Violences publiques. L’image virale donne l’alerte

A l’occasion de l’ouverture de sa consultation, je republie mon article paru dans Questions de communication, n° 38, en juillet 2021 (pdf, English version), en prolongement de «La visibilité des anonymes‪. Les images conversationnelles colonisent l’espace public» (QdC, n° 34, 2018/2).

Résumé. Cet article prolonge le débat ouvert dans la 34e livraison de Questions de communication (2018) concernant la visibilité des anonymes et les images conversationnelles. Avec la crise des Gilets jaunes, la question des violences policières s’est imposée comme un exemple majeur de contre-récit, appuyé pour l’essentiel sur la diffusion en ligne d’images virales. Cet article analyse les conditions d’émergence dans le débat public d’un récit minoritaire grâce aux médias numériques. À l’écart de la communication militante, confronté à de puissants mécanismes de déni, un processus d’alerte autonome s’est constitué à partir de la crédibilité du format documentaire, de la dynamique argumentative de la conversation en ligne et de la mobilisation d’une esthétique de la pitié.

L’accès à la reconnaissance des subalternes (Spivak, 2009) ou des contrepublics (Fraser, 1990) est une des grandes interrogations en sciences sociales. Depuis les révoltes du Printemps arabe de 2011, les capacités d’automédiation des acteurs ont été considérablement amplifiées par les outils numériques: les téléphones mobiles, désormais dotés de caméras, associés aux outils de diffusion des réseaux sociaux. En effet, selon Alain Bertho (2016), «la production et le partage d’images devient un élément central du répertoire contemporain de la contestation et de la production de collectif au même titre que le tract, la banderole, le slogan ou l’assemblée générale dans le répertoire moderne.» Cette automédiation ne se limite pas à des objectifs de communication, «elle devient un moment de la production d’énoncés et de la production du collectif» (ibid.).

Si elle a permis d’assister une nouvelle fois à ce spectacle, où la performance in situ est redoublée par sa rediffusion en ligne, la crise des Gilets jaunes (Mercier, 2020) a également donné lieu à une autre forme d’exploitation de la médiation numérique. Sur les réseaux sociaux, une partie du public a participé à la construction du récit en s’appropriant les documents audiovisuels, en les sélectionnant par la rediffusion ou en les redocumentarisant par le commentaire. Des acteurs, en position de témoin, ont amplifié la visibilité des images et finalement suscité l’émergence du thème des violences policières, distinct des revendications des manifestants. Ce processus comporte ses propres mécanismes, fondés sur la fonction d’alerte, sur le format documentaire, sur la diffusion virale et sur une esthétique de la pitié. Ces facteurs ont contribué à faire des vidéos des arguments puissants de dénonciation de dérives illibérales de la démocratie française.

De la sousveillance à l’alerte

Diffusé en 2019, le film Les Misérables, réalisé par Ladj Ly, s’inspire d’événements advenus en 2015, année où la multiplication des attentats terroristes pousse le gouvernement français à décréter l’état d’urgence qui confère des pouvoirs étendus à la police. Consacré aux relations houleuses d’une équipe de la brigade anticriminalité (BAC) avec la population de la cité des Bosquets à Montfermeil (Île-de-France), le film comporte plusieurs séquences illustrant la prise de vue par les habitants, des actions de la police dans un cadre de «sousveillance» (Steve Mann et al., 2003), ou surveillance inverse, pratiquée par les citoyens à l’aide d’outils numériques à l’encontre des forces de l’ordre.

Les pratiques de sousveillance s’installent aux États-Unis au début des années 1990 sous la forme du copwatching, qui se caractérise par l’enregistrement d’abus, de brutalités ou d’exactions commises à l’occasion d’opérations de contrôle ou de maintien de l’ordre dans l’espace public, ainsi que par leur diffusion publique. La vidéo du passage à tabac de Rodney King le 3 mars 1991, filmée par George Holliday à Los Angeles, est diffusée en boucle le surlendemain des faits sous le label «Breaking News» par la chaîne CNN, et sera suivie en avril 1992 par une semaine d’émeutes après l’acquittement des agents poursuivis, démontrant le pouvoir social de l’objectivation des violences policières.

