(Entretien publié par Libération du 2 août, série « Photo de famille », propos recueillis par Clémence Mary. Photo Patrick Tournebœuf, Tendance Floue, 2012.)
En l’espace d’une décennie, le téléphone portable a transformé radicalement notre rapport à l’image privée, désormais numérique et à usage immédiat. L’historien décrypte la photo de famille 2.0, ni tout à fait la même ni tout à fait une autre.
Clic-clac. Un son numérique, vintage et bidon, voilà à peu près tout ce qui reste du vieux monde photographique dans le smartphone greffé à notre main, qui capture désormais compulsivement chaque moment de nos vies. Fini la photo de groupe guindée où mamie tourne la tête et tonton ferme les yeux, adieu l’album à l’odeur rance et aux pages collées par le temps. Succombant aux sirènes de l’instantanéité, du cloud et des réseaux sociaux, le numérique a-t-il signé la perte de la photo de famille ? Des selfies aux smileys collés sur le visage de bébé en passant par les enfants parfaits s’ébrouant dans l’herbe sépia sur Instagram, l’image s’est davantage recomposée qu’elle n’a disparu, estime André Gunthert, historien des cultures visuelles à l’EHESS. L’auteur de l’Image partagée. La photographie numérique (Textuel, 2015) analyse les enjeux mémoriels de ce nouvel environnement visuel, débordant et bordélique, que nous produisons autant qu’il nous façonne.
Aujourd’hui, avec quoi prenons-nous nos photos de famille?
Le smartphone a remplacé tous les outils existants. Autrefois très populaires, les appareils mythiques comme le Reflex relèvent de marchés de niches, et le commerce d’appareils photos est en chute libre depuis les années 2000. Tout s’est joué, grosso modo, entre 2000, avec l’essor des premiers petits compacts numériques, et 2010, où la bascule est complète avec la conjonction des smartphones et des réseaux sociaux. Depuis, ce nouvel univers s’est stabilisé. Outil d’enregistrement toujours à portée de la main, même dans des moments imprévus, le smartphone permet de mettre en circulation une partie de nos photos en temps réel, à la façon d’une carte postale. Ces photos diffusées représentent probablement moins de 5 % de celles qu’on prend, la grande majorité de nos images étant en fait stockée sur nos téléphones avant d’être effacées ou de migrer sur le disque dur de nos ordinateurs.
A quelles occasions les regarde-t-on et pourquoi?
La photo est devenue un outil d’auto-documentation de nos vies, porteuse d’une mémoire fugace. Nous mobilisons constamment ces images, dans nos conversations les plus banales, grâce au smartphone qui a remplacé l’album, en quelque sorte. Elles sont intéressantes quelques semaines, au maximum quelques mois. Cet usage est quasi immédiat. Face à un parent ou à un ami qu’on n’a pas vu depuis longtemps, on sort inévitablement l’appareil pour lui montrer nos événements personnels. Sur les réseaux sociaux, la diffusion à un nouveau public, par définition inconnu, est source d’un plaisir comparable à celui d’un artiste exposé. Autrefois, les séances de diapositives avaient le même objectif.
Mais on a vite compris que cette publicisation comporte des dangers, pour ceux qui publient des clichés de leurs enfants. Pour conserver leur audience et protéger leurs enfants, les parents ont improvisé et ont bricolé en collant des émojis sur leurs visages. Ces photographes amateurs se sont adaptés in vivo aux risques de cette exposition nouvelle et ont développé leur propre pédagogie de l’image.
Avant le numérique, quel rôle a joué la photo de famille dans la démocratisation de la photo ?
Elle est fondamentale. L’événement charnière, c’est la naissance de procédés «secs», avec l’arrivée du premier Kodak en 1885. Les appareils sont plus accessibles, les temps de pose raccourcis, on prend soi-même les photos. Peu après, les photos de vacances de Jacques Henri Lartigue, un enfant de bonne famille d’une dizaine d’années, lancent les codes de cette nouvelle photo amateur : une bourgeoisie heureuse, une vie familiale stable. Alors qu’au XIXe siècle, la réserve et le sérieux sont la norme en public ou chez le photographe, le sourire apparaît soudain sur les images de réunions familiales qui relèvent de la sphère privée. Autre marqueur central : l’enfant. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, il est progressivement perçu comme une personne, et la photo arrive à point nommé pour conserver cet état passager de la vie. Elle n’est plus seulement un souvenir mais documente un temps voué à disparaître. Avec la baisse du coût du matériel, les classes moins favorisées accèdent à cette nouvelle culture, grâce au Leica dans les années 30, ou à la Retinette de Kodak, must-have des classes moyennes dans les années 50. Cette marque joue d’ailleurs un rôle majeur dans la simplification et l’amélioration de la prise de vue, en surveillant en labo les usages, les photos ratées. C’est elle qui amène la couleur, après 1950. La photo numérique n’est que le dernier cercle de cet élargissement.
