Cinquante nuances de droite

Le 10 avril 2022, l’élection présidentielle à deux tours à la française a été hackée par le corps électoral. Inquiets d’être à nouveau confrontés à l’obligation de 2017 de choisir entre la peste et le choléra, les électeurs ont produit d’eux-mêmes le travail que les formations politiques avaient refusé d’effectuer. Comme le montre l’effondrement des votes Zemmour, Pécresse, Jadot ou Hidalgo, ce que les médias ont qualifié de vote «utile», et qui mérite plutôt le nom de vote stratégique, a conduit les votants à se répartir en trois coalitions: le bloc bourgeois, aspirant les voix LR et PS, le parti lepéniste, regroupant les voix de droite hostiles au pouvoir, et le bloc populaire, dopé par le soutien des voix écologistes.

Malgré la belle remontée du candidat insoumis, dont le score final dépassait de 5 points les derniers sondages, le bloc d’extrême-droite, mais aussi le parti présidentiel, ont bénéficié d’une mobilisation remarquable, après une non-campagne. Cependant, l’effort de clarification des électeurs n’aura pas suffi à enrayer la mécanique qui a amené Emmanuel Macron au pouvoir. Or, si le candidat de 2017 pouvait encore arborer les apparences du «en même temps», il n’est plus possible cinq ans plus tard de prétendre que sa gouvernance a le moindre rapport avec une politique de gauche. Le constat est donc cruel: si la gauche se réduit désormais à environ un quart de l’électorat, le reste du paysage politique déploie toutes les couleurs de droite, de la droite extrême à l’écologie de marché, en passant par le suprémacisme d’inspiration coloniale, le néolibéralisme autoritaire, la fausse gauche ou le communisme de droite.

La croyance dans les pouvoirs magiques de la confrontation électorale a nourri les efforts des militants de la France insoumise, qui accusent ce matin Fabien Roussel, comme les partisans de Lionel Jospin pointaient en 2002 la responsabilité de Christiane Taubira. En réalité, aucune arithmétique ne peut défaire les quarante ans qui ont installé l’hégémonie néolibérale, idéologie qui cimente le bloc bourgeois et rend définitivement étranges et obsolètes les idées de solidarité, d’humanisme, voire la possibilité même d’une alternative politique. Même le souvenir des services publics d’antan s’efface dans la mémoire des citoyens, convaincus qu’ils trouveront mieux en payant le prix – et en échappant à l’impôt.

Les deux ouvrages les plus significatifs pour dessiner l’avenir ont été publiés au début de cette année. Dans Criminels climatiques (La Découverte, 2022), Mickaël Correia montre que les multinationales des énergies fossiles n’ont pas la moindre intention de modifier leur activité avant l’épuisement des gisements. Dans Les Fossoyeurs (Fayard, 2022), Victor Castanet décrit les ressorts cachés d’une exploitation basée sur l’incapacité des plus âgés, en proie à la confusion mentale, de s’apercevoir de la dégradation de la qualité de leur prise en charge – ou bien de s’en plaindre. Le plus intéressant est de constater que les dirigeants de la société mise en cause ne voient absolument pas ce qui pose problème dans leur management, dont le cours de l’action confirme le bien-fondé. Le capitalisme non régulé, objectif du néolibéralisme, est non seulement criminel, mais à proprement parler ignoble: prêt à tout pour garantir les profits – à tricher, à mentir, à profiter des failles ou des protections légales, à nuire, à maltraiter, à tuer, sans remords.

Nous sommes désormais à la merci de ce pouvoir sans frein, que toutes les nuances de droite s’accordent pour défendre au nom du réalisme économique, seul support de la croissance, c’est-à-dire du niveau de vie. Alors que les projections prolongeant les tendances actuelles nous mènent allègrement vers un monde plus chaud d’environ 3 degrés à la fin de ce siècle, soit un chaos climatique totalement hors de contrôle, une majorité de l’électorat partage les convictions d’un thatchérisme cynique et violent, défenseur des premiers de cordée et des fraudeurs fiscaux, adversaire résolu des banlieues, des «wokistes» et de toutes les religions commençant par i- et finissant par -slam. Pour la deuxième fois de suite, la France s’invite au concert des démocraties dévoyées, incapable de proposer un autre choix que de départager l’extrême-droite et le néolibéralisme autoritaire. On compte sur Léa Salamé pour déguiser ce théâtre d’ombres en combat de la lumière contre les ténèbres.