L’introduction du copwatching dans une œuvre de fiction témoigne de la généralisation et de la banalisation de cette pratique. Voulant rendre compte des aspects représentatifs du quotidien des quartiers, L. Ly fait de la surveillance inverse non seulement un réflexe des minorités face aux mauvais traitements infligés par les forces de l’ordre, mais aussi un élément dramatique majeur du récit de la confrontation avec la police. Dans ce cadre, on ne peut qu’être frappé par le caractère essentiellement symbolique du recours à la sousveillance. Lors de la première scène où celle-ci est utilisée, une jeune fille brandit son téléphone portable pendant que son amie subit un contrôle de police. À peine l’appareil allumé, le policier visé le brise en le jetant à terre. Le dernier tiers du film raconte la tentative de la BAC de récupérer les données d’un drone pour faire disparaître les images filmées d’une interpellation: un tir de balle de défense avait atteint et blessé un jeune garçon au visage.

Aucune image n’est filmée par la jeune fille dont le téléphone est jeté à terre, et si la vidéo prend une dimension allégorique à travers la figure du drone, dont l’œil dominateur survole la cité, le film de l’arrestation, à peine montré (fig. 1), sera finalement récupéré et détruit par les policiers. Jamais diffusés en ligne, ces enregistrements ne représentent qu’une menace virtuelle. L’ensemble des acteurs du récit partagent la croyance en l’efficacité de ces images. Les habitants filment et les policiers craignent d’être filmés, en vertu d’un principe fondateur de la sousveillance: dans le contexte d’une asymétrie de pouvoir, l’image est censée rééquilibrer le rapport de force en faveur des simples citoyens (Meyer, 2010). Mais, dans Les Misérables, cette pondération reste une faculté théorique puisque sa menace fait avancer le scénario, sans avoir de conséquence effective sur les auteurs des violences.

Fig. 1. Scène de l’arrestation vue par le drone dans Les Misérables (photogramme, Ly, 2019)

Le caractère mythologique du rôle des vidéos dans ce film illustre une vision stéréotypée du médium, constitutive du récit de la sousveillance. Les acteurs de terrain, comme le comité contre les violences policières de Lyon, constatent que l’existence de preuves par l’image joue un rôle décisif dans la judiciarisation des affaires (Surveillons-les ! Comité de liaison contre les violences policières de Lyon, 2020). Pourtant, malgré les milliers d’enregistrements diffusés dans le contexte du mouvement des Gilets jaunes, très peu de policiers ont fait l’objet de poursuites. En juin 2020, sur les 378 enquêtes relatives à des accusations de violences confiées à l’Inspection générale de la Police nationale (IGPN), seuls deux dossiers ont donné lieu à des sanctions (Menand et Sauvage, 2020).

À côté des procédures judiciaires, la circulation en ligne de vidéos documentant les violences policières alimente un phénomène autonome, qui relève de l’exposition publique. Diffusé en octobre 2020, le film documentaire du réalisateur David Dufresne (2020), Un pays qui se tient sage, compile et commente 55 extraits issus du matériel diffusé sur les réseaux sociaux, témoignant de son impact social et politique. Pour analyser ce volet plus proche de l’agitprop, il faut recourir à la notion d’alerte, telle que la décrit Francis Chateauraynaud (2020). L’alerte constitue un système de communication parallèle qui est mobilisé dans des conditions spécifiques et possède ses propres déterminations. L’alerte intervient au sein d’un système déficient, dont les mécanismes de correction n’ont pas été à même de remédier à la défaillance. Rendre publique une information cachée est le premier objectif de l’alerte, dont le but est de créer une pression externe susceptible de rectifier l’anomalie. L’existence d’un risque ou d’un danger pour la collectivité confère une forte légitimité morale à l’action entreprise, quelle que soit l’éventuelle irrégularité des moyens employés.

L’alerte est distincte du traitement journalistique comme de la communication militante. Sa crédibilité se construit à rebours de celle de l’information médiatique. Au lieu d’une restitution objective assurée par une observation neutre, sa valeur vient du fait qu’elle émane d’un acteur de terrain. Dépourvu de la garantie d’une marque de presse, le lanceur d’alerte doit étayer son signalement par la présentation de preuves incontestables. L’objectif, une large diffusion, passe par le libre accès à l’information.

