Le gif, entre image et langage

Et si on commençait l’année en testant un petit protocole d’analyse d’images conversationnelles? Le cas amusant de ce début 2022 nous est aimablement fourni par Jean-Baptiste Ferjou, ancien de LCI et fondateur du média de droite Atlantico. Avec d’autres, le journaliste a cédé imprudemment au réflexe anti-«woke» – le plus efficace générateur de paniques morales dans le camp conservateur –, et a pris au premier degré un gag du site satirique bisontin L’Echo de la Boucle, selon qui «la maire de Besançon demande aux boulangers de sa ville d’utiliser l’appellation ‘Fantastique galette’ à la place de ‘Galette des Rois’, qu’elle juge à la fois sexiste et anti-républicaine». N’écoutant que ses biais de confirmation, Ferjou se lance à l’assaut des moulins à vent de la «cancel culture», reprochant à la maire EELV d’ignorer que «les rois mages de l’Evangile de Saint Matthieu n’étaient pas rois mais juste des visiteurs venus d’Orient».

Quelques tweets moqueurs plus tard, Ferjou s’aperçoit de sa bourde, et reposte lundi à 12h19 sa réprimande, assortie du commentaire: «La parodie ressemble tellement à la réalité verte qu’on s’y perd… La maire de Besançon est juste anti 5G, pas (encore) anti galette des rois». La mauvaise foi du journaliste, guère décidé à admettre son erreur, suscite un flot de réactions sarcastiques, parmi lesquelles se glissent quelques images: 15 en tout sur un total de 93 réponses affichées sur Twitter à 16h30. Ces messages reprennent en les illustrant les principaux thèmes des commentaires: la panique morale de droite (2 images fixes), les demandes de suppression du tweet (1 image fixe, 1 gif), l’amusement (1 image fixe), les agressions injurieuses (2 images fixes, 2 gifs), enfin, les plus nombreuses: l’accusation de «ramer», autrement dit de peiner à justifier son intervention (5 gifs).

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Images fixes
Gifs

 

Examinons plus en détail cette dernière série, qui appartient à la catégorie appelée «reaction gifs», ou gifs de réaction. L’essentiel de l’usage de ces brèves séquences en boucle dans l’espace conversationnel des réseaux sociaux est en effet constitué par l’enrichissement visuel de commentaires répondant à une intervention, le plus souvent sous forme de gestes ou de mimiques exprimant un sentiment, qui vont de l’approbation au dégoût en passant par l’hilarité ou la consternation.

 

Tel n’est pas le cas de la réponse visuelle la plus abondante à la dénégation de Ferjou, qui propose une incarnation littérale de l’expression «ramer», entendue dans son sens familier. Trois gifs (dont 1 reproduit à 3 reprises, soit 5 en tout) ont été retenus par les participants à la conversation: 1) un extrait d’une épreuve de l’émission de téléréalité Survivor, qui impose aux candidats une course dans des embarcations remplies d’eau; 2) un autre, repris par trois intervenants différents, du film The Way We Were (Nos plus belles années, Sydney Pollack, 1974), qui montre l’acteur Robert Redford maniant l’aviron; 3) enfin un extrait de l’émission Quotidien, où l’animateur Yann Barthès mime de façon ostensible le geste précisé en sous-titre: «rame».

La proportion moins élevée des réponses visuelles dans la conversation (16% dans l’échantillon considéré) suggère que l’ajout d’un gif constitue un effort ou implique la maîtrise d’une compétence. L’insertion d’une séquence dans un commentaire impose en effet de recourir à des ressources et des procédures qui allongent la durée de composition. Sur les réseaux sociaux, elle s’effectue par l’ouverture d’une fenêtre donnant accès à un moteur de recherche, alimenté par les banques de gifs Tenor ou Giphy, que l’on interroge par mots-clés. La mise à disposition d’un choix étendu de versions permet à l’internaute de sélectionner rapidement et d’adapter au mieux l’image au message.

Il est possible de vérifier la procédure de sélection utilisée par les intervenants. En reproduisant la recherche, on peut constater que les trois extraits choisis par les internautes apparaissent en haut des réponses à la requête «rame» ou «ramer», autrement dit que la sélection a été très probablement effectuée en français, et s’est limitée aux premières suggestions du moteur. On peut noter que le sens familier de «ramer» n’a pas d’équivalent anglais. L’existence d’une offre figurant cette action au sein d’une plateforme internationale doit donc être comprise comme une proposition ouverte, recontextualisée par les usagers, à la façon des illustrations de stock.

On peut supposer que l’objectif recherché par l’ajout d’une image, dans un contexte conversationnel, est de conférer un surcroît de visibilité au commentaire. Néanmoins, comme un énoncé écrit, la valeur du message visuel dépend d’abord de sa pertinence ou de son originalité. Recourir à un gif trop souvent utilisé peut au contraire être considéré comme un défaut de litéracie, et risque de déprécier l’intervention. Inversement, l’insertion de ressources iconographiques impose des mécanismes de normalisation compatibles avec le rythme soutenu de la conversation. Il faut donc parler plutôt d’une adaptation symétrique de la conversation au signe visuel, et de l’image à l’énonciation conversationnelle.

A côté d’une «iconisation du texte», selon l’expression de Marie-Anne Paveau, l’emploi conversationnel du gif fait en effet assister à une lexicalisation de l’image. La sélection de séquences typiques, la brièveté des extraits, leur sous-titrage éventuel ou leur indexation ne font pas que faciliter le choix de l’internaute. Ils contribuent à standardiser une offre prête-à-l’emploi, qui s’éloigne de la réalisation d’une illustration ad hoc, et se rapproche d’un lexique aux usages diversifiés.

Dans le cas analysé ci-dessus, la plupart des gifs sont postés sans commentaire. Les séquences sont donc supposées se suffire à elles-mêmes. En contexte, il semble évident que l’adaptation visuelle de l’expression «ramer» constitue une sorte de caricature de la justification embarrassée de Ferjou. De façon plus générale, on peut considérer la majeure partie des gifs de réaction, non pas comme une simple traduction en image d’un énoncé lexical, mais plutôt comme une forme d’amplification du message, par une adaptation qui en accentue les caractères. Au lieu d’une formule ordinaire du genre: «Là, tu rames, mec!», le gif agit comme une figure de style, qui propose un renforcement expressif et un effet de distinction de l’énoncé.

Contrairement à d’autres réponses illustrées, celles évoquant l’action de ramer n’existent pas en images fixes. On comprend sans peine que la boucle du gif se prête parfaitement à la figuration d’un geste répétitif. Inversement, on peut constater que d’autres réactions, comme celles, plus abstraites, évoquant les paniques morales, s’accommodent de l’image fixe – ou encore que les formes plus injurieuses réintègrent l’expression écrite. Il n’y a donc pas lieu de postuler une hiérarchie conversationnelle dont le gif ou l’image animée occuperaient forcément le sommet. Au contraire, c’est bien en dernière instance l’intention du locuteur qui guide le choix des moyens expressifs.

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