(Fisheye #53). Les conflits armés sont des calamités qui ébranlent la routine de l’information quotidienne. A chaque fois que les médias en fournissent un écho suffisamment dense, les images de destructions, de souffrances ou de victimes innocentes réveillent la mémoire de l’horreur dont on se croyait hors d’atteinte. Quelques semaines après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’abondance du compte rendu médiatique provoque auprès d’une partie du public une réaction de critique voire de refus des images de guerre1. L’afflux soudain de documents de la violence suscite l’inquiétude, et leur circulation incontrôlée sur les réseaux sociaux nourrit les soupçons de manipulation.
Une telle interrogation peut surprendre. Les documents visuels constituent aujourd’hui un accompagnement aussi banal que nécessaire de l’information. Leur présence va de soi et n’est habituellement pas dissociée des autres modalités de la médiation journalistique. La brusque mise en accusation des images fait exception à ces règles familières, et peut être interprétée comme l’expression confuse de plusieurs impressions convergentes.
Le premier constat est un truisme: l’information visuelle prend une valeur décisive dès lors que l’événement concerne des faits matériels. Comme l’effet des destructions provoquées par des combats, l’ampleur d’une catastrophe, d’un séisme ou d’un attentat peuvent être évalués avec précision par l’examen visuel. Les images accompagnant désormais la médiation dès sa naissance, elles constituent souvent les premiers supports par lesquels l’information nous parvient. Ce sont donc bien les images qui transmettent à la fois le choc de la violence, et permettent de mesurer ses résultats.
Mais à la différence de l’information factuelle que restitue un texte – dont il est possible de remettre en cause l’authenticité, mais pas l’existence ni la légitimité – la tradition des images permet de questionner le bien-fondé des choix iconographiques. Le désir de se protéger d’une réalité importune ne serait pas admis s’il prenait la forme d’une condamnation de la médiation journalistique. Il peut en revanche s’exprimer par le biais des stéréotypes de la critique des images.
En réalité, le choix des mots dans la description d’une situation difficile fait le plus souvent l’objet d’une attention non moins soutenue que celui des documents visuels. L’expression de la violence, quel que soit son support, est bel et bien sous surveillance dans les médias, qui savent que sa manifestation contrarie le public. Mais l’image apparaît comme le maillon faible de l’information, celui qui peut être remis en cause par nature, puisque nous savons que celle-ci est véhicule d’illusion, d’émotion, ou encore du plaisir néfaste d’une consommation ludique.
Héritage de la tradition platonicienne, ces reproches se heurtent aujourd’hui à un autre constat. Comme l’ont montré les terribles images de cadavres éparpillés dans les rues de Boutcha, diffusés d’abord sur les réseaux sociaux avant de faire l’objet de vérifications et d’investigations journalistiques, la plupart des images en provenance d’Ukraine n’étaient pas des fake, des faux-semblants ou des illusions, mais bel et bien la restitution factuelle de la vérité du terrain2. La cruauté transmise par la photo ou la vidéo n’est pas l’expression d’une couverture exagérée par des médias avides de sensationnel, mais la traduction de la multiplication des crimes de guerre et d’une intensification bien réelle de la violence des combats3.
Les leçons de la tradition esthétique, qui voient dans l’image le double redondant et forcément trompeur d’une chose, contredisent les usages et la compréhension modernes des images, qui ont pour fonction de représenter fidèlement une réalité à laquelle le spectateur ne peut pas avoir un accès direct. Reconnaissons-le: si les documents de la violence nous troublent, c’est parce que nous pressentons que l’information transmise par l’image est vraie. Ce qu’elles révèlent d’un accroissement inédit des atrocités sur un théâtre de guerre devra faire l’objet d’enquêtes et d’analyses approfondies. En attendant, l’erreur serait de fermer les yeux sur ce qu’elles nous montrent.
Illustration: Une du New York Times, charnier à Boutcha (photo: Daniel Berehulak), 4/04/2022.
- Voir notamment: « Comment réagir face aux images et aux récits de guerre« , émission Le téléphone sonne, animée par Claire Servajean, France-Inter, 8 avril 2022; Alix L’Hospital, « Guerre en Ukraine : pourquoi les images nous semblent si violentes« , L’Express, 15 avril 2022. [↩]
- AFP, « Guerre en Ukraine: une enquête journalistique lève le voile sur l’identité et l’histoire des victimes de Boutcha« , La Libre Belgique, 29 avril 2022. [↩]
- Amnesty International, « Ukraine. Les forces russes doivent être traduites en justice pour les crimes de guerre commis dans l’oblast de Kiev« , 6 mai 2022. [↩]