On retrouve ces éléments dans la dynamique de mise en circulation des images en ligne. Parmi les caractéristiques du web, la production et la diffusion autonome des messages sont favorables au processus d’alerte. Plus encore, la mythologie du réseau entretient l’idée d’une communication directe entre les individus. Publiée le 18 octobre 2018, la vidéo de Jacline Mouraud, figure du mouvement Gilet jaunes, destinée «à M. Macron et son gouvernement» deviendra la première séquence virale du mouvement des Gilets jaunes, précisément en raison de son caractère d’adresse directe1. La protestation d’une anonyme au franc-parler rugueux, qui s’adresse les yeux dans les yeux au gouvernement de son pays, fait de la vidéo l’incarnation du face-à-face souhaité par les acteurs du mouvement.

Le 4 décembre 2018, le journaliste indépendant David Dufresne, bon connaisseur des mécanismes des réseaux sociaux, enclenche volontairement le mécanisme de l’alerte lorsqu’il entreprend de réunir et de vérifier les signalements de blessures graves qui circulent en ligne. Il les publiera sous la forme d’une série de tweets identifiés par l’intitulé: «Allo place Beauvau – c’est pour un signalement» , qui vise par métonymie le ministère de l’Intérieur. Ce qui va devenir le premier répertoire des violences policières du mouvement des Gilets jaunes, qui totalise 707 signalements en juin 2019, est systématiquement accompagné d’une documentation sous forme d’images. Il s’agit le plus souvent de photographies ou de vidéos diffusées sur les réseaux sociaux par les victimes elles-mêmes ou par des témoins directs (fig. 2).

Fig. 2. Un signalement sur Twitter par David Dufresne (30 déc. 2018, capture d’écran)

Le document audiovisuel bénéficie a priori d’une forte présomption d’authenticité – à condition de ne pas avoir subi d’altération ou de décontextualisation, et d’être accompagné des informations permettant d’identifier l’événement restitué. Certes, depuis 2016, les réseaux sociaux suscitent la méfiance en raison de nombreuses informations fallacieuses qu’ils véhiculent, et, pour la plupart des internautes, il n’est pas aisé de s’assurer de l’exactitude d’un message (Cardon, 2019). Mais, dans le contexte de la crise des Gilets jaunes, les contenus les plus rediffusés sont les documents émanant directement du terrain. Leur crédibilité se déduit de façon pragmatique à partir d’un ensemble de critères contextuels. Plutôt que l’identité certifiée par une signature, ce sont les marques de proximité avec l’événement qui jouent un rôle d’attestation. La rapidité de la mise en ligne du document – alors qu’une manifestation est en cours ou terminée depuis peu – fournit un premier indice. L’analyse des images, qui situe en creux la présence de l’opérateur et témoigne de sa participation à l’événement, constitue une indication majeure. Enfin, dans un contexte d’échange polémique où les messages sont scrutés par les deux camps, l’épreuve conversationnelle fait rapidement le tri des contenus les plus discutables. À bref délai, le document qui a résisté à la critique des internautes sera considéré comme validé de fait.

L’indicateur essentiel de cette validation est la rediffusion du message. La pratique des réseaux sociaux permettant d’identifier l’émetteur ou de constater la répétition de la mention d’une source, le niveau de viralité d’un message se déduit de la variété des émetteurs et de l’accélération du rythme de rediffusion. Ce qu’on appelle «viralité» n’est pas un média, mais un état du média: l’augmentation de la circulation d’un contenu résultant d’une sélection participative en croissance rapide. L’algorithme augmentant la circulation du message en proportion du nombre des interactions suscitées (like, rediffusion, commentaire), celui-ci peut rapidement atteindre un nombre de vues important – de quelques milliers à plusieurs millions, pour les plus consultés.