Le comportement des personnes photographiées à l’égard de l’objectif a-t-il changé ?
Auparavant, dans les familles, on avait un seul appareil et un photographe unique, producteur privilégié de cette mémoire, en charge de l’entretien et de sa conservation. Cette personne organisait l’album, les soirées diapos, etc. Maintenant, autour d’une table, il y a autant de sources et de points de vue que de personnes. Je constate une porosité entre les univers familiaux ou amicaux, dont les représentations se mêlent. Surtout, le rapport à la pose, fondé sur un jeu de conventions, a mûri. Dans la seconde moitié du XXe siècle, il y avait une pose «réflexe», avec un sourire standard, valant permission de prendre la photo. Aujourd’hui, face au risque croissant d’une circulation non souhaitée des images, ou plus simplement avec la crainte d’apparaître à son désavantage, j’observe chez les «digital natives» une intériorisation discrète de ces rites. Chacun se construit une gamme, un répertoire d’attitudes faussement naturelles. Une tentative non pas pour reprendre le pouvoir mais de se protéger de l’exposition. La gravité du XIXe siècle, qui s’était perdue au profit du naturel au XXe siècle, s’est recomposée sous la forme d’un contrôle plus fin. Ce n’est pas parce que c’est conventionnel qu’il faut le proscrire, c’est du lien social.
Le selfie est-il une forme, voire la nouvelle norme, de photo de famille ?
Ne surestimons pas le selfie, il ne représente pas la majorité des images que nous prenons. Il sert souvent à performer la réunion ou les relations sociales. Quand, dans un groupe de gens réuni au restaurant, quelqu’un sort l’appareil, tout le monde interprète ça comme la validation de l’importance de ce moment, qui va laisser une trace. On prend plusieurs selfies, on fait circuler le téléphone, on élimine, on choisit. Tout le monde se compose une attitude qui manifeste le consentement. D’ailleurs, le bénéfice fondamental du selfie repose dans sa nature auto-consentie inédite.
Que reste-t-il encore de privé dans cette exposition numérique ?
On ne fait pas les mêmes photos selon l’endroit où l’on veut les montrer, le public choisi, le mode de circulation. Dans Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, le sociologue Pierre Bourdieu ne parle jamais de l’objet qui sert à montrer les images – c’est-à-dire l’album – alors que c’est lui qui fabrique la frontière entre le privé et le public. Jusqu’en 2000, la photo vernaculaire, c’est-àdire non-professionnelle, avait une diffusion très fermée.
L’environnement visuel de ces clichés – un seul point de vue et un hors champ clair – était homogène ce qui s’explique par l’influence des médias de masse ou de la «culture Kodak». Tout cela a disparu. Chacun définit désormais son propre périmètre et démultiplie les angles de vue, alors même que dans le même temps, les modèles familiaux et sociaux se sont diversifiés. Ainsi, les photos de couples homosexuels sont désormais banales alors qu’elles étaient taboues il y a vingt ans.
Garder une mémoire du passé suppose de trier et d’éliminer les photos superflues. Cela est-il encore possible lorsqu’on photographie tout ?
Il est désormais quasi impossible de passer à côté d’un événement. Mais une mémoire conservée dans une institution dédiée – une archive ou une bibliothèque – a pour principe d’être organisée, indexée, ce qui n’est pas le cas de la mémoire photographique actuelle. Aller chercher une image précise dans la pléthore qui compose nos albums numériques prend beaucoup de temps, et les outils de sélection existants, utilisant la date ou les coordonnées GPS, sont insuffisants. Dans le fond, il n’y a pas tant de différence entre l’état numérique et papier de la mémoire photographique. La plupart des albumsvconservés sont mal documentés, les photos dorment en vrac dans des pochettes ou des boîtes. Les personnes prennent rarement la peine de tout légender. Quand l’agent de cette mémoire n’est plus là, on ne peut plus identifier les personnages, les lieux ou les événements. Cette mémoire finit par être abandonnée, et le sens de ces images perdu.
Quelle source documentaire les albums numériques offriront-ils aux futurs chercheurs ?
Par leur profusion, ces images fournissent des indices non contrôlés et une documentation extrêmement riche. C’est un avantage et une difficulté. L’essor du divorce a eu des conséquences sur les contours de la photo de famille dès les années 70 mais l’absence d’organisation de l’archive lui ôte son caractère d’archive. Ça a toujours été le cas, on n’a pas gardé toutes les photos amateurs de 1920, la majoritéont été perdues. Il faudra se préoccuper des protocoles de conservation. Cela ne concerne pas seulement la technique, le devenir des disques durs, mais aussi le droit à l’image, d’auteur, le délai d’attente pour la consultation des archives. D’un côté, ces photos amateurs produisent un certain reflet de notre époque, de l’autre, elles informent sur les relations qu’on entretient avec notre mémoire à travers l’image. Il y a là un continent à investiguer et encadrer.