18 réflexions au sujet de « Cinquante nuances de droite »

  1. BRAVO! Vous oubliez le Parti des gens qui ne veulent pas participer à la mascarade… Si les politiciens de gauche voulaient discuter et s’entendre pour lutter contre « la sixième extinction », ils auraient la majorité à condition de ne pas avoir le désir de dominer les autres. Nous en sommes loin.

  2. Les aléas, une fois jetés, sont devant nous… : « C’est moi ou le chaos ! », la phrase célèbre de De Gaulle revient, même non prononcée, dans le « discours » d’après résultats de Macron hier soir.
    Le choix est donc clair : voter pour le candidat-président ou être responsable de l’arrivée au pouvoir d’une extrémiste de droite… que lui-même a contribué à installer au seuil de l’Élysée !
    Machiavel à la française ou pantin cynique au service du capital (un mot honni dans les médias « mainstream ») ? Bientôt, poser la question sera peut-être déjà un motif de suspicion, profitons-en pendant quinze jours encore. :-)

  3. La différence avec les 70 dernières années c’est que le bloc occidental (que Rudolf Steiner appelait vers 1920 « une bourgeoisie mondiale politiquement organisée ») ne peut plus préserver le mythe de la croissance indéfinie qui s’appuyait sur la destruction du « tiers-monde » car le tiers monde ne se laisse plus détruire aussi facilement et dans bien des cas entre en compétition avec le bloc occidental et parfois le dépasse techniquement (comme les armes russes aujourd’hui). Le Club de Rome et le MIT avaient bien compris que le mythe de la croissance avait ses limites, et le Pentagone en est arrivé à la conclusion que le bloc occidental (au besoin réduit à la notion d’un consortium des plus grands groupes financiers) pourrait conserver une partie de son avantage en forçant une partie du tiers-monde (« the gap » – « le creux ») à rester pour toujours dans cette condition, dirigé à distance par l’occident global (« the core » – « le noyau ») via des chefs de guerre et des mercenaires facilement interchangeables, selon la doctrine Rumsfeld-Cebrowski. Mais même ce plan semble échouer et la chute de la domination occidentale s’accélère, menant les cercles dirigeants à la panique. L’idée écologique pourrait servir de plateforme consensuelle pour le monde entier, et aussi pour un renouvellement des sciences et des techniques, mais pour cela il faut la débarrasser pour de bon de la direction misanthrope, que tant de grands noms et groupes d’influence s’acharnent à lui donner, du WWF au Commandant Cousteau à David Attenborough aux plus grands pollueurs et criminels de la planète comme Lafarge-Holcim et Stephan Schmidheiny, dans une union morbide, et paradoxale seulement en apparence, qu’on a vu clairement dans les tentatives bancales d’explication du covid, entre le mythe de « la nature vierge et dangereuse » et celui du transhumanisme.

    Cette fin d’une époque n’est pas seulement économique et militaire, mais aussi scientifique. L’écologie met fin, en politique, à la dichotomie entre les humains et la nature qui a été imposée en grande partie par les meurtres de masse et la violence, de l’extermination des philosophes (y compris le seul auteur identifiable des « Eléments », Hypatia) a celle des Manichéens à la « Sainte Inquisition », et qui a été remise en cause en physique il y a un siècle, et plus récemment en biologie notamment par Benvéniste, Montagnier, Sternheimer, et revenir à des notions où la causalité dogmatique, source de paradoxes sans fin en physique, dont on ne sort qu’en faisant appel au mythe de la création (Hawking), qui n’est qu’une pirouette, causalité rigide dont l’Islam (ça alors!) et le Bouddhisme ne s’embarrassent pas, comme l’explique C.K. Raju.

  4. Cher André, cela fait toujours du bien de vous lire, même si c’est la réalité toute crue.
    Bien cordialement,
    Vincent

  5. Bonjour,
    et merci de cette analyse que je partage. Un détail me fait tiquer: vous qui connaissez bien l’image, si j’en crois le titre de votre site, orthographiez suprématiste avec un t alors que vous parlez manifestement de suprémacistes (blancs, racistes, etc.) Or j’imagine ne pas vous apprendre que le suprématisme est un mouvement pictural lancé par Kasimir Malevitch dans les années 1910, en pleine révolution russe. D’ailleurs, quand je tape suprématiste, mon dico logiciel (plutôt bien approvisionné) me répond suprémacisme… L’option avec t n’existe même pas selon lui (je dois à la vérité de dire que j’ai trouvé suprématiste et pas suprémaciste dans le « Dictionnaire d’orthographe et expression écrite » (papier) de chez Robert, qui fut un temps une référence du correcteur que je suis, avant que je me serve quasi exclusivement du dictionnaire électronique déjà cité. Bon, je reconnais que c’est un peu mystérieux, cette histoire: peut-être est l’anglais supremacist qui a déteint sur nous ? Quoi qu’il en soit, cette confusion me chagrine pour Malevitch…
    Bien à vous,
    f. h.