La viralité est l’instrument des minorités pour accéder à une exposition comparable à celles des grands médias. Contrairement à ces supports, où un contenu est consulté sans interaction possible, les réseaux sociaux donnent aux internautes la possibilité de transformer la manifestation de leur intérêt individuel en un amplificateur d’attention. Ce processus fait désormais partie des signaux couramment interrogés par la presse à l’occasion d’un débat d’actualité. Ainsi la viralité permet-elle à la voix des anonymes de gagner le terrain médiatique. En dépit de l’idée selon laquelle l’approbation numérique ne constitue qu’un geste mineur, incomparable avec l’engagement militant2, l’accroissement de la diffusion qui résulte de l’action de sélection virale correspond très précisément à l’un des objectifs de l’alerte, qui est de mobiliser l’opinion publique afin de contraindre les responsables à répondre de leurs actes.

Internet, au travers du primat de l’acteur sur le médiateur, l’accès direct à la source et le récepteur qui se charge de la remédiation, favorise les conditions de ce que Jay David Bolter et Richard Grusin (1999) nomment l’«immédiation» (immediacy): une communication directe dépourvue d’intermédiation.  Lorsqu’un message est identifié comme une alerte, le caractère désintéressé du signalement et sa valeur pour la collectivité modifient sa perception. Les marques de l’immédiation fonctionnent alors comme l’équivalent de signes d’authenticité. De ce point de vue, les imperfections formelles liées à une prise de vue improvisée, comme une image tremblante ou mal cadrée, ne sont pas perçues comme un défaut, mais comme une confirmation de la qualité précieuse d’émaner directement du terrain.

L’efficacité et la crédibilité de ce format sont attestées dès le mois de décembre 2018 par l’abandon des canaux classiques de commercialisation des productions audiovisuelles par de jeunes agences de presse impliquées dans la couverture du mouvement des Gilets jaunes qui favorisent en libre accès sur les réseaux sociaux des rushes, reprenant le vocabulaire formel des vidéos amateur. C’est dans une démarche similaire que D. Dufresne installe sur Twitter sa documentation ouverte des violences policières. En participant au jeu de la circulation virale et en acceptant les contraintes d’une exposition sans filtre, ces journalistes témoignent du basculement d’un paysage où l’alerte concurrence la médiation.

De l’alerte au contre-récit

Diffusée en direct le 25 mai 2020 sur Facebook, la vidéo du meurtre de George Floyd par des policiers à Minneapolis a soulevé une immense émotion. Aux États-Unis et dans le monde entier, plusieurs mois de manifestations, d’émeutes et de débats sur les violences racistes ont suivi la diffusion de la séquence. Mais la vision atroce de l’agonie d’un homme noir a également réveillé la critique de la diffusion répétée d’images violentes (Price, 2020). Le débat qui accompagne régulièrement ces épisodes est révélateur de l’inconfort et des contradictions que provoque le spectacle de la souffrance (Sontag, 2003).

Malgré les bonnes intentions qui animent le souhait de protéger le public des images violentes, il est paradoxal de revendiquer cette prudence à propos des contenus mobilisés par les processus d’alerte. La représentation de la violence est habituellement évitée ou euphémisée par les grands médias (Michaud, 2002). Or, c’est précisément en raison de cette modération que la vision d’images plus dures est perçue comme une rupture et invite à une lecture sur le mode de l’alerte. L’exposition de la violence n’est pas seulement la traduction objective des faits que l’on veut dénoncer, elle est aussi constitutive de l’alerte, par le changement de régime et l’urgence qu’elle impose, par l’amplification de l’attention qu’elle suscite et parce que le constat d’une brutalité inhabituelle est la marque d’un dysfonctionnement dont les causes doivent être interrogées. On retrouve ces procédés dans l’activisme vidéo de l’association antispéciste L214 éthique et animaux, dont l’exposition des mauvais traitements des animaux d’élevage tient le rôle de signal d’alarme (Bourgatte, 2021). «La convocation de la violence est une arme au service de l’alerte. Elle peut être l’embrayeur qui en fixe les modalités de lecture, un outil de prise à partie du public et le témoignage de la gravité d’une situation qui en justifie simultanément le dévoilement.

Cependant, il faut noter que les images les plus cruelles des blessures des Gilets jaunes, comme les éborgnements ou les mains arrachées, ne sont jamais devenues virales. À l’inverse, ce sont souvent les actes les plus anodins qui connaissent la diffusion la plus large. Ainsi le croche-pied d’un policier faisant tomber une manifestante en janvier 2020 à Toulouse (fig. 3) est-il projeté à l’écran au cours du journal télévisé sur France 2 pour confronter le Premier ministre, Édouard Philippe, à la question des violences policières.

Fig. 3. Policier faisant un croche-pied à une manifestante (Toulouse, 9 janv. 2020) postée sur Youtube par Djemadine (photogramme)

Signe de l’alerte, la visibilité de la violence n’en est pas moins dosée, contrôlée et, plus encore, narrativisée. Les problématiques liées à l’extrait du croche-pied portent moins sur l’établissement d’un fait que sur la motivation ou sur le statut de l’auteur du geste. Quoique le geste du policier soit insignifiant sur l’échelle de la brutalité, ce qu’expose la séquence est le caractère malveillant d’un acte qui n’a aucune justification du point de vue du maintien de l’ordre. On voit ici que les violences policières sont loin de constituer un phénomène objectif, simple à reconnaître par la seule consultation des images. Au contraire, leur interprétation passe par le filtre de rationalisations contradictoires qui en modifient la lecture, sur au moins trois registres.

Si l’expression même de violences policières suggère un caractère systémique, la réponse constante des autorités consiste à décrire les brutalités comme des actes isolés, des dérapages individuels qui seront soumis à enquête. Ensuite, une autre manière de désamorcer l’accusation consiste à décrire le recours à la force comme une «réponse proportionnée» à la violence des manifestants. Dans les conversations en ligne à propos des images, on aperçoit souvent la demande d’une «remise en contexte» de l’action isolée par la séquence afin d’en corriger l’explication. Enfin, de manière moins apparente, il existe un clivage dans la perception du maintien de l’ordre qui, selon le sondage publié le 23 janvier 2020 par Odoxa, est largement corrélé aux opinions politiques. 68 % des sympathisants de droite et du parti présidentiel estiment que les forces de l’ordre n’ont pas fait un usage excessif de la force, tandis que 62 % des sympathisants de gauche pensent l’inverse. La répartition de ces opinions divise l’échantillon en deux parties à peu près égales. Donc, les mêmes images peuvent entretenir des visions antagonistes sur l’interprétation des violences, comme sur la nécessité de recourir à la force.

La démonstration du caractère flottant de ces grilles de lecture a été apportée au début de la crise des Gilets jaunes par les vidéos d’un événement survenu en décembre 2018 à Mantes-la-Jolie. En effet, les images montrent 150 lycéens à genoux, les mains sur la tête, tenus en respect par des agents. (fig. 4). C’est le policier qui filme la scène qui la diffusera sur les réseaux sociaux comme un trophée prouvant que force reste à la loi. L’émotion soulevée par cette vidéo contredit l’idée que l’exhibition des violences ferait nécessairement adhérer au point de vue du bourreau. Au contraire, l’humiliation subie par les lycéens de Mantes-la-Jolie suscite la colère et l’indignation, même si ces sentiments ne sont partagés que par la partie la plus progressiste du public. Cette réception démontre que l’interprétation des images est moins déterminée par la seule vision des faits que par le scénario qu’on y projette. Diffusée par l’auteur des violences, la vidéo de Mantes-la-Jolie a été massivement perçue comme une alerte et une dénonciation de pratiques injustes.


Fig. 4. Anonyme, arrestation de lycéens à Mantes-la-Jolie (6 déc. 2018, photogramme)

