une part de préparation. Même si elle présente l’apparence d’une situation réaliste, une publicité est tenue pour une composition fictionnelle. Les problèmes apparaissent lorsque ces contrats de lecture ne sont pas respectés.
L’émission proposée par Jean-Marc Morandini est un format hybride, incluant une part de préparation, notamment dans la sélection préalable des invités, tout en revendiquant une proximité avec la réalité du terrain. Le tournage en direct dans l’espace public suggère l’idée d’une confrontation avec la population. La présence d’une dizaine de vigiles, qui encadrent l’invité et l’équipe de tournage, indique que les risques de débordements ont été pris au sérieux. Si Morandini ne donne qu’exceptionnellement la parole à des intervenants non prévus par le conducteur, l’attroupement qui se forme autour de l’équipe et qui accompagne son parcours impose une pression et crée un embarras bien réels, avec plusieurs moments de tension sensibles.
Mais cette perception complexe suppose le visionnage d’au moins une partie de l’émission, ce qui n’est pas le cas de la plupart des commentateurs exposés à l’extrait sélectionné par la production le 25 octobre. Le choix préalable de l’intervenante et le doute entretenu par les photos où elle pose sans voile ont suffi à altérer la crédibilité d’un échange ambigu, dont l’interprétation reste largement tributaire des biais du spectateur. Soigneusement entretenue par la chaîne, l’hystérie islamophobe et raciste s’est finalement retournée contre son représentant le plus emblématique. L’échec de la séquence, réduite à une provocation truquée, est d’abord celui des apprentis sorciers de la trumpisation du paysage.
2 réflexions au sujet de « Un dévoilement de trop »
Vu hier soir, en zappant, un extrait de l’émission d’Hanouna présentant « les Dalton », types qui font du rodéo en moto et défient la police notamment à Lyon… en uniformes avec masques, lunettes noires et gants (pourquoi ? peur de laisser des empreintes digitales sur le bureau de C8…) : une bonne pub pour ces individus, Emmanuel Macron a peut-être téléphoné à l’animateur pour en savoir plus ?
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