  6. @franz himmelbauer: C’est corrigé! Toutes mes excuses à Malevitch et merci pour votre vigilance!

  7. … comme on dit, les cordonniers sont les plus mal chaussés. J’ai oublié le « -ce » de « est-ce » à l’avant-dernière ligne de mon message. Ça m’apprendra à faire mon érudit.
    f. h.

  8. Le titre est cruel, terrible même, et j’ai du mal à le digérer mais malheureusement juste : Ou est passée la générosité ? Que sont devenus le bonheur et la confiance ? La peur est en toile de fond, partout, même à gauche…

  9. Tout est très bien dit , M A I S il faut choisir ou laisser à d’autres le soin d’écarter le fascisme rampant , elle a même un garde du corps de son célèbre père.

  10. @Regnard: Ecarter le fascisme est un noble but, et on voit comme en 2017 de nombreux électeurs de gauche convaincus d’accomplir un acte citoyen en prônant le vote Macron. Cette réaction participe des tentatives un peu désespérées pour redonner du sens à un scrutin transformé en souricière. Mais ces consignes de vote pèseront beaucoup moins lourd que les prises de position des candidats eux-mêmes. Cela posé, le combat ne s’arrête pas au second tour. Laissons Macron se débrouiller avec son piège électoral, et occupons-nous des législatives!

  11. une majorité? vous plaisantez (hélas non). Normal que vous fassiez une telle erreur de calcul puisque vous ne croyez ni aux élections ni aux votes – incontrôlables par les plus riches que vous le vouliez ou non, cf. la « surprise » sur le référendum sur le TCE et donc, les présentes élections. Les libéraux et les fachos ont de beaux jours devant eux avec des gens comme vous.
    Je suppose que ce commentaire sera « modéré »

  12. @constantinou: Une lecture un peu moins distraite de mon billet vous montrerait que votre exaspération n’a rien à envier à la mienne. J’ai essayé de la traduire de façon intelligible, et surtout en évitant de m’attaquer aux individus ou aux électeurs – que beaucoup désignent aujourd’hui comme des coupables, alors même qu’ils ont collectivement tenté de sauver ce scrutin. Je crois à la force des idées: ce sont elles qui permettent de gagner les combats politiques. J’enrage de constater à quel point les nôtres sont aujourd’hui inaudibles. Mais ce constat au lendemain d’une élection n’est en rien un point final. Tout est à reconstruire, il y faudra du temps – mais il n’y a évidemment pas d’autre choix que de s’atteler à ce travail.

    (Sinon, les scores additionnés de Macron, Le Pen, Zemmour, Pécresse, Lassalle, Dupont-Aignan font bien une majorité de plus des 2/3 des votes acquise au monde de brutes du business as usual, et à l’idéologie qui l’accompagne…)

  13. Dur choix entre l’ « antisocial » et la « raciste »

    Le duel Macron – Le Pen n’enthousiasme guère les électeurs de Jean-Luc Mélenchon, majoritaire à Grenoble et La Villeneuve.

    Au Barathym, café associatif de La Villeneuve, l’un des quartiers populaires du sud de Grenoble, les habitués affichent une mine dépitée. « Le Pen + Zemmour, ça fait quand même plus de 30 %… » soupire David, assis devant son ordinateur. « Vous savez s’il va y avoir des manifestations ? » demande la dame à la table d’à côté. Dans ce quartier réputé « chaud », où cohabitent une quarantaine de nationalités différentes, beaucoup… ont la gueule de bois. Jean-Luc Mélenchon a terminé largement en tête dans les six bureaux de vote de La Ville-neuve, avec 56 % des suffrages, et le duel Macron-Le Pen ne les fait pas rêver. Le premier y a recueilli 19 %, la seconde 7,5 %. « Ce sont toujours les mêmes enfoirés qui passent », râle Yves, qui travaille comme gardien dans ce secteur de barres d’immeubles délabrées avec vue sur les monts enneigés et un joli parc fleuri.