L’épisode de Mantes-la-Jolie confirme l’indépendance de la réception dans l’interprétation des signes du conflit. Le refus des Gilets jaunes de désigner des porte-parole, comme la difficulté rencontrée par les médias de masse pour relayer une vision de terrain, ont encouragé des lectures autonomes du mouvement. Apparu dès le mois de décembre 2018 dans les comptes rendus de la presse de gauche radicale, le thème des violences policières n’est originellement pas issu de la communication militante, peu connue du grand public. Il s’installe suite au constat d’un recours exagéré à la force, à travers l’usage agressif des lanceurs de balles de défense (LBD) et des images de blessés qui se multiplient en ligne après chaque manifestation. Les témoignages de la violence créent par eux-mêmes un processus d’alerte, qui se superpose progressivement aux revendications politiques et sociales des Gilets jaunes. Un Pays qui se tient sage témoigne, à sa manière, de l’accueil fait aux documents vidéo. Le dispositif imaginé par D. Dufresne fait intervenir des intellectuels, des témoins et des acteurs à qui il propose de réagir et, parfois, de dialoguer à partir du matériau documentaire souvent projeté en arrière-plan. Cette reconstitution, qui situe les images à la source d’un commentaire en forme de débat public, fonctionne comme une métaphore de la puissante dynamique conversationnelle qui a élaboré le récit des violences policières.

Les images virales sont moins des documents objectifs que des récits en formation, des constructions sociales forgées en temps réel à des fins argumentatives sur les réseaux sociaux (Bouté et Mabi, 2020). Le vif débat qui accueille les images de l’arrestation d’une infirmière prénommée Farida, le soir du 16 juin 2020 à Paris, met à nu les mécanismes narratifs constitutifs de la lecture de ces documents. À la fin de la première manifestation des soignants qui fait suite au confinement du printemps 2020, la conversation en ligne qui relaie l’événement exprime de la colère face à la répression violente qu’a subi ce mouvement social, suite au dérapage coutumier d’un maintien de l’ordre aveugle, dont le seul effet est d’attiser les tensions. Publié en ligne sur Twitter à 16 h 58, un premier enregistrement de la scène éveille l’attention par le cri nettement audible d’une soignante en blouse blanche molestée par plusieurs agents: «Je veux ma Ventoline» (Vidooshan, 2020). Cette clé narrative fait écho au terrible «I can’t breathe» de la vidéo de G. Floyd diffusée un mois plus tôt et réunit ces deux séquences au sein du scénario des violences policières. Elle est confirmée par d’autres signes comme l’asymétrie de la confrontation entre une femme isolée et la masse indistincte des agents amoncelés autour de son corps.

L’image du maintien de l’ordre viriliste est renforcée à 18 h 32 par un tweet en commentaire de la vidéo: «Cette femme, c’est ma mère. 50 ans, infirmière, elle a bossé pendant 3 mois entre 12 et 14 heures par jour. A eu le covid. Aujourd’hui, elle manifestait pour qu’on revalorise son salaire, qu’on reconnaisse son travail. Elle est asthmatique. Elle avait sa blouse. Elle fait 1 m 55» (Mellaz, 2020). L’identification de l’infirmière et l’explication de la nature pacifique de sa présence contribuent à la consolidation de l’intrigue. Lorsque la séquence extraite du reportage en direct effectué par Rémi Buisine (2020) pour le média Brut est diffusée à 18 h 52, donnant une version plus lisible de l’altercation, celle-ci a déjà pris une valeur allégorique, donnant à voir une figure de martyre, victime d’une violence manifestement injuste et disproportionnée de la part des forces de l’ordre. Une photographie de la scène par Antoine Guibert (2020) en donne un résumé emblématique, qui augmente encore sa visibilité et fournit le support de nombreux commentaires (fig. 5).

Fig. 5. Arrestation de Farida (16 juin 2020, photographie d’A. Guibert, courtesy de l’auteur)

Selon l’expression du journaliste Daniel Schneidermann (2020), «la révolte des soignants tient son icône». Mais dans la soirée, un syndicat policier réagit en diffusant d’autres images qui montrent, quelques minutes avant l’interpellation, l’infirmière faisant un doigt d’honneur et jetant des gravats en direction des policiers (Commissaires de police, Syndicat indépendants des commissaires de police, 2020). De nombreux tweets accumulent dénégations et mensonges, remettant en cause son statut de soignante ou l’accusant de militantisme politique. Pour les partisans de la répression, dans un retournement du récit habituel depuis le début du mouvement des Gilets jaunes, l’interpellation brutale de l’infirmière est parfaitement justifiée. Il ne peut s’agir d’une victime, au contraire: ses actes la désignent comme coupable.

