Mon intervention au colloque « Automédias. Une révolution médiatique » (MSH Paris-Nord), 22 juin 2022 (en vidéo sur Youtube, 16 min.).
J’ai étudié en 2018-2019 la réception des vidéos de violences policières qui ont accompagné le mouvement des Gilets jaunes1. Ce cas présentait un excellent exemple de contre-récit appuyé sur le document visuel. Dans le contexte médiatique français, on partait d’un a priori légitimiste, où la très grande majorité des médias n’accordait aucun crédit au récit des violences policières énoncé par les manifestants. Mais au bout de plusieurs mois de conflit, on a pu apercevoir un changement progressif de la prise en compte de ce thème, porté pour l’essentiel par la circulation virale de vidéos d’abus commis par la police.
Sans rentrer dans le détail de l’analyse, il faut avoir en tête que dans le contexte d’un conflit social dur, des violences se manifestent aussi bien du côté des acteurs des mobilisations que du côté des forces de l’ordre – ce qui conduit à relativiser la gravité des abus. Il existe par ailleurs une forte corrélation entre l’appréciation de la légitimité de l’action de la police et l’opinion politique, distribuée sur un axe gauche-droite. Dans le cas particulier de la crise des gilets jaunes, un élément déterminant a été la durée du conflit, que le gouvernement a choisi de laisser pourrir, sans apporter de réponse convaincante aux revendications. C’est la répétition hebdomadaire de scènes violentes, discutées sur les réseaux sociaux, qui a fini par installer l’idée, pour une partie du public, de la réalité d’abus de pouvoir de la part des forces de l’ordre.
La réapparition périodique de la question des violences policières montre que celle-ci fait désormais partie intégrante du débat public. En France, cette mise à l’agenda par l’intermédiaire de la circulation de vidéos en ligne est une composante inédite de la formation de l’opinion.
Dans le cadre de ce colloque, je voudrais souligner trois éléments d’analyse. Le premier est l’observation d’une capacité autonome d’augmentation de la diffusion des contenus par l’action combinée des participants au débat, qu’on appelle la viralité. Celle-ci désigne un état du média caractérisé par l’augmentation de la circulation d’un contenu résultant d’une sélection participative en croissance rapide. L’algorithme réagit au nombre des interactions suscitées (like, rediffusion, commentaire), et augmente la visibilité du message – de quelques milliers à plusieurs millions, pour les plus consultés.
La viralité est l’instrument des minorités pour accéder à une exposition comparable à celles des grands médias. Contrairement à ces supports, les réseaux sociaux donnent aux internautes la possibilité de transformer la manifestation de leur intérêt individuel en un amplificateur d’attention. Ce processus fait désormais partie des signaux couramment interrogés par la presse à l’occasion d’un débat d’actualité. Dans une lecture optimiste, la viralité apparaît comme un instrument d’accès au débat public de thématiques minoritaires.
Je voudrais toutefois ajouter que ce mécanisme de sélection participative, loin de permettre une expression autonome de ces thématiques, se caractérise par des mécanismes de sélection des contenus qui correspondent à un filtrage et ressemblent finalement beaucoup à la sélection éditoriale qui s’applique aux productions médiatiques traditionnelles. Dans le cas des violences policières, il est manifeste que les abus les plus graves, comme les éborgnements ou les mains arrachées, ne sont pas ceux qui ont connu la plus forte diffusion. A l’inverse, une séquence comme celle du croche-pied qui fait chuter une manifestante, en janvier 2020 à Toulouse, est projetée à l’écran au cours du journal télévisé sur France 2 pour confronter le Premier ministre, Édouard Philippe, à la question des violences policières. Quoique le geste du policier soit insignifiant sur l’échelle de la brutalité, ce que montre l’extrait est le caractère malveillant d’un acte qui n’a aucune justification du point de vue du maintien de l’ordre.
Les vidéos les plus visibles se distinguent par leur lisibilité et leur capacité à susciter une interprétation allégorique, à travers de forts effets de contrastes. La sélection virale des séquences les plus convaincantes suit les règles d’un filtrage esthétique, conforme à la tradition du traitement visuel de l’actualité par les grands médias. Cette pratique de tri collaboratif interroge la conviction des internautes de se forger une opinion de façon indépendante à partir de documents de première main.
Un troisième et dernier constat est celui du caractère relativement infructueux de l’effet d’alerte, trait inquiétant du point de vue des répercussions politiques de l’automédiation. Si la thématique des violences policières s’est bel et bien imposée dans le débat public, on ne peut malheureusement constater aucune mesure corrective venant mettre fin aux abus. Au contraire, la seule réponse des pouvoirs publics a été en octobre 2020 une proposition de loi relative à la « Sécurité globale », dictée par les syndicats policiers et visant à contrarier la diffusion de vidéos incriminantes.
Il est difficile de mesurer les effets des diverses mesures de masquage prises depuis 2019 par les médias sociaux dans le but de restreindre la viralité des contenus à problèmes, mais leur seule existence témoigne de la volonté institutionnelle de réduire les effets d’une communication autonome. On peut ajouter à ces dispositifs l’accumulation des accusations de fake news, de complotisme ou de rapports sur la désinformation en ligne, qui confortent la disqualification des réseaux sociaux. Si cette évolution est bien une reconnaissance de fait de l’impact de l’automédiation, elle montre aussi la difficulté d’en préserver l’indépendance dans un contexte qui est celui du contrôle de l’accès à la sphère publique. Le débat sur l’automédiation ne peut pas se limiter à celui de ses moyens techniques. Il doit aussi se préoccuper de sa portée politique et se donner les moyens d’établir sa légitimité sociale.
- André Gunthert, «Violences publiques. L’image virale donne l’alerte», Questions de communication, n° 38, juillet 2021 [↩]