    En ce lendemain de veille, beaucoup ressassent, déplorant encore l’incapacité de la gauche à s’unir. Chloé Pantel, l’une des adjointes au maire de Grenoble, l’écologiste Éric Piolle, donne sa ville en exemple: « La gauche gagne quand elle est rassemblée. » Ici, les Verts, les Insoumis, les socialistes, les communistes et d’autres avaient rejoint la plateforme « Grenoble en commun » pour s’imposer aux dernières élections municipales. « Quand on vit dans une ville où l’union de la gauche a été possible, il est difficile d’accepter que cela n’ait pas pu se faire au niveau national. » Si l’on n’est pas « complètement abasourdi », aujourd’hui, « il faut se bouger ». Déjà « qu’on a été dépossédés de cette campagne », phagocytée par les sujets de l’immigration et de la sécurité…

    Lassitude et abstention
    « Il y a une forme de lassitude de voir que ce sont toujours les mêmes thèmes, fonds de commerce des candidats d’extrême droite, qui reviennent », regrette Benjamin Bultel, journaliste installé à La Villeneuve depuis huit ans. Cela, plus la perspective de voir le scénario de 2017 se reproduire, a découragé les électeurs de se rendre aux urnes au premier tour : pas moins de 40 % d’entre eux se sont abstenus ici. Sur le mur d’un des immeubles du quartier, le tag est clair : « A bas la mascarade électorale. Boycott 2022 ». Sur celui de l’ancienne piscine, aujourd’hui fermée : « Seule la révolution prolétarienne émancipera les femmes, pas les élections ».

    Il y a aussi que, traditionnellement, les classes populaires s’abstiennent plus que les classes aisées », poursuit le journaliste du Crieur. « Quand on n’a vécu que dans la merde, le plus important, c’est de remplir le panier», tempête Yves. « Pour qu’ils votent, il faut aller les chercher, ces délaissés. » Il n’empêche, un homme du quartier aurait bien aimé se rendre dans l’isoloir, lui. Mais, né français en Algérie, puis installé dans l’Hexagone, il a perdu la nationalité au moment de l’indépendance. Benjamin, qui avait pensé s’abstenir, a pour sa part décidé de « donner (sa) voix à (son) voisin », un étranger, qui n’a pas non plus le droit de vote ici. « je lui ai demandé qui il aurait choisi » et c’est un bulletin « Mélenchon » que le Français a glissé dans l’urne. Au second tour, « entre les deux maux que sont la politique raciste de Le Pen et la politique antisociale de Macron, le choix des habitants des quartiers populaires devrait s’orienter vers le président actuel », pronostique-t-il. Chloé Pantel, élue du mouvement Génération.s, qui avait été fondé par l’ex-socialiste Benoît Hamon, votera sans hésiter pour Emmanuel Macron. Certes, sa crainte aujourd’hui, pour les collectivités, c’est de voir les moyens, « qui n’ont fait que chuter » ces dernières années, diminuer encore. « Notre inquiétude est que les rénovations de bâtiments et les services publics en subissent les conséquences. » La politique de la Ville est, de fait, restée le cadet des soucis du chef de l’État sortant. Mais, « en face, c’est pire », insiste Mme Pantel. Une victoire de Marine Le Pen, elle refuse d’y croire.

    Pour beaucoup , la bataille du 24 avril n’a pour autant vraiment rien de motivant. « Le capitaliste qui jette de la poudre dorée aux yeux », Yves ne l’apprécie clairement pas. Et Marie, croisée dans le parc, on ne l’y reprendra plus : après avoir voté Jacques Chirac en 2002 face à Jean-Marie Le Pen et Emmanuel Macron en 2017 face à Marine, l’électrice de « Méluche » – comme elle surnomme l’Insoumis – refuse, cette fois, de voter utile. Elle optera pour le bulletin blanc, au risque de voir passer la candidate d’extrême droite qu’elle exècre.

    Mais peut-être sera-ce, imagine-t-elle, « l’électrochoc » dont la France a besoin ?

    Reportage Sabine Verhest
    Envoyée spéciale à Grenoble
    Dans La Libre Belgique du 13 avril 2022
    https://www.lalibre.be/international/europe/elections-france/2022/04/12/election-presidentielle-francaise-2022-au-second-tour-dur-choix-entre-lantisocial-et-la-raciste-YXVPJ47BENGWHOB3XIIHMMWPWQ/

  14. Oui, le piège électoral peut bien marcher, et celui qui l’a mis en place, peut-être, se faire élire. Mais l’indignité parfois n’est pas d’accepter le piège, mais de l’avoir mis en place. Ca abaisse considérablement le personnage, car c’est se vendre à un prix très bas, et ça abime la fonction.

    Je n’ai pas Twitter, mais j’apprécie les tweets et les liens que vous relayez!

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