Ce qui s’affiche à travers cet échange d’arguments, c’est le caractère stéréotypé d’une lecture qui interprète des signaux en fonction de jeux de rôles préétablis, où l’on retrouve notamment les figures de la victime et du bourreau, évocatrices de l’esthétique de la pitié analysée par Luc Boltanski (2007 [1993]). Dans la recherche de preuves manifestes des excès policiers, le camp favorable aux soignants a élu une vidéo candidate qui rassemblait les traits de la victime. Dans le processus de sélection conversationnelle, où les arguments de chaque groupe sont soumis à la réaction du camp adverse, la motivation de l’interpellation par des actes répréhensibles avait vocation à disqualifier ce document, fragilisé par une causalité qui donne prise à la critique. Mais la rapidité de la convergence autour de la figure de Farida et la singularité du cas des soignants, perçus comme des héros, donnent un cours différent à la construction du récit. Dans un rebond inattendu, de nouveaux arguments sont produits pour soutenir l’interpellée. Ils évoquent les raisons de la colère des soignants et soulignent que les châtiments corporels ne font pas partie de l’arsenal du maintien de l’ordre. Ces motifs ne rencontreront pas d’objection solide. On peut même observer un retournement de l’interprétation qui substitue au statut de victime celui d’héroïne.

Cette allégorisation ne peut s’effectuer qu’à partir d’une séquence très lisible, à la fois du point de vue de la compréhension de l’action et de celui de l’interprétation des motivations des acteurs. Ces caractères font partie des critères de sélection des vidéos virales. Un facteur décisif tient à l’alliance de la brièveté avec une forme d’achèvement de l’intrigue, ce qui permet d’utiliser la séquence comme un message autonome, sans référence externe ou information complémentaire – condition cruciale de la rediffusion et donc de la viralité de l’extrait. À cet égard, s’agissant de courtes séquences dont l’action n’est pas toujours intelligible, il faut remarquer l’importance de la possibilité offerte par les dispositifs en ligne de consulter à volonté les documents – une ressource indispensable lorsque la conversation impose l’examen attentif de détails susceptibles de modifier l’interprétation.

La répétition dans la durée des témoignages de violence constitue un autre aspect du récit des violences policières. Malgré les dénégations des plus hauts représentants de l’État, cette accumulation de documents semblables aboutit à démontrer la réalité du caractère systémique des brutalités des forces de l’ordre Ce trait caractéristique des mobilisations participatives, comme le mouvement #Metoo contre le harcèlement sexuel en 2017, témoigne de l’efficacité d’un effet choral, où chaque témoignage particulier reproduit un schéma reconnaissable dont la convergence confirme la réalité et manifeste l’emprise.

Étudié depuis de nombreuses années par des chercheurs (Codaccioni, 2018), mobilisé par les organisations internationales et les militants de terrain, le thème des violences policières ne s’était pas encore imposé dans le débat public français, en raison de fortes résistances institutionnelles et d’une attention médiatique insuffisante. Alors qu’un sondage réalisé par le groupe BVA en 2016 à l’occasion des manifestations contre la loi relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, dite loi Travail, évaluait à seulement 21 % des Français ceux qui jugeaient excessif l’usage de la force par la police; ce nombre grimpe à 45 % en janvier 2020 (Odoxa). Un tel désaveu, par près de la moitié de la population, est sans précédent. La consultation des comptes rendus de la crise des Gilets jaunes dans les grands médias confirme l’absence de cette préoccupation en décembre 2018, puis les lents progrès d’une prise de conscience s’étendent sur toute l’année 2019  (Gunthert, 2020). Avec la crise des Gilets jaunes, la question des violences policières s’est bel et bien imposée comme un exemple majeur de contre-récit, issu d’un processus d’alerte appuyé pour l’essentiel sur des images virales et sur la conversation en ligne.