Quelle place reste-t-il pour la photo d’art ?
La frontière entre une pratique sociale, exponentielle, et un geste artistique est de plus en plus floue. Dès les années 40, on organise des expositions de photos amateurs aux Etats-Unis. Ce qui a changé, ce sont moins les images que le regard qu’on porte sur elles. Il y a vingt ans, les images ordinaires, du quotidien ou du tourisme, étaient méprisées. Peu à peu, les pratiques se sont diversifiées, notre culture visuelle s’est ouverte. Ces photos ouvrent de nouveaux horizons par rapport à une production professionnelle aux règles assez standard. Par exemple, la photo d’information n’a pas tellement changé des années 70 à aujourd’hui. Installés dans cette routine, nous voilà pris de curiosité et d’engouement pour d’autres images, les ratées, qui par contraste deviennent désirables. Pour les artistes et les curateurs, le défi est de répondre à cette nouvelle curiosité.
4 réflexions au sujet de « Avec le smartphone, la photo est devenue un outil d’auto-documentation de nos vies »
#nosmartphone
Bien qu’étant un Homo Pictor, cela me convient parfaitement !
Extrêmement intéressant.
Il y a aussi tout un domaine que vous n’abordez pas ici mais dans beaucoup d’autres de vos billets, et qui n’en est pas séparable, et qui fait l’objet d’une attention soutenue des autorités: La photo privée d’événements publics, qui arrache aux autorités (et aux medias sinon contrôlés du moins encadrés, ne serait-ce qu’indirectement, par l’argent et par de multiples règles) le monopole de la documentation, de la diffusion de l’information, du commentaire et de la synthèse informée. Cette documentation massive faite par les citoyens ordinaires, organisée selon les angles de vue et les intérêts de chacun, permet, associée a la recherche instantanée sur internet, a chacun de mesurer et confronter ses opinions avec les faits enregistres dans les rubriques officielles (media, wikipedia etc.) ou moins officielles mais néanmoins publiques (blogs). Cet « accès a la publication » est l’épine dans le pied de tous les gouvernements soudainement préoccupés de « fake news » et « théories du complot » alors qu’ils ne se sont jamais beaucoup souciés des mensonges de la propagande, en dehors des périodes de guerre où la propagande par définition c’est celle de l’adversaire…
Les deux aspects (le prive et le public) sont donc lies non seulement par les conventions sociales mouvantes que vous décrivez, mais aussi par le fait que la photo par téléphone portable n’est abordable pour la population que grâce à la subvention occulte mais massive du big data (« lorsque quelquechose est gratuit vous êtes le produit »), dûment autorisée par les services de renseignement qui bénéficient ainsi de sondages détaillés et en temps réel non seulement de « l’opinion » publique mais aussi des activités (auparavant entièrement privées) du public, et permet ainsi d’anticiper ses réactions et de gouverner par anticipation, par « nudging », en « guidant » comme disent les Anglais. C’est de cet aspect que vient l’argent et l’acquiescement des autorités pour ces techniques devenues soudainement et apparemment si « abordables » alors même que les investissements et les dépenses (et coût environnemental) sont colossaux.
On pourra se passer, comme on le voit depuis 6 mois, du petrole, du gaz, de vacances, de nourriture correcte, d’eau propre, meme un jour du nucleaire, bref de tout sauf… du telephone portable, car plus aucun gouvernement sur la planete -sauf peut-etre quelques iles du pacifique, ou les taliban, et encore, pas pour longtemps… ne peut plus se passer de ce thermometre permanent et archi-detaille donnant la temperature de la population et informant de ce qu’elle pense et fait. Le marqueur de la super-elite c’est de pouvoir se permettre le luxe de n’avoir pas de portable (lie a la carte d’identite, au compte en banque, etc.) attache a son propre corps ou a quelques metres de distance. Et aussi que ses photos de vacances ne sont pas prises au portable (ni le sien ni ceux des autres) mais au Leica.
Merci ! La documentation privée d’événements publics a en effet été abordée ici à plusieurs reprises (voir notamment: http://imagesociale.fr/6657, http://imagesociale.fr/10437).
Pour ce qui est de la surveillance de masse, il y aurait beaucoup à dire, mais il faut remettre en perspective les déclarations tapageuses des entreprises spécialisées, qui servent surtout à convaincre les investisseurs, sans que leur efficacité ait forcément fait ses preuves. De la donnée à son interprétation, il y a une marge que connaissent bien les chercheurs en sciences sociales, et les résultats exploitables de ces collectes semble encore bien minces. N’oublions pas que des instruments éprouvés comme les sondages sont depuis longtemps à la disposition des industriels – pour des résultats dont la pertinence explique qu’ils continuent d’être largement exploités.
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