Le caractère fructueux de l’alerte ne dépend pas seulement de la mobilisation du public, mais aussi de la réponse des autorités concernées. F. Chateauraynaud (2020) identifie trois types d’alerte selon les résultats du processus. L’alerte des violences policières se range dans la dernière catégorie, qui marque son échec et le refus de reconnaître sa validité. La puissance du déni exprimé à la tête de l’État s’explique à la fois par l’histoire longue des choix stratégiques du maintien de l’ordre à la française, et par l’impossibilité où se sont trouvés les donneurs d’ordre d’assumer publiquement des choix qui remettent en cause les libertés fondamentales (Fillieule et Jobard, 2020). Pourtant, dans ce cas précis, le déni a pris la forme paradoxale d’une reconnaissance, à travers la proposition de loi relative à la Sécurité globale, modifiée au cours du mois d’octobre 2020 à l’initiative du chef de l’État pour y intégrer une disposition interdisant d’identifier les forces de l’ordre par la diffusion de vidéos en ligne. Son article 24, par lequel la France rejoint l’Espagne, première démocratie à avoir restreint en 2015 le droit de filmer la police, a soulevé la protestation unanime du monde médiatique (Collectif sociétés de journalistes, 2020). Le 5 novembre 2020, le député Jean-Michel Fauvergue, élu de la majorité et rapporteur de la loi, admet devant la commission préparatoire: «Soyons clairs: l’autorité, l’État en particulier, est en train de perdre la guerre des images» (Fauvergue et Thourot, 2020). Quelques semaines plus tard, l’adoption en première lecture de la loi n’est pas la réponse qu’espéraient les lanceurs d’alerte. Néanmoins, il s’agit de l’aveu que la mise à l’agenda des violences policières par les vidéos en ligne a bien été prise en compte par le pouvoir, et lui a imposé des décisions préoccupantes.

Conclusion

Le choix des images a ses limites. Efficaces pour porter témoignage d’actions brèves et spectaculaires, elles sont de peu d’utilité pour rendre compte de processus plus lents et plus opaques. Ainsi, en amont des manifestations de Gilets jaunes, les forces de l’ordre ont-elles pratiqué des milliers d’arrestations préventives, limitations au droit de manifester tout aussi inquiétantes que les intimidations physiques (Amnesty International, 2020), mais ces agissements n’ont jamais fait l’objet de dénonciations audiovisuelles. Le recours à des images de violences s’est imposé comme un levier attentionnel, mais aussi comme un scénario intelligible distribuant les rôles des «bons» et des «méchants», une narration préétablie légitimée par la fonction d’alerte.

Souvent analysée à partir de la grille médiatique, la communication en ligne confronte à des comportements opportunistes et à des usages émergents imposés par les circonstances. La fonction d’alerte est un exemple type de pratique émergente, de même que l’instrument de sa diffusion: la viralité. Les conditions du déclenchement de l’alerte des violences policières en France ont été spécifiques. Avec la crise des Gilets jaunes, l’énigme d’un mouvement social inédit, la difficulté des médias de masse à restituer la violence du conflit et la visibilité d’une documentation alarmante ont recomposé le paysage de l’information au profit de l’alerte. En dehors de tout cadre analytique, la multiplication des témoignages audiovisuels des violences policières a créé un processus doté de ses propres règles de validation et de diffusion, porté par l’affrontement de la controverse.

Manifestation des contradictions politiques françaises, l’échec à court terme du processus d’alerte n’annule pas ses effets à long terme. La réapparition insistante de la question des violences policières montre que celle-ci fait désormais partie intégrante du débat public. En France, cette mise à l’agenda par l’intermédiaire de la diffusion de vidéos en ligne est une composante inédite de la formation de l’opinion.

Références

  1. La réponse que lui adresse en vidéo la secrétaire d’État à l’Écologie, Emmanuelle Wargon, le 4 novembre 2018, atteste que le message est bien parvenu à son destinataire. []
  2. «Il est rare que les utilisateurs fassent plus que de cliquer sur un bouton. Ce faisant, ils vident les images de leur valeur» (Ingram, 2020: en ligne, nous traduisons: «Rarely do users take action beyond the click of a button. Such users drain these images of their value»). []

Une réflexion au sujet de « Violences publiques. L’image virale donne l’alerte »

  1. Merci pour article.
    Cela donne envie de vous entendre sur le live de David Dufresne, si un jour cela